Cartographie, Images viatiques et imagerie culturelle autour de l'île de La Réunion

Conférencier / conférencière

Cartographie, Images viatiques et imagerie culturelle autour de l'île de La Réunion.
Des pièces d'un puzzle sur les mappemondes du XVIe siècle aux aquarelles du XIXe siècle. Des dessins publicitaires du début du XIXe siècle aux premières photographies en noir et blanc....

Rappelons tout d'abord le contexte dans lequel s'inscrit ce travail de recherche intitulé RIVES, Répertoire d'Images Viatiques à l'époque classique dans les mondes non européens.
A l'origine, il y a l'Equipe du Groupe de recherche Le monde des relations de voyages (associée au C.N.R.S.) de l'Ecole Normale Supérieure que dirigeait Michèle Duchet dans les années 1980-1990, à qui je rend ici un hommage ému. Cette équipe s'est particulièrement intéressée aux quatorze volumes de l'éditeur et graveur liégeois Théodore De Bry qui, de 1590 à 1634, a rassemblé des centaines d'illustrations (gravures en taille-douce) sur l'Amérique vue par les huguenots à partir d'une compilation de récits majeurs du début de l'histoire coloniale publiés simultanément en allemand et en latin. Les chercheurs de cette équipe, dont certains ont rejoint le programme du Répertoire d'Images Viatiques (RIVES), Sylviane Albertan-Coppola (Université de Valencienne), Marie-Christine Gomez-Géraud (Université d'Amiens) et Frank Lestringant (Université de Paris Sorbonne - Paris IV), ont été sensibles aux stratégies iconiques et se sont intéressés à la mise en place d'un imaginaire anthropologique qui, jusqu'au début du XIXe siècle, a servi de modèle. Il s'agit-là d'un travail fondateur que nous souhaitons prolonger dans le cadre de l'équipe interne (au CRLV) : Recherche et nouvelles technologies que j'anime depuis l'an 2000 : le Répertoire d'Images Viatiques, véritable banque d'images indexées en fonction de nombreux critères, sera accessible sur le site web du C.R.L.V. d'ici un an environ...

Si l'ouvrage de De Bry a plus souvent été étudié (je signale à ce propos le programme allemand dirigé par Susana Burghartz, et baptisé Translating seen into scene qui a pour enjeu d'étudier la construction de l'identité et de la représentation de soi dans les récits de conquête du "Nouveau Monde"), d'autres travaux ponctuels et sérieux ont été menés depuis

- sur l'histoire naturelle et les livres de zoologie,
- sur la notion d'identité culturelle à travers les images de la montagne ou l'identité culturelle d'une région,
- sur le regard de l'artiste en voyage, sur la figure de l'autre - cannibale ou bon sauvage - notamment dans le cadre des études menées lors de la commémoration de l'abolition de l'esclavage,
- ainsi que de nombreux travaux sur la cartographie qui demeure un domaine à part. En effet, la culture du dessin cartographique n'est pas la même que celle de l'illustration viatique.

Michèle Duchet, signalait donc dans l'ouvrage paru en 1987 (L'Amérique de Théodore De Bry. Une collection de voyages protestante du XVIe siècle, Editions de CNRS, Centre Régional de Publication de Meudon-Bellevue) : "Reste tout ce qu'il faudrait un jour faire : recenser en amont et en aval toutes les images et suivre leur transformation, entourer le faisceau de présomptions qui est le nôtre de mille et une certitudes. Seule l'enquête informatique permettra ces parcours."

Ce sont ces parcours que nous souhaitons mettre en évidence en constituant un Répertoire d'Images Viatiques (RIVES). Notre principal objectif est, dans une première étape, de constituer un thesaurus iconographique à partir des illustrations issues du corpus des relations de voyages européennes dans les mondes non-européens à la période classique. Puis, la seconde étape de cette recherche consistera à dégager la sémiotique de l'illustration de voyage (imagologie) en fonction des aires géographiques, des époques, des sujets traités tout en tenant compte des techniques utilisées et pourquoi pas des formats, pour, à partir de ce panorama, comprendre l'évolution des tendances, des pratiques et des enjeux associés à l'illustration viatique.

Il semble d'ores et déjà envisageable de pouvoir préparer des synthèses :
- sur les stéréotypes, les fausses idées et l'imaginaire dans les représentations de l'autre et de l'ailleurs,
- sur la circulation des idées à travers les modèles et les réemplois d'illustrations hors de leur contexte géographique,
- sur l'utilisation idéologique et militante (c'est-à-dire politico-religieuse mais aussi coloniale et commerciale) de l'image,
- sur le rapport, souvent d'authentification, entre l'image et le texte,
- sur la construction d'identités culturelles...
- sur les progrès scientifiques (médicaux, géographiques, physiques et techniques) véhiculés par l'image viatique

Le projet inédit du Répertoire d'Images Viatiques (RIVES) qui se situe à la croisée de l'histoire des textes, de l'histoire de l'art, de l'imaginaire anthropologique, de l'éthique multiculturelle, de l'imagologie et des nouvelles technologies sera complété par une bibliographie critique, la plus complète qui soit, sur la question des illustrations de voyage à l'Âge classique. On y joindra un index des dessinateurs, des graveurs, des marchands d'estampes et des libraires.

Ainsi, entre le reportage dessiné, le dessin physico-biologique, les représentations allégoriques et la gravure d'interprétation, l'illustration de voyage est animée de multiples intentions : esthétiques, éthiques, morales, religieuses, scientifiques, politiques, coloniales, commerciales que nous espérons pouvoir mieux cerner au terme de cette vaste entreprise.

Je voudrais aussi rappeler que ce projet, constitue le noyau dur des activités du CRLV : ce noyau dur a été baptisé IMAGO MUNDI : cela a commencé à Tahiti en 1993 avec la création d'un DEA habilité par Paris IV qui portait ce nom, puis s'est poursuivi par un cycle de trois colloques en partenariat avec le Conseil général de la Drôme au château de Grignan, ce cycle Imago mundi se décline en trois volets, Lettres et images d'Europe (2000), Lettres et images d'ailleurs (2001), puis Cartographie, cosmographie (2002). Enfin, la nouvelle collection des PUPS se fait l'écho de cette perspective d'interprétation... en reprenant ce titre phare d'imago mundi...

Nous devons donc ces deux mots clefs à Pierre d'Ailly (1350-1420), grand-maître de la maison de Navarre puis cardinal et évêque de Cambrai auteur d'une oeuvre scientifique qui comprend 16 traités de géographie ou d'astronomie dont le plus célèbre est Le Tableau du monde (Ymago mundi) publié entre 1410 et 1414, et dans lequel Pierre d'Ailly affirmait que la terre était ronde contrairement à la plupart de ses contemporains. Cet ouvrage inspiré par la géographie de Ptolémée doit aussi sa célébrité au fait qu'il fut consulté et annoté en marge par Christophe Colomb avant la découverte de l'Amérique. Je ne résiste pas au plaisir de vous lire quelquesunes des apostilles que le futur amiral de la mer océane inscrivit en marge. Tout d'abord un poème en forme de programme de recherche :
"Une partie de notre globe habitable se termine :
au soleil levant par une terre inconnue,
au midi par une terre inconnue,
au couchant par une terre inconnue,
au septentrion par une terre inconnue.
Les quatre côtés de notre globe habitable sont fermés par une terre inconnue."

Puis deux réflexions majeures :
1) "La fin des terres habitées vers l'Occident est assez proche de la fin des terres habitées vers l'Orient, et au milieu il y a une petite mer." Colomb déduit de sa lecture de l'Imago mundi de Pierre d'Ailly, que le chemin qui conduit vers Cipango et le Cathay, est un chemin d'îles, Antilia formant une sorte de relais d'îles.

2) Une dernière apostille en marge de l'Imago mundi nous éclaire sur l'importance et la force du motif insulaire : "Avicenne enseigne que l'au-delà de l'équateur est très tempéré, parce que là est le paradis terrestre, en Orient." et, évidemment, ce paradis terrestre est une île.

Je parlerai aujourd'hui d'un sujet qui nous fera déborder du cadre du programme RIVES à la fois en amont et en aval, mais qui demeure fidèle à cette idée d'imago mundi autour du motif insulaire. En amont puisque je partirai du rôle de l'imaginaire qui oriente la cartographie insulaire en général et la cartographie des îles volcaniques en particulier, pour traiter ensuite du phénomène inverse, c'est-à-dire de la difficulté ou de l'ambiguïté de tracer des cartes qui se fassent l'écho de cet imaginaire tout en tenant compte de rivages aux contours définis et connus... Je parlerai de cet imaginaire qui perdure dans la réalisation des cartes de l'île Bourbon aux XVIIe et XVIIIe siècles au sud de laquelle se trouve le Piton de la Fournaise (l'île Bourbon est l'île la plus au sud de l'archipel des Mascareignes qui comprend les îles Maurice, Rodrigues et de La Réunion, à l'est de l'Afrique et du canal de Mozambique, plus précisément à l'est de la grand île de Madagascar dans l'océan indien). Débordement aussi en aval avec la présentation de l'iconographie de l'île de La Réunion qui tour à tour opère des gros plans sur le volcan ou bien l'occulte délibérément... pour donner de cette île l'image qui convient aux discours qu'elle sert et qu'on lui fait tenir....

Le sujet de cette communication est donc double : le motif volcanique d'une part et le motif insulaire d'autre part comme deux pôles d'attraction d'une entité duelle avec au centre le motif du paradis terrestre... qui par intermittences apparaît et disparaît....

Cette analyse founit donc un vaste panorama iconographique consacré aux représentations de l'île Bourbon (actuellement île de La Réunion, département d'outre-mer français). Sont successivement considérés les premières apparitions des îles de l'archipel des Mascareignes dans l'océan Indien sur les planisphères de la fin du XVe siècle et du XVIe siècle, les cartes particulières manuscrites et imprimées de l'île Bourbon aux XVIIe et XVIIIe siècles, quelques aquarelles célèbres (Patu de Rosemont, Roussin, Arago) représentant le Pays brûlé, des cartes postales, photographies du début du XXe siècle, des billets de banque et des pièces de monnaie... La problématique part de la difficulté de concevoir et de représenter l'Afrique, l'océan Indien et la multitude des îles que la tradition antique et médiévale y place comme réservoir de tous les imaginaires. A cette difficulté, s'ajoute le problème de la représentation du volcan qui se trouve au sud-est de l'île Bourbon, appelé Pays Brulé jusqu'à la fin du XVIIIe siècle et dont le chirurgien de la marine Fréri escaladera les pentes en 1751 nous livrant la première description issue d'un rapport visuel... Aupararavant, les voyageurs avaient "décrit" cette partie de l'île sans jamais s'y être rendus. A ce sujet, on constate un véritable contraste entre d'une part les discours des voyageurs qui mentionnent l'existence d'une activité volcanique de façon très marginale et d'autre part des cartes qui placent au centre de l'île (sic) un volcan gigantesque refuge de toutes les mythes... Il faut attendre l'année 1801 pour que le Pays brûlé et l'ensemble de la cartographie de la géographie physique de l'île prenne sa vraie dimension, grâce au travail qu'accomplit Bory de Saint Vincent et qu'il publie en 1804 dans son Voyage aux quatre principales îles de l'Afrique... Au XIXe siècle, le regard sur le Pays brûlé s'enracine dans l'histoire profonde de l'île Bourbon qui oppose des Bourbonnais esclavagistes à des esclaves marrons qui trouvent refuge au milieu des scories... Le volcan figure (au sens propre et au sens figuré) la révolte contre une ségrégation trop inhumaine ce que nous retrouvons dans le premier roman réunionnais de Thimogène Houat paru en 1844 avec 14 "jolis dessins"... La suite de l'histoire alterne entre une occultation de la figure du volcan, image contraire à l'idée d'une colonie prospère et par ailleurs une présence qui à elle seule résume l'île... comme c'est le cas sur le blason de l'île Bourbon créé en 1925. C'est à partir de 1931, avec une célèbre photo prise du quai de la Vierge et qui paraîtra dans le Journal l'Illustration, que l'on voit poindre la dimension spectaculaire de l'île-volcan, ou le choc des éléments révèle une nature à l'énergie jaillissante et merveilleuse. Cette rencontre spectaculaire de la lave et de la mer soude, en noir et blanc, un ensemble de connotations appelées à sublimer le chaos, comme c'est le cas aujourd'hui, mais en rouge feu et jaune cuivré...

Référencé dans la conférence : Horizons du voyage : écrire et rêver l'univers
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