Conclusions du Séminaire "Afrique des voyageurs"

Conférencier / conférencière

Cette première ébauche de séminaire sur les voyages en Afrique n’est évidemment qu’un panorama très limité à la période des Grandes Découvertes jusqu’à l’aube du colonialisme, en gros de la fin du XVe siècle à celle du XVIIIe. Les récits eux-mêmes sont extrêmement rares par rapport à la littérature viatique de découverte pour les autres continents, en particulier l’Amérique. D’autre part, les catégories de voyageurs y sont limitées : pratiquement pas de missionnaires (sauf les lazaristes de Madagascar au XVIIe siècle), mais des marins et divers professionnels. Les types de récits sont eux-mêmes assez réduits : relations d’escale sur la route des Indes, pour la plupart. L’Afrique est d’abord un obstacle sur la route des Indes, elle n’intéresse pas en soi. Il s’agit de la contourner et d’y aborder pour « rafraîchir » (points d’appui maritime), voire pour y installer un lieu de traite ou de commerce. L’intérieur de l’Afrique reste inconnu et l’objet de divers mythes géographiques (Monomatapa, royaume du prêtre Jean, Tombouctou), où l’or ruisselle. Seul le nord de l’Afrique est l’objet d’une littérature viatique particulière liée à la course barbaresque et à la navigation commerciale en Méditerranée. Ces relations commanditées par des congrégations religieuses restent les meilleurs témoignages – voire les seuls – sur ces régions : relation de séjour plus que de voyage où l’imprégnation des valeurs découvertes, dont l’islam, témoigne d’une altérité reconnue et, parfois, assimilée. Ce n’est nullement le cas pour l’Afrique subsaharienne. Ce qui frappe dans la plupart des relations anciennes est l’indifférence à l’égard des populations autochtones : la traite des esclaves est considérée comme un simple commerce. On retrouvera cette idée même chez les abolitionnistes de la fin du XVIIIe siècle (abbé Raynal) : l’esclavage est un non-sens économique. Saugnier ancien esclave et négrier sans complexe est un bon exemple de cette atonie sensorielle. De Gorée, le chevalier de Boufflers badine dans sa correspondance sans se préoccuper des chaînes de noirs qui passent devant sa fenêtre. La sensibilité à l’autre se développe vers la fin du siècle chez des voyageurs nourris de littérature rousseauiste : ce sera le cas de François Le Vaillant et, en 1773, de Bernardin de Saint-Pierre dans son _Voyage à l’Île de France , à l’Île Bourbon et au cap de Bonne-Espérance _, où la réalité coloniale est plus directement jugée que dans _Paul et Virginie_ (1788). Mais, pour l’essentiel, l’image du noir reste presque totalement négative et véhiculant un racisme, qui, même à l’époque des Lumières, où l’on rationalise les jugements, paraît aujourd’hui totalement scandaleux. On peut, par exemple, se référer aux divers articles « Nègre » des dictionnaires du XVIIIe siècle, dont celui qui fut animé par les jésuites pourtant bons connaisseurs des populations exotiques, le _Dictionnaire_ dit de Trévoux : la notice n’est pas plus raciste que le sera encore en 1872 celle de Pierre Larousse, homme très éclairé, dans son _Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle_. D’un certain point de vue, les voyageurs anciens étaient plus ouverts que ces membres de l’intelligentsia européenne, car plusieurs sauvèrent la réputation de la civilisation « blanche » en ayant, comme Le Vaillant un regard au-delà du décor où les Africains étaient traditionnellement installés. L’abbé de la Caille va au cap de Bonne Espérance pour observer le ciel (1747-1749) : les Hottentots sont l’objet de quelques pages compilées ailleurs ("Coutumes des Hottentots et des habitants du cap de Bonne-Espérance"). Mungo Park (1771-1805), jeune Ecossais, aide chirurgien envoyé par l’African Association de Londres pour déterminer le cours du Niger …et éventuellement parvenir à Tombouctou publiera un _Voyage dans l’intérieur de l’Afrique_ (traduction française, an VIII), relation de son équipée de 1795 à 1797. Il mourut lors d’un second voyage en 1805. Ce jeune homme, bon chrétien, découvre le monde de la traite le long fleuve Niger dont la boucle est un vecteur essentiel du système esclavagiste. Son chapitre 22 intitulé : « Observations sur la servitude et la manière dont se font les esclaves en Afrique » relate des conversations avec les héros traditionnellement muets de la traite, ses victimes elles-mêmes. On l’interroge sur le monde d’au-delà de la mer, sur un paradis qu’on leur promet. Mungo Park fait parler ceux qui resteront sans nom. De même, il est le premier à s’interroger sur le regard de l’autre. Les Africains le considèrent «avec horreur» (ils n’ont jamais vu de blanc) et demandent si ces monstres sont «cannibales» : inversion des images dont Mungo Park est conscient. Concluons sur ce que l’on pourrait appeler le premier roman africain. Il fut rédigé par un auteur très improbable, Claire, duchesse de Duras, grande aristocrate émigrée à la Martinique et aux Etats-Unis qui publia en 1823 une courte nouvelle _Ourika_ qui fit scandale et fut aussitôt interdite. Il s’agit de l’autobiographie d’une jeune Sénégalaise ramenée en France par le chevalier de Boufflers et élevée à Paris dans la meilleure société avec Charles, le petit fils de sa bienfaitrice. Une « passion malheureuse et insensée » pour le jeune homme est le nœud d’un drame que l’on imagine et qui conduira Ourika à la solitude du couvent. Ces quelques pages où la voix africaine s’exprime (avec la rhétorique rousseauiste du coeur) sont aussi l’acte de naissance d’une littérature où l’altérité est renversée.

Complément bibliographique

Textes:

Bernardin de Saint-Pierre, Jacques-Henri, _Paul et Virginie_, éd. Jean-Michel Racault, Paris, LGF, 1999
-, _Voyage à l'Isle de France_, éd. Robert Chaudenson, Rose-Hill, Editions de l'océan Indien, 1986 (d'après l'édition de 1773 et un manuscrit inédit)

Duras, Claire de, _Ourika_, Paris, Des Femmes, 1979

La Caille, Nicolas-Louis de, _Journal historique du voyage fait au cap de Bonne-Espérance_, Paris, Guillyn, 1763

Park, Mungo, _Voyage dans l'intérieur de l'Afrique_, Paris, FM/La Découverte, 1980 (d'après la traduction de Castera, Paris, an VIII).

Etudes:

Boulle, Pierre A., _Race et esclavage dans la France d'Ancien Régime_, Paris, Perrin, 2007.

Cohen, William B., __Français et Africains. Les Noirs dans le regard des Blancs, 1530-1880_, Paris, Gallimard, 1980.

Noël, Erick, _ Être noir en France au XVIIIe siècle, Paris, Tallandier, 2006.

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