Conclusions: "Littérature de la montagne"

Conférencier / conférencière

Les études sur la littérature de la montagne sont relativement récentes et moins développées que sur d’autres types de littérature de voyage. La bibliographie fournie en tête de ce séminaire en témoigne. Si Claire-Eliane Engel fut, par exemple, une initiatrice importante et novatrice ; les travaux sur la version francophone de cette littérature ont été le fait, depuis une vingtaine d’années, d’universitaires suisses (Lausanne, Genève) ou dauphinois (Grenoble) autour d’une production « régionale » ou liée aux études stendhaliennes sur le voyage. Une espèce de vulgate de la littérature de montagne régnait auparavant ; elle mérite d’être rappelée pour mesurer le progrès qui a été fait par ces dernières recherches. Dans le domaine essentiellement francophone qui est le nôtre, ce sont les Alpes et, à moindre degré, les Pyrénées qui sont le propos de cette vision de la montagne telle qu’elle a été conçue aux origines de l’âge moderne (XVIe siècle) par les voyageurs. La traversée des Alpes s’imposait pour les voyageurs qui se rendaient en Italie : avant de découvrir le paradis de la Lombardie ou du Piémont, ils passaient par l’enfer des Alpes comme par un sas nécessaire. Les Alpes étaient le lieu d’une population arriérée (les fameux goitreux) vivant dans un environnement hostile à l’homme et à la civilisation. Les vallées habitées contrastaient avec le monde de montagnes qui les dominaient : l’homme civilisé y avait sa place (Montaigne dans son journal de voyage). Les hommes des plaines et des coteaux étaient insensibles à ce qui n’était pour eux qu’un obstacle à la vue, une hérésie de la nature, le sublime de l’horreur (Montesquieu dans ses voyages). Il semble que l’univers alpestre ait été découvert et apprécié, pour la première fois, par les voyageurs anglais du XVIIIe siècle, souvent des artistes (Yvonne Boerlin-Brodbeck, _Die "Entdeckung" der Alpen in der Landschaftsmalerei des 18. Jahrhunderts_, 1995) ; ensuite par les Suisses eux-mêmes plus que par les voyageurs (on y reviendra). Le Romantisme aurait magnifié la montagne : la sauvagerie des lieux s’opposerait à la civilisation (corrompue, bourgeoise) ; il y voyait l’empreinte de grands mythes fondateurs (la mer de glace serpentifère, etc.). La littérature de la montagne serait véritablement née à la fin du XIXe siècle, comme la fictionnalisation de l’activité du guide, nouvel héros de l’ère du tourisme. Tout cela n’est pas faux, sans être totalement exact. Les conférences du séminaire ont corrigé certaines certitudes et nuancé nombre d’idées reçues. L’histoire de la littérature viatique de montagne est à réviser en partie. Au XVIe siècle, la montagne est certes considérée fondamentalement comme un obstacle au voyageur, mais c’est aussi parce que la montagne est un « locus nullius », un lieu de nulle part. La cartographie des Alpes est spécialement primitive, liée encore de près à la géographie de Ptolémée qui était loin d’être précise comme on peut s’en douter. La géologie naissante s’intéresse aux archives de la terre qui paraît s’y trouver (le monde souterrain ouvert à la vue, « mundus subterraneus » qu’au siècle suivant le père Athanase Kircher décrira sur la base de cette autopsie de la terre). Peletier du Mans, naturaliste et poète, chasse les fossiles dans les Alpes : la mer fut-elle première ou les volcans ? Le débat traversera les siècles. En littérature, la montagne reste le lieu de la sauvagerie primitive : une tradition de la littérature latine réactivée par la Renaissance (Eustache Deschamps, Olivier de Magny, du Bellay). Mais la montagne est aussi le lien avec le ciel, le marchepied vers la divinité, en particulier dans la littérature de coloration protestante, pour qui la terre témoigne de la présence réelle du Dieu vivant (Marguerite de Navarre, Peletier du Mans). Cela explique en partie que la montagne fut d’abord découverte et décrite par ceux qui l’habitaient : les citoyens des cantons helvétiques dont une grande partie était de confession réformée. Les Alpes sont le Refuge (au sens protestant qu’il prendra au XVIIe siècle entre Angleterre, Hollande et Prusse), clos sur l’extérieur, où la nouvelle Jérusalem genevoise, par exemple, respire un christianisme épuré de toutes les scories romaines. Air des cimes et simplicité des mœurs deviennent l’emblème de cette utopie réalisée. Dans une épître de 1541, Conrad Gessner (1516-1565), médecin et naturaliste, professeur à l’université de Zurich, évoque cet univers particulier, fruit de ses voyages d’observation et de la compilation des sources antiques. On trouvera régulièrement jusqu’au XIXe siècle, cette alliance des naturalistes et des pèlerins de la montagne qui justifiait un fort patriotisme helvétique. Les Platter père et fils (Thomas et Félix), médecins bâlois (1499-1582 ; 1536-1614) que Montaigne rencontre lors de son voyage vers l’Italie (septembre 1580), voyagent et notent (relation de Thomas publié par Emmanuel Le Roy-Ladurie, 2000) : la montagne (faune et flore) s’intègre dans un grand projet divin. Deux siècles plus tard, dans une Suisse où les Lumières européennes ont trouvé une partie de leurs sources, le Bernois Albrecht von Haller (1708-1777), lui aussi professeur et botaniste, publie le poème des Alpes _Die Alpen_ fruit d’un voyage dans les Alpes en compagnie d’un ami (1728). Le poème rédigé dans une première version en 1729 fut publié en 1732 dans un recueil au titre caractéristique _Versuch Schweizerischer Gedichten_ (Essai de poésies suisses) qui témoignait du lien entre la vision poétique de la montagne et le patriotisme suisse. Le texte complété fut traduit dans les principales langues de l’Europe, dont le français, et republié régulièrement au XVIIIe siècle (jusqu’en 1762) comme le chef-d’œuvre de la poésie nationale. Haller joignait à son poème des notes de botanique selon le modèle assez classique alors de la poésie scientifique dont le théoricien avait été Fontenelle. Les célèbres _Nouvelles Idylles_ du Zurichois Salomon Gessner, traduites en français en 1773 et publiées avec deux contes inédits de Diderot, réécrivirent le mythe anacréontique de la montagne suisse protégeant de la corruption extérieure que Haller avait traité quelques décennies avant lui. Les _Nouvelles Idylles_ étaient suivies d’une « Lettre sur le paysage » où Gessner s’interrogeait sur la manière de rendre, d’après les maîtres, ce que le peintre sur le motif voyait. Douze ans auparavant (1761), Rousseau avait littéralement inventé la méthode descriptive applicable à la montagne avec la lettre de Saint-Preux à Julie dans la première partie, lettre 23, de _La Nouvelle Héloïse_. Le « tableau » et le « spectacle » des montagnes du Valais – plus rêvées que vues par Rousseau qui ne les avaient jamais parcourues – étaient rendus à travers le mouvement du spectateur : contrairement au paysage de la plaine qui reste uniforme, celui de la montagne change et se recrée au fur et à mesure que le promeneur le ressent. Les lignes se déplacent et le paysage mobile exprime et renvoie au spectateur, comme avec un miroir, sa propre sensation. Tout était presque en place pour que la montagne entrât vraiment en littérature: en 1804, _Oberman_, roman werthérien et rousseauiste d'Etienne-Jean de Senancour, oppose la corruption de la vallée à la libération que procure l'escalade solitaire des cimes, en l'occurrence celle de la Dent du Midi par un héros, qui nourrira l'imaginaire de George Sand et de Frantz Liszt -Les Années de pèlerinage_ . Il manquait encore à cela la coloration héroïque, fruit de quelque variante du patriotisme helvétique, qui engendrera plus tard, au XXe siècle, un large part de la littérature de montagne. Même si les termes apparaissent seulement dans la seconde moitié du XIXe siècle, les notions d’alpinisme et sa variante, le pyrénéisme, naissent à la fin du XVIIIe autour de deux personnalités assez dissemblables, Saussure et Ramond de Carbonnières, liés pourtant par une même quête scientifique couplée avec le goût pour l’escalade (idéologie hygiéniste des Lumières d’où sortira ce que nous appelons le sport comme mode de vie). Horace-Bénédict de Saussure (1740-1799) appartient au patriciat genevois ; sa fortune lui permet de vivre de ses passions : la science et la montagne. Correspondant de Haller, professeur de philosophie à Genève, il est passionné par les technologies nouvelles (il invente l’hygromètre) qu’il mettra en œuvre lors de ses ascensions. En 1760, il parcourt les glaciers des Alpes ; en 1772-1773, lors d’un séjour en Italie, il gravit le Vésuve. Dès 1760, il avait mis en concours une bourse pour qui arriverait le premier au sommet du Mont-Blanc. Ce n’est qu’en 1786 que le guide savoyard Jacques Balmat y parvient. Saussure le suivra l’année suivante. Le but est à la fois sportif et scientifique, car il s’agit de s’informer de la formation géologique des Alpes. Les escalades de Saussure combinent l’enquête scientifique au plaisir de l’ascension. Les quatre volumes de ses _Voyages dans les Alpes_, richement illustrés de gravures où les « alpinistes » étaient en situation, furent publiés de 1779 à 1796. Louis-François Ramond de Carbonnières (1755-1827) est né à Strasbourg : il découvre les Pyrénées après les Alpes en accompagnant aux eaux de Barèges, le cardinal de Rohan, archevêque de Strasbourg, exilé de la Cour après l’affaire du collier de la reine. C’est alors qu’il traduit l’ouvrage d’un Anglais, William Coxe, de Cambridge, qui venait de publier un ouvrage à la mode sur les Alpes suisses _ Sketches of the natural, civil and political state of Swisserland _ (1779) en lui adjoignant des notes et un complément sur les Pyrénées, ses fameuses _ Observations faites dans les Pyrénées, pour servir de suite à des observations sur les Alpes_ (1789), acte de naissance du pyrénéisme. Très marqué par la littérature allemande du Sturm und Drang et par Goethe, ayant fréquenté Haller en Suisse, Ramond, lui-même géologue et botaniste, voit dans la montagne un laboratoire de la science en marche (débat entre l’origine granitique ou calcaire de celle-ci) et le lieu où l’esprit s’élève. Puis vint la Révolution, il s’y engagea ; député à la Législative, feuillant, il fut enveloppé dans la chasse aux girondins menée par les jacobins ; emprisonné à Tarbes, il échappa de peu à la guillotine. Libéré, Ramond se consacra à sa passion l’escalade à but scientifique ; marcheur intrépide et infatigable, il fut le premier à arriver au sommet du Mont-Perdu, aventure à but savant, publiée en 1797 sous le titre de _Voyage au Mont-Perdu et dans la partie adjacente des Hautes-Pyrénées_ -. Ensuite, il fit une brillante carrière administrative sous l’Empire, sans oublier ses activités scientifiques qu’il poursuivit dans les Monts d’Auvergne. Passion géologique et sensibilité : ces deux versants d’une quête caractéristique de la fin des Lumières se retrouvent aussi bien chez Saussure et Ramond que chez Alexander von Humboldt (1769-1859) qui escalade les volcans des Andes (1800-1802) et définit comme Ramond les diverses zones de la montagne selon leur faune et leur flore, sans oublier la fonction hygiéniste et libératrice de l’ascension de sommets (_Relation historique du Voyage aux régions équinoxiales_ et _Cosmos_). Le but de ce type de littérature scientifique est de proposer un discours cohérent sur des observations nouvelles. Le glossaire scientifique se grossit au fur et à mesure et nourrit par osmose le discours littéraire toujours présent au siècle des Lumières dans la littérature savante, de Buffon à Dolomieu. Le _Voyage à l’île de France _ (1773) de Bernardin de Saint-Pierre (1737-1814) irrigue l’espace descriptif du roman _Paul et Virginie_ (1787) intégré aux _Etudes de la nature_ (1ère édition, 1784). La littérature de la montagne qui va alors naître en dehors de son réduit helvétique va être le fait d’écrivains pérégrins pour qui la montagne est un paysage et une expérience inconnus. La réaction peut être un refus absolu, qui rejoint les anciens fantasmes des voyageurs concernant ces lieux de nulle part : Chateaubriand face au Mont-Blanc ressuscite ces sentiments et juge la sensibilité des Lumières (genevoise et rousseauiste) à l’aune d’un homme qui a souffert d’une idéologie révolutionnaire qu’il estime comme la fille directe et monstrueuse de la première. De ce faux sublime, Michelet jugera pareillement en 1868, pour d’autres raisons (la montagne est un « géant mort »). De même, Flaubert, en quête de tout ce qui est bourgeois et vulgaire dans le monde contemporain des « idées reçues », met dans la bouche de Léon, l’amant d’Emma Bovary (1857), un éloge des montagnes qui sent le touriste philistin et non plus l’alpiniste. Deux ans plus tard, Eugène Labiche fait représenter _Le Voyage de M. Perrichon_ où de la gare de Lyon à la Mer de glace, l’esprit petit-bourgeois s’exprime dans le burlesque touristique le plus navrant. L’écrivain-voyageur face à la montagne a devant lui une rude tâche. Homme ou femme des villes et de la plaine qu’il (elle) sait décrire presque naturellement grâce à la bibliothèque des voyages et des romans qu’il (elle) emporte avec lui (elle) dans son subconscient, l’écrivain- voyageur de l’âge de la presse et de la littérature industrielle se trouve dans la situation de rendre « sensibles » à son lectorat (lui-même citadin) la majesté monstrueuse de la montagne et les flots de sentiments variés qu’elle suscite. La posture métaphorique est le plus souvent utilisée chez les voyageurs relateurs (Nodier, Hugo, Sand, Dumas, etc.) : vocabulaire de l’architecture en particulier ou de la critique d’art (chez Gautier). Vers la fin du XIXe siècle, naît une autre forme de littérature liée directement à l’alpinisme, au moment même où le Club alpin français est crée (1874). Le guide Jacques Balmat avait le premier « vaincu » le Mont-Blanc ; la littérature de l’escalade héroïque rédigée ou inspirée par les guides de haute montagne s’étendra des Alpes à l’Himalaya : elle correspond au goût de l’autofiction, partie de cette littérature d’aventures (voir les travaux de Sylvain Venayre) qui se développe à une époque d’expansion coloniale et de sensibilité patriotique. En 1937, le guide chamoniard Roger Frison–Roche (1906-1999) publie __L’Appel du Hoggar_, épopée dans un cadre colonial ; cinq ans plus tard en 1942, dans l’atmosphère de réarmement moral de Vichy, Frison-Roche, résistant et patriote, donne son chef-d’œuvre _Premier de cordée _. La littérature de la montagne revient sur ses terres d’origine, mais dans le cadre de la littérature touristique, favorisée par les cycles de conférences qui y sont liées.

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