Et si la ville enfouie n'était pas celle que l'on attendait ? Galland ? Smyrne et Constantinople ?

Conférencier / conférencière

Antoine Galland (1646-1715) est l’illustre découvreur et traducteur des _Mille et une Nuits_ qu’il révéla à l’Europe tout aussi bien qu’à l’Orient, qui avait totalement oublié ce recueil de contes publié de 1704 à 1717 (volume posthume). C’est oublier que la carrière de Galland fut essentiellement celle d’un savant antiquaire et orientaliste, selon les termes de l’époque. Á cette époque, le monde de l’érudition se distingue fortement et ne participe guère des valeurs mondaines qui dominent la littérature. Pour Galland, l’érudition, avant d’être une passion, fut d’abord un moyen de subsistance, une arme de guerre pour s’introduire dans la société, un gagnepain. Rien ne prédestinait cet orphelin d’une famille misérable de Noyon a une carrière de ce type ; mais sa vive intelligence et son goût des langues le firent remarquer : après des études à Noyon, il vint à Paris (1661) au collège de Plessis et suivit les cours du Collège royal où se trouvaient les meilleurs orientalistes du temps. Pour vivre, il entra au service d’érudits dont Barthélemy d’Herbelot qui l’utilisèrent comme secrétaire, voire comme nègre (_Bibliothèque orientale_). Il va voyager pour voir sur place et rapporter à ses protecteurs ce qu’ils souhaitent (objets, manuscrits ou informations sur les antiques retrouvés). Il voyage par trois fois en Orient : de 1670 à 1675, avec le marquis de Nointel, ambassadeur de France à la Porte. Sa mission : collecter dans l’Église d’Orient les éléments théologiques que l’Église de France pourrait utiliser contre la Réforme. Il en rédige un journal qui est conservé pour les années 1672-1673 (publié par Ch. Schéfer en 1881). Le second voyage en 1678 est destiné à préparer une description de Smyrne, l’Izmir turque actuelle, et il travaille pour le numismate Jean Foy-Vaillant et le Cabinet du Roi. La _ Smyrne ancienne et moderne _ récemment publiée sur l’inédit est le fruit de cette enquête sur une ville qui subit de plein fouet le tremblement de terre de 1688. Le troisième voyage accompagne l’ambassadeur et écrivain Guilleragues – l’auteur des _Lettres portugaises_ dans sa tournée à travers l’Archipel (1679-1680). Galland y est en mission pour la Compagnie française du Levant : il s’intéresse de près aux réalités économiques au détriment des antiques, mais il continue de nourrir le Cabinet du Roi en pièces de collection. Ses lettres à l’abbé de la Chambre en portent témoignage. Galland voyage sur commande et non « pour son plaisir ». Ses relations sont liées aux intérêts directs de ses commanditaires ; de surcroît, il tient un journal personnel destiné à d’autres études de synthèse qu’il médite. Le voyage est un complément à sa culture, qui reste fondamentalement livresque et fondé sur la littérature des sources antiques. Cela correspond à une nouvelle catégorie d’érudits en Europe, ceux qui voyagent par goût de l’érudition à vérifier sur le terrain. Dans ses journaux, sa prose est sans apprêts et refuse l’anecdote. Lecteur des libertins érudits, La Mothe le Vayer et le médecin-voyageur François Bernier, il appartient à ces tenants d’un cartésianisme marginal, qui veulent vérifier sur place les vestiges réels laissés par l’histoire. Sa méthode : se nourrir de toute la littérature nécessaire et la confronter à la réalité. Ses manuscrits (nombreux et, pour beaucoup perdus) étaient destinés à donner aux savants qui en avaient usage ces éléments d’information glanées sur le terrain : il les prêtait volontiers, et on ne les lui rendait pas toujours, comme cette _Description particulière de la ville de Constantinople_ qui était la synthèse de ses visites dans la ville phare de l’Orient ottoman. Dans ces textes, il n’y a aucun épanchement sur les ruines, pas de « memento mori », de regard poétique ; en revanche, il s’en dégage une vision assez sèche de la réalité turque (leitmotiv de la barbarie qui détruit sans le moindre complexe les témoignages antiques) ; ce qu’il cherche est de reconstituer la ville antique : il cite le texte hellénistique d’Aristide pour décrire Smyrne et ne donne pas son propre sentiment. Mais on remarquera qu’un quart seulement des volumes compilés par Galland concerne l’archéologie. Explications : difficultés des conditions de voyages et d’approches des monuments antiques dans l’empire ottoman qui n’a pas d’intérêt pour eux ? Découverte d’un goût nouveau pour l’exotisme moderne qui se substitue à l’obsession antique ? Les voyageurs du temps en Méditerranée sont tributaires de conditions souvent difficiles : régime varié et imprévisible des vents, pirates barbaresques ou autres à l’affût. Par là même, le voyage est rempli de temps morts, pendant lesquels l’érudit se transforme, malgré lui, en observateur de la réalité contemporaine. D’autre part, il y a une course féroce en Méditerranée entre les savants des diverses nations qui viennent faire leur marché en Orient : les sites les plus prestigieux sont déjà visités et pillés, les manuscrits anciens les plus délectables sont partis à Londres ou ailleurs ; Galland achète ce qu’il trouve, des manuscrits arabes, persans, hébraïques qui vont faire la réputation de la Bibliothèque du Roi à Paris. L’orientalisme est une passion de substitution pour l’antiquaire. Galland ouvre les yeux sur la magnificence d’un Orient moderne, dont il essaiera de transmettre dans les _Mille et une nuits_ les éléments les plus marquants. Il décrit à la manière des romans de Madeleine de Scudéry la sortie du sultan de sa résidence d’Andrinople pour se rendre à la chasse : l’Orient de merveilles est là. Le choc esthétique survivra dans la mémoire et l’écriture qui le rendront célèbre pour autre chose que pour son érudition d’antiquaire. C’est en cherchant les villes perdues et la civilisation engloutie de la Grèce antique que Galland découvre un autre monde : l’Orient.

1. Ouvrages d’Antoine Galland
Galland, Antoine, Correspondance, éd. crit. et com. par M. ABDEL-HALIM, thèse complémentaire inédite pour le doctorat ès Lettres de l'Université de Paris, 1964, Bibliothèque nationale de Paris, Ln27 88.230.
Galland, Antoine,De l’origine et du progrès du café, extrait d’un manuscrit arabe de la Bibliothèque du roi, [Paris], La bibliothèque, coll. « L’écrivain voyageur », 1992, 92 p.
Galland, Antoine, Histoire de l’esclavage d’un marchand de la ville de Cassis, à Tunis, éd. par C. Guenot et N. Vasquez, Paris, La bibliothèque, coll., « L’écrivain voyageur », 1993, 136 p.
Galland, Antoine, Journal d'Antoine Galland pendant son séjour à Constantinople (1672-1673), publ. et ann. par C. Scheffer, Paris, Leroux, 1881, 2 vol. ; rééd. anast. Paris, Maisonneuve et Larose, 2002.
Galland, Antoine, Journal parisien (1708-1715), éd. par H. Omont, Paris, Champion, coll. « Mémoires de la Société de l'histoire de Paris et de l'Ile-de-France », t. XLVI, 1919-1920, pp. 1-150.
Galland, Antoine, Voyages inédits, t. I, Smyrne ancienne et moderne, suivie de Georgerine Joseph, État présent des îles de Samos, Nicarie, Patmos et du mont Athos, et de Babin Jacques-Paul, Relation de l’île de Tine, contenue dans une lettre à M.***, éd. par M. Couvreur et D. Viviers, Paris, Champion, coll., « Littérature des voyages », 2001, 356 p.

2. Ouvrages autour d’Antoine Galland
Abdel-Halim, Mohamed, Antoine Galland: sa vie et son œuvre, Paris, Nizet, 1964, 547 p.
Spon, Jacob, Voyage d'Italie, de Dalmatie, de Grèce et du Levant (1678), éd. par H. Duchêne, R. Étienne et J.-Cl. Mossière, Genève, Slatkine, 2004, 514 p.
Spon, Jacob, Un humaniste lyonnais du XVIIe siècle, catalogue de l’exposition de Lyon, octobre 1993, textes réunis sous la direction scientifique de R. Étienne et J.-C. Mossiere, Paris, Publications de la Bibliothèque Salomon-Reinach, n° 6, 1993, 326 p.

Référencé dans la conférence : Civilisations et cités perdues dans la littérature des voyages
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