Le voyage dans tous ses états : études de l’Histoire des deux voyages d’André Thevet

Conférencier / conférencière

L’Histoire des deux voyages est un manuscrit inédit d’André Thevet, «cosmographe du Roi », qui va être publié chez Droz par Frank Lestringant et le conférencier. Elle fut rédigée vers 15851588, peu avant Le Grand Insulaire qui resta lui aussi inédit. Pour partie, elle rapporte un voyage de dix semaines réalisé en 15551556 au Brésil. André Thevet, originaire d’Angoulême, cordelier, né en 1515, voyagea en Orient de 1549 à 1552, il en publia en 1555 La Cosmographie de Levant, puis il accompagna dans la Baie de Rio le chevalier de Villegagnon entre le 15 octobre 1555 et le 31 janvier 1556 au cours du projet de France Antarctique. Il publia en 1557 Les Singularités de la France Antarctique. Sécularisé en 1558, Thevet devint en 1560 premier cosmographe du roi Henri II. Il publia en 1575 sa Cosmographie universelle, sur le modèle de celle de Sébastien Munster : le Brésil y avait une large part. La «cosmographie» est une matière commune récrite constamment, elle constitue un textemonde. Thevet collectionne tout ce qui concerne l’Amérique dans le cadre d’un cabinet de curiosités (artefacts et naturalia). En 1584, il publie Les Vrais Portraits des hommes illustres, largement inspirés par Plutarque, mais comprenant six illustres amérindiens. Ensuite vinrent les 35 chapitres de l’Histoire des deux voyages : ultime projet de cosmographie cumulative. Quelles sont les références de Thevet pour écrire le voyage ? D’abord le savoir médiéval en langue vulgaire; la Sphère de Sacrobosco, l’Imago mundi de Pierre d’Ailly ; mais aussi les voyages plus ou moins imaginaires de Jean de Mandeville et de Marco Polo : les fantasmes les plus variés (Amazones, etc.) se mêlent aux realia et aux sources chrétiennes et sont des formes ouvertes sur lesquelles se construit le discours du cosmographe. Traditionnellement, le monde connu est divisé en 8 climats et en 21 parallèles. Si l’on croit en la circonférence terrestre depuis bien longtemps (Ptolémée), ce qui conduira Colomb à partir vers l’Ouest pour rejoindre l’Asie, l’Eurasie est surdimensionnée dans l’univers cartographique. Les cartes sont corrigées à la lumière des portulans, portugais pour l’essentiel, fruits des voyages marchands. La règle de la découverte est de toujours assimiler l’inconnu au connu. La Cosmographie de Munster en 1545 est à l’origine d’un genre (dans le cas présent, l’Allemagne y domine). Thevet continue sans réformer la forme ancienne : on note ici une forte résistance du savoir ancien. A cette époque, la botanique, par exemple, cumule le savoir nouveau au savoir antique ; rien n’est changé dans le classement d’origine des plantes ; la géographie de cellesci est indiquée, cumulativement, mais sans classement adapté. L’Histoire des deux voyages est un ouvrage plus que complexe. On peut y déceler quatre strates : la première est la relation d’un voyage réel au Brésil , les dix semaines que Thevet passa au Fort Coligny, dans une île de la baie de Rio, d’où il ne sortit guère. Comment, alors, peutil être aussi précis sur les rituels anthropophagiques, par exemple ? Par l’intermédiaire des truchements, Européens ensauvagés passés du côté des Amérindiens, et des objets collectés. Son relevé des mythes indigènes est un apport essentiel de son enquête, que reconnaît la science ethnographique moderne (mythes de la création, etc.). Thevet n’y joint aucun commentaire d’ordre religieux et chrétien. Mais le texte de l’Histoire pille aussi les contemporains de Thevet. Le récit devient à lui seul un cabinet de curiosités, dans des excursus séparés du reste de l’ouvrage. Et ses nègres y ajoutent de l’érudition, toujours nécessaire à cette époque dans les relations de voyage. La deuxième strate consiste à développer et récrire. On y nourrit le texte d’expériences variées, qui peuvent n’avoir aucun rapport avec le voyage, telle la description d’une peau d’hippopotame, animal africain que Thevet fait presque revivre par l’écriture. Il s’adresse aussi à des publics qu’il démultiplie pour aller audelà des marins et des professionnels de la mer. Il polémique avec les voyageurs contemporains , les huguenots Léry ou Urbain Chauveton, qu’il réfute (se réfutant parfois luimême…). Son ouvrage poursuit aussi un but politique, lié à des enjeux d’actualité : prouver que le Brésil est une terre d’avenir pour la France de 1556. Il existe au nord du Brésil, entre Récife et l’embouchure de l’Amazone, un nouvel espace de conquête, celui que l’on nommera au début du XVIIe siècle (16151616), la France équinoxiale. Il invente des récits d’Indiens qui décrivent ces régions destinées à la France coloniale : c’est le propos de la troisième strate du récit. Utilisant des moyens d’ordre romanesque, il produit quatre itinéraires fictifs. La quatrième strate est l’invention d’un premier voyage fictif réalisé, prétendil, en 15501551, avec un pilote havrais, Guillaume Le Testu. Il était alors à Jérusalem. Ce voyage l’aurait conduit jusqu’au rio de la Plata et à la Patagonie argentine, des régions qu’il n’aurait pas fréquenté dans son expédition avec Villgagnon. Mais il parle aussi de l’Arabie dans ce voyage… Cette forgerie romanesque produit une double autopsie, une vision double. Elle enferme les trois autres strates dans un véritable roman géographique.

Bibliographie sommaire

Le Brésil d'André Thevet. Les Singularités de la France Antarctique (1557), édition intégrale établie, présentée et annotée par Frank LESTRINGANT. Paris : Éditions Chandeigne, “ Collection Magellane ”, 1997.

Les Français en Amérique pendant la deuxième moitié du XVIe siècle. Le Brésil et les Brésiliens par André THEVET. Introduction de CharlesAndré JULIEN. Choix de textes et notes par Suzanne LUSSAGNET. Paris : Presses Universitaires de France, 1953. [Cette excellente édition critique rassemble l'essentiel des textes de Thevet sur le Brésil, à l'exception toutefois de la strate première des SFA, plus concise et donc moins utile pour l'ethnographe. On y trouve la majeure partie du livre XXI de la CU, Paris, 1575, à l’exception du premier chapitre, relatif aux Patagons et puisé pour l’essentiel chez Pigafetta, ainsi que de larges sections de l'H2V et du GI inédits.]

Histoire d'un voyage faict en la terre du Bresil. 2e édition, 1580. Texte établi, présenté et annoté par F. Lestringant. Précédé d'un entretien avec Claude LéviStrauss. Paris : Le Livre de Poche, « Bibliothèque classique », 1994.
Cette édition critique est établie sur le texte de 1580, avec variantes des cinq autres éditions publiées du vivant de Léry. Dossier iconographique.

CARDIM, Fernão, S.J., Tratados da terra e gente do Brasil. Belo Horizonte /São Paulo : Itatiaia / Edusp, 1980.

SOUSA, Gabriel Soares de, Tratado descriptivo do Brasil em 1587, commentaires et notes de Francisco Adolfo de Varnhagen (1851). São Paulo : Nacional, 1987.

LESTRINGANT, Frank, Le Huguenot et le Sauvage. L'Amérique et la controverse coloniale en France, au temps des guerres de Religion. Paris : Aux Amateurs de livres, diff. Klincksieck, 1990 ; rééd. augmentée, Paris, Klincksieck, 1999 ; 3e éd. revue et augmentée, Genève, Droz, « Titre courant », 2004.
 André Thevet, cosmographe des derniers Valois. Genève : Droz, “ Travaux d’Humanisme et Renaissance ” n° CCLI, 1991.

FERNANDES, Florestan, Organização social dos Tupinambá, 2e éd., São Paulo, Difel, 1963 (1ère éd. : 1949).

LABORIE, JeanClaude, Mangeurs d’homme et mangeurs d’âme, une correspondance missionnaire au XVIe, la lettre jésuite du Brésil, 15491568. Paris : Honoré Champion, 2003.

 

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