Le voyageur archéologue et ethnologue : Paul Lucas

Conférencier / conférencière

Paul Lucas, tout autant qu’un voyageur, est ce que l’on pourrait appeler un « label ». S’il a bien réalisé ses voyages, il ne les a d’aucune manière rédigés. Pratique ancienne remise en valeur par notre voyageur. De fait, ses trois voyages publiés de 1704 à 1719 avaient été compilés par d’éminents représentants de l’Académie des Inscriptions. Ce que n’était pas Paul Lucas, dont la culture était assez réduite. Baudelot de Dairval pour le premier réalisé de 1699 à 1703, Etienne Fourmont pour le second de 1704 à 1708 et l’abbé Banier pour le dernier entrepris entre 1714 et 1717 furent ses plumes attentives voire complices. D’un côté, il y avait un voyageur qui découvrait ou croyait découvrir ; de l’autre, des savants et des érudits qui ne voyageaient pas, mais qui interprétaient grâce aux sources livresques antiques et donnaient un nom à l’inconnu. Quel était le public visé ? Non pas celui des savants, mais le plus large, celui des amateurs de littérature et d’histoire (publication au format in-12 des ouvrages de littérature et non au format in-4° des compilations savantes). Ses voyages ne sont pas entrepris « pour le plaisir » (nous dirions aujourd’hui le tourisme), mais sur une commande royale ou, plus exactement, sur la commande de l’abbé Bignon, qui gère les académies et la vie culturelle du royaume en véritable ministre : il faut aussi nourrir les collections orientales de la bibliothèque du Roi. Ces voyages ont pour but l’Orient, ce qui à l’époque signifie l’Empire ottoman, qui, du Maghreb à la Turquie, de la Grèce aux provinces balkaniques, domine la Méditerranée. Il sera l’un de premiers Occidentaux à pénétrer en Haute Egypte jusqu’aux cataractes du Nil. On connaît fort peu de choses de Paul Lucas, dont les « œuvres » rencontrèrent pourtant un large écho en son temps. Il semble avoir voyagé avant les années 1699-1703 ; après 1717, il voyage encore : en 1723 dans le Levant et il meurt en 1736 lors d’un voyage en Espagne. Aucun écrit ne subsiste de ces autres voyages. Si Lucas est d’une précision exemplaire sur ses itinéraires, il ne dit rien de ses motivations. Derrière un discours convenu concernant sa mission scientifique diligentée par l’abbé Bignon, où il joue au touriste archéologue, ce qui est une stratégie d’écriture pour dissimuler des activités que l’on soupçonne seulement, il y a le négociant, en joaillerie particulièrement, et le trafiquant des produits d’Orient qu’il trouve dans les caravansérails : il fait volontiers un bout de chemin avec les caravanes. Mais le voyageur « Lucas » n’est pas un simple regard le long du chemin, comme on le note dans tant de relations de voyage. Il séduit son public par des évocations romanesques et exotiques, où se mêlent ses amours avec une belle Maltaise des attaques de brigands et d’autres misères rencontrées par le voyageur qui, un temps, fut esclave d’un pirate barbaresque. Les rencontres avec l’Autre propres à la littérature viatique tiennent parfois autant du roman que de l’autopsie d’une réalité vécue. Lucas, l’archéologue, vit dans son temps et juge sévèrement le monde ottoman qui vit, inconscient, au milieu des ruines de la Belle Antiquité (exemple n° 6). Mais le regard de l’Autre n’est pas absent : on soupçonne le voyageur de chercher des trésors, voire la pierre philosophale, en faisant mine de s’intéresser aux vestiges antiques. Si Lucas a rapporté des carnets de ses voyages, les savants chargés de donner la forme définitive à ces documents les intègrent dans une esthétique qui doit beaucoup au Classicisme : il s’agit d’instruire et de plaire selon les préceptes de l’Art poétique d’Horace ou de Boileau (exemples 4 et 8), mais aussi de faire revivre un passé qui est celui de notre civilisation : le voyage en Orient est un retour aux sources, ce que n’est pas le voyage de découverte au Nouveau Monde qui est une activité sans écho culturel (exemple 2). Les relations imprimées de « Lucas » sont aussi des comptes rendus de mission. Elles font état, dans un catalogue hétéroclite, des objets rapportés pour orner les cabinets de curiosité et les collections royales. Ces objets pris sur les lieux tirent des circonstances une valeur particulière, même s’ils n’ont aucune valeur marchande ou aucune importance scientifique ou archéologique : ils authentifient le voyage. Mais l’ambition scientifique manifestée par ceux qui tenaient la plume et dont les noms furent révélés par Gros de Boze dans son éloge académique de l’abbé Banier se fait jour dans les interprétations qu’ils donnent des mystères antiques, en particulier de ceux de l’Egypte ancienne. Relevés par Lucas, transposés dans le texte par des gravures extravagantes, les hiéroglyphes parlent. Hérodote ou Strabon font parler aussi les monuments découverts par un voyageur aussi incompétent à les juger qu’avide de les décrire (exemple n° 10). Les plumes mercenaires en rajoutent dans la description de l’extraordinaire et du colossal (exemple n° 1). Mais tout cela donne un récit unifié, rédigé à la première personne, où, en apparence, le primat de la découverte l’emporte sur l’interprétation (cités perdues et aventureuses équipées), où la profusion incroyable de ruines antiques en fait le véritable « pays des fées » (exemple n° 5), où une émotion non feinte envahit le voyageur par l’intermédiaire du relateur. Euphorie de la découverte de la Belle Antiquité et nostalgie d’un univers disparu qui est la véritable patrie de l’homme civilisé (exemples n° 5 et 7) : le personnage du voyageur jette un regard panoramique sur ce monde de « volupté » (exemple n° 7).

_Voyage du Sieur Paul Lucas dans le Levant, juin 1699-juillet 1703_. Introduction et notes de Henri Duranton, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1998, 272 p. (coll. « Lire le Dix-huitième siècle ») [Réédition du premier voyage publié en 1704 et rédigé par Baudelot de Dairval].
_Voyage du Sieur Paul Lucas dans le Levant_. Présenté par Henri Duranton, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2002, 240 p., ill. (coll. « Lire le Dix-Huitième Siècle ») [Voyage dans l’Empire ottoman de 1704 à 1708, publié en 1712 dans une récriture de Fourmont].
_Troisième Voyage du sieur Paul Lucas dans le Levant mai 1714- novembre 1717_. Henri Duranton éd., Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2004, 335 p., ill. (coll. « Lire le XVIIIe siècle ») [Publié en 1719 et largement revu par l’abbé Banier].

Voyages du Sieur Paul Lucas dans le Levant

1) Nous fîmes descendre de bonne heure nos chevaux de la forteresse, et après avoir marché assez de temps dans les ruines de cette ancienne ville dont j’ai parlé, à l’abri d’une montagne justement au midi, je vis la plus belle chose qu’on puisse se figurer. Je demeurai comme interdit à l’aspect d’un ouvrage, le plus grand et le plus magnifique du monde. C’est un palais grand comme une petite ville. Quatre avenues de colonnes conduisent à quatre portiques. On voyait à chaque porte, entre deux grandes colonnes de porphyre, deux figures d’un beau marbre noir, de géants qui ont chacun une masse à la main. L’avenue de colonnes qui conduit à chaque porte est de trois colonnes en triangle de chaque côté composée de plus de 1500 colonnes. Sur le chapiteau de chaque triangle il y a un sphinx, et sur l’ordre des trois colonnes qui suivent, un tombeau et ainsi successivement de chaque côté, dans toutes les quatre allées. On en voit beaucoup de tombées. Chaque colonne a soixante et dix pieds de haut, toutes d’une seule pierre, de manière que dans les quatre avenues il faut qu’il y ait plus de 5 à 6000 colonnes.
Je trouvai la première salle de ce palais toute peinte de très beaux sujets d’histoire, et il ne paraissait pas qu’il y eût longtemps que cette peinture fût achevée. On y voyait des chasses de gazelles ; en d’autres endroits des festins, et quantité de petits enfants qui jouaient avec toutes sortes d’animaux. Je passai de là à d’autres appartements, tous revêtus de marbres, dont les voûtes étaient soutenues par des colonnes de porphyre et de marbre noir. Quoique les décombrements ne permettent pas d’aller partout, nous trouvâmes le moyen cependant d’aller en haut, d’où j’eus le plaisir et en même temps le chagrin de promener ma vue sur les ruines de la plus grande ville qui ait été, ce me semble, au monde. Je me figurais dans ce temps-là que ce pouvait être Diospolis, l’ancienne Thèbes à cent portes, et ceux de mes amis qui ont fait un cours d’antiquités semblent en convenir. Ils trouvent même, dans ce que je rapporte, une exactitude et une précision qui n’est pas venue dans les auteurs jusqu’à nous. Je me flatte ainsi que cela donnera quelque mérite à ma relation et qu’on me saura gré de ma diligence.
On découvrait du côté du désert, qui est au levant, environ douze grandes pyramides qui ne cèdent rien à celles du grand Caire. Outre quantité de bustes de plus de trente pieds de haut, de figures d’hommes, j’y remarquai un fort grand nombre de palais qui paraissent encore tous entiers, mais si ensevelis dans les ruines que l’on n’en voit plus les portes, et même je suis entré dans quelques-uns par les fenêtres. Je partis de ce lieu le cœur tout contrit de voir que tant de beaux édifices étaient déserts et abandonnés à l’injure des temps, que la demeure de tant de Rois soit devenue la retraite des serpents et des autres animaux semblables. En revenant à Naasse nous passâmes par un endroit qui est sur le penchant de la montagne, tout plein de puits carrés qui servaient à enterrer les gens du pays. Tous ces lieux sont tout à fait déserts. I, 82 [Ruines de Naase, non loin des cataractes du Nil]

2) On ne peut faire, ce me semble, que deux sortes de voyages ; les uns dans des pays absolument inconnus, que l’on découvre et dont tout ce que l’on rapporte peut passer pour nouveau ; les autres dans des lieux connus à la vérité par les Anciens, mais dont le gouvernement est changé, ou que l’éloignement retire en quelque façon de notre vue. Mais je me persuade que toutes les personnes de bon sens se déclareront toujours pour la seconde espèce ; il s’en trouvera peu qui n’aiment mieux lire des éclaircissements sur les auteurs grecs et latins, des additions à l’histoire grecque ou sacrée, ou la confirmation des traditions anciennes, que la bêtise d’un sauvage du Mississipi, ou les cruautés d’un Iroquois, et la raison, ce me semble, en est claire : les choses ne nous sont utiles ou désavantageuses, fâcheuses ou agréables, qu’autant qu’elles nous touchent ; or qui peut nier que les événements de l’histoire romaine, grecque, ou même persane ou arabe, nous touchent infiniment plus que ce qu’on nous rapporte des terres nouvellement découvertes ? II, 17-18 [Préface du deuxième voyage].

3) Nous partîmes d’Hagibestage à onze heures du soir, et cette même nuit nous fûmes attaqués trois fois par des voleurs. Nous nous tirâmes du péril, et au lever du soleil nous entrâmes dans Avanos, village sur l’Ermaq. Cette rivière paraît avoir eu autrefois plusieurs ponts. Son cours est doux, et l’on m’a assuré qu’elle s’allait jeter dans la Mer Noire. Dans les montagnes d’auprès de l’Ermaq on voit partout quantité de grottes ; elles sont toutes d’une grande propreté et semblent avoir été de véritables habitations. Nous nous reposâmes là environ une heure ; ensuite nous passâmes cette rivière à gué. La beauté de ces grottes m’avait surpris, mais j’entrai dans un étonnement incroyable à la vue des monuments antiques que j’aperçus de l’autre côté en sortant de l’eau. Je ne puis même à présent y penser sans en avoir l’esprit frappé. J’avais fait déjà beaucoup de voyages, mais je n’avais jamais vu ni même entendu parler de rien de semblable. Ce sont une quantité prodigieuse de pyramides qui s’élèvent les unes plus, les autres moins, mais toutes faites d’une seule roche et creusées en dedans de manière qu’il y a plusieurs appartements les uns sur les autres, une belle porte pour y entrer, un bel escalier pour y monter, et de grandes fenêtres qui en rendent toutes les chambres très éclairées. Enfin je remarquai que la pointe de chaque pyramide était terminée par quelque figure. Je rêvai longtemps sur la structure, et principalement sur l’usage que l’on pouvait avoir fait de tant de pyramides. II, 86-87 [Pyramides d'Asie Mineure].

4) Ce chapitre, aussi bien que le premier, déplaira sans doute aux personnes qui, dans de semblables lectures, cherchent seulement à se divertir. Mais elles doivent considérer que ce n’est pas pour moi une raison de l’omettre. Ce qui ne les réjouira pas, si elles n’aiment que leurs plaisirs, sera utile à d’autres qui voudront avoir une connaissance plus particulière des lieux de ces provinces. Il ne se trouve pas tous les jours des voyageurs qui, comme moi, veuillent bien les parcourir pour perfectionner les cartes ; et j’espère qu’au moins nos géographes m’en auront quelque obligation. II, 104.

5) A peine fûmes-nous sortis d’Aglason, qu’il nous fallut encore monter une montagne des plus hautes. Elle tire son nom du village, et s’appelle Aglason Bey. Elle se sépare en plusieurs branches, mais elle a quelque chose de plus admirable que les mont Chenet et Biliere Onvasi. On voit, sur les pointes des branches qu’elles forme, plusieurs châteaux d’une étendue prodigieuse ; et j’y contemplais longtemps des merveilles que je ne croyais moi-même qu’avec peine : je veux dire des villes entières, dont les maisons sont bâties des plus grosses pierres de taille, quelques-unes même de marbre. Quoique ces lieux soient tout charmants, et d’une magnificence à enchanter, l’on n’y remarque aucuns habitants : de sorte que l’on les regarderait plutôt comme le pays des fées que comme des villes véritablement existantes. S’il ne m’avait pas fallu suivre ma caravane, je les aurais examinées avec toute la curiosité possible, et peut-être que quelque inscription nous aurait appris ce que c’était que ces villes et tant d’admirables édifices. J’espère que ce sera pour un autre voyage ; et je ne croirais pas avoir perdu mes peines si jamais j’ai le plaisir de revoir de si beaux pays. II, 145 [En Grèce, non loin de Sparte].

6) Les Turcs, ennemis des sciences et des antiquités, laissent tout détruire dans ce beau climat, et de toutes les provinces qu’ils ont réduites sous leur empire, il n’y en a point dont la décadence soit plus sensible que dans l’Anatolie. Ses campagnes, à moitié incultes, ont perdu la meilleure partie de leurs habitants et on ne trouve plus, dans cette vaste contrée, que quelques villes sans défense et un grand nombre de villages à demi-détruits. Ces merveilles du monde, le temple de Diane et le tombeau de Mausole, ne laissent même plus entrevoir leurs ruines. On ne trouve que les champs dans le lieu où était la célèbre ville de Troie ; celles de Sardes, où Crésus avait prodigué tant de richesses, les deux Magnésies, Millet, Laodicée, Pergame et tant d’autres n’offrent plus que des ruines, sous lesquelles toute leur ancienne splendeur est ensevelie. La magnifique Éphèse n’est plus qu’une petite ville, très peu considérable ; et Smyrne seule, à cause de son commerce et de son heureuse situation sur les bords de la mer, conserve encore quelque éclat. A l’exception de cette place, depuis les Dardanelles jusqu’à l’Euphrate et les côtes de Phénicie, on ne trouve plus que de vieux châteaux qu’on laisse détruire tous les jours, ou des villes avec de simples murailles, sans aucune fortification, et des campagnes aussi peu peuplées que les habitants y sont peu en état de se défendre. Un voyageur curieux cherche avec soin ces monarchies si vantées de Crésus, d’Antiochus, d’Attalus, de Mithridate, et il se croit bien dédommagé de ses peines lorsqu’il peut fixer la véritable situation des villes capitales de leurs empires. III, 64-65 [Réflexions nées lors d'une traversée de l'Anatolie].

7) Comme on voit, à quatre lieues de là, une montagne, sur laquelle on me dit qu’il y avait quelques monuments et des châteaux encore entiers, je pris avec moi quatre hommes, bien montés et bien armés, pour m’y accompagner. Nous trouvâmes d’abord au pied de la montagne plusieurs restes de murailles qui paraissaient s’étendre jusque sur les hauteurs voisines, où il y avait des forteresses. Après avoir traversé ces masures, nous entrâmes dans une grande ville entièrement ruinée, mais dont il reste encore quelques monuments sur pied, qui sont d’une beauté à ravir. […] Je remarquai entre autres choses deux pièces de marbre blanc et une belle source qui paraît y être conduite par quelque aqueduc ; et elle était sans doute destinée pour un palais de marbre qui est auprès et dont les ruines laissent encore entrevoir la beauté. A quelque distance de là s’élève un édifice où l’on m’assura qu’il y avait quelques inscriptions. Comme on n’y peut aller qu’en montant, j’eus le plaisir de considérer d’un coup d’œil tous ces restes superbes de la magnificence des Anciens : des monceaux de marbre, des colonnes répandues et à demi brisées, avec leurs bases et leurs chapiteaux, des murailles à moitié ruinées et qui semblent encore, après tant de siècles, braver le temps qui les consume. Je vous avoue que j’étais dans une triste admiration de voir qu’une ville si belle et qui paraissait avoir plus de deux lieues de longueur, n’était à présent qu’un triste amas de pierres et de marbre ; et je pensais au temps où ce lieu si désert, et qui ne sert à présent de retraite qu’aux serpents et aux bêtes féroces, devait avoir été si peuplé et rempli d’habitants, dont la volupté et la mollesse paraissent encore assez par la beauté de leurs bâtiments et les ornements qui les accompagnent. Je me demandais à moi-même ce qu’étaient devenus des hommes, peut-être distingués par leur mérite et leurs talents, peut-être de grands rois et de grands capitaines, dont les noms ne sont pas même venus jusqu’à nous ; nous ne savons pas même celui de leur ville. Le public me pardonnera, s’il lui plaît, ces réflexions ; il lui paraîtra assez à propos de les avoir faites dans cette occasion, et peut-être assez naturel de lui en avoir fait part. III, 84-85 [Ruines d'Arondon en Asie Mineure].

8) Voilà bien des nouvelles découvertes depuis Apamée où je débarquai jusqu’à Cogni ; je prie seulement le lecteur de me pardonner la sécheresse en faveur de l’exactitude. Ceux qui ne veulent que des historiettes ou des aventures de roman, n’en trouveront guère dans cette route. Mais ceux qui aiment à découvrir les antiquités et qui se trouvent transportés dans ces ruines qui leur rappellent le souvenir des anciennes villes dont elles ne sont plus que les cadavres, me sauront quelque gré de les avoir visitées et de les avoir mis en état, en marquant les lieux où elles sont, de décider si je me suis trompé ou non dans les conjectures que j’ai avancées en ces occasions. Comme je ne cherche que la vérité, je serai ravi qu’on me corrige dans les endroits où je ne l’aurai pas rencontrée. Comme M. de l’Isle ne connaît pas de meilleure carte de la Natolie que celle qu’il a gravée sur mes mémoires, je ne doute pas que celle qu’il vient de faire sur ce nouveau voyage ne soit encore, et plus complète et plus exacte ; c’est là sans doute la plus grande utilité qu’on puisse retirer des voyages. III, 93.

9) A peine avions-nous marché une demi-heure, que nous arrivâmes au pied de la montagne où, après avoir monté environ 500 pas, nous trouvâmes la belle grotte de l’Estalle, où l’on ne laisse entrer aucun Chrétien, et nous ne fûmes pas peu contents d’avoir eu en cette occasion une préférence si flatteuse. Nous entrâmes dans cette grotte, qui est si grande qu’il y pourrait tenir plus de 600 cavaliers rangés en bataille ; elle est taillée à la pointe du ciseau, et soutenue par de gros piliers carrés du même roc. On a pratiqué dans cette grotte plusieurs espèces de petits sofas pour s’y reposer, et il paraît encore, par quelques vestiges qui y restent, qu’on y avait peint plusieurs divinités : mais le temps a presque tout effacé. Ayant laissé dans la grotte le Père François et Moustapha, je me mis à parcourir, avec mon valet, toute la montagne, et j’y vis plusieurs autres grottes encore plus belles que celles-là. Elles sont rangées les unes auprès des autres, avec des portes en symétrie, sur lesquelles on voit encore aujourd’hui plusieurs bas-reliefs des anciens dieux d’Égypte. Il y en a qui ont un bâton à la main, comme s’ils avaient été destinés à en garder l’entrée, comme on peut le voir dans le dessin que j’en donne. On avait pratiqué dans ces grottes plusieurs appartements et quelques puits ; mais ce qu’il y avait de plus admirable, c’est qu’on avait creusé au bout des catacombes, où il y avait un grand nombre de momies. La crainte de me perdre dans ces vastes lieux m’empêcha de pouvoir les parcourir entièrement. J’y vis plusieurs tombeaux creusés dans le roc, et un grand nombre de bas-reliefs presque tous défigurés par l’avarice des Arabes, qui avaient cru y trouver quelque trésor. J’entrai dans plus de 200 de ces grottes, toutes plus singulières les unes que les autres, et je puis assurer qu’il y en avais plus de mille. J’étais ravi en admiration, en songeant au temps et au nombre infini d’ouvriers qu’il a fallu employer pour des ouvrages d’une exécution si difficile ; car je ne crois pas qu’il y ait dans le reste du monde de monument qui marque plus la puissance de ceux qui y ont fait travailler. Comme cela paraît surpasser toute croyance, il n’est pas étonnant que les gens du pays s’imaginent que c’est l’ouvrage des démons, qui y avaient caché des trésors immenses, et que les figures qu’on y voit, étaient des talismans, par la vertu desquels ils étaient conservés. Que les savants décident maintenant en quel temps et à quel usage on avait creusé tant de grottes si vastes et si bien travaillées. Pour moi, j’avoue que les deux choses les plus extraordinaires que j’ai vues dans tous mes voyages, sont ces grottes et ces maisons pyramidales de l’Asie Mineure dont j’ai parlé, deux espèces de monuments singuliers sur lesquelles l’histoire ne nous a laissé aucun éclaircissement. III, 226 [grotte de l'Estalle, en Haute-Egypte].

10) En continuant notre route, nous arrivâmes enfin auprès du village d’Armant, et c’est là où je vis ce fameux temple de Jupiter, dont je crois qu’aucun voyageur n’a donné la description. Rien au monde ne présente une si grande magnificence que les restes précieux de cet ancien édifice. […]
Les vastes débris et le prodigieux nombre de colonnes qui sont répandues de tous côtés, me persuadèrent aisément qu’il y avait eu autrefois en cet endroit une ville aussi grande qu’elle était magnifique, et on ne peut pas douter que ce ne fût celle d’Hermontis, dont Strabon, Ptolémée et Stéphanus nous ont laissé la description dans leurs ouvrages. Ces Auteurs la placent dans le Nome Hermontite, dont elle était la métropole, un peu au-dessus de Thèbes, sur le bord oriental du Nil, et au-dessous de Latopolis et de la grande ville d’Apollon. Stéphanus nous apprend, après Strabon, que Jupiter était la grande divinité des Hermontides, qui avaient aussi beaucoup de vénération pour Isis et pour Apollon ; et quand nous ne trouverions pas cette particularité dans leurs écrits, nous avons encore des médailles et d’autres monuments qui ont conservé le nom de Jupiter Hermant ; une, entre autres, avec la tête d’Adrien, et au revers la figure de Jupiter debout, tenant d’une main un Aigle, et de l’autre la Haste pure, symbole de la Divinité, avec une inscription en grec qui en est l’abrégé. Ainsi ce monument, et la divinité à laquelle il était consacré, ne sont pas de ces choses problématiques, où l’on fait souvent servir de preuves les conjectures les plus frivoles. III, 242 [Temple d'Armant, Haute-Egypte].

11) Car, pour le dire ici en passant, il faut distinguer deux sortes d’antiquités en Égypte : celle du temps des Pharaons, et celle de l’empire des Grecs. Les monuments où l’on ne trouve aucune inscription, mais seulement des bas-reliefs des divinités d’Égypte avec des hiéroglyphes, sont de la première antiquité : comme les Pyramides, le Temple d’Isis dans la Basse-Égypte, les Obélisques d’Alexandrie et de la Matarée, le Labyrinthe et presque tous les monuments de la Haute-Égypte. Ceux au contraire où l’on trouve quelques inscriptions ou un ordre plus correct d’architecture, comme la Colonne de Sévère à Antinople, et quelques autres, ne sont élevés que depuis le temps d’Alexandre le Grand, ou après les conquêtes des Romains. Enfin il y en a d’une troisième espèce ; ce sont ceux qui, quoique du temps des Pharaons, ont été ou rétablis ou réparés dans la suite par les Romains, tel qu’est le temple où je copiai l’inscription que voici. Comme elle est fort élevée et un peu effacée, je n’oserais répondre de la conformité de la copie avec l’original. III, 248.

Référencé dans la conférence : Civilisations et cités perdues dans la littérature des voyages
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