Les ruines meurent aussi. Pourquoi et comment certains récits de voyage en Égypte cherchèrent à se déprendre de la posture archéologique au cours du xixe siècle

Conférencier / conférencière

LES RUINES (D’ÉGYPTE) « MEURENT AUSSI »

Il s'agissait d'examiner l'évolution du regard des voyageurs français de 1820 à 1880, les mutations de la rêverie ruiniste dans un pays situé en dehors de l'oekumène. Au miel et au lait de l'imagination romantique du sublime à Thèbes et à Karnak, signe de la topique des hautes origines du genre humain en Orient, dont la ruine attesterait la présence, s'associe contradictoirement, dès le début du siècle, l'examen critique de la ruine comme signe des tyrannies anciennes (posture civilisatrice moderniste). Les voyageurs finirent également par se détourner de la ruine expatriée )l'Obélisque de la Concorde) et de la ruine détruite sous les coups de l'arrivée de la civilisation technique (ou des touristes...) dans l'Egypte arabe moderne. Il ne reste plus que le sentiment mélancolique des décadences et des mondes perdus. Après 1870, La désymbolisation de l'Egypte est achevée dans l'imaginaire français sans doute par obsolescence de la modélisation des origines, longtemps estimée regénératrice pour les contemporains.

Exemplier:
1. Éléments d’histoire du sublime des hautes origines

1. « Ce n’était pas une simple admiration, mais une extase qui suspendait l’usage de toutes mes facultés. Je demeurai longtemps immobile de ravissement, et je me sentis plus d’une fois prêt de me prosterner, en signe de respect, devant des monuments dont l’élévation paraissait au-dessus du génie et des forces de l’homme. Des obélisques, des statues colossales, d’autres gigantesques, des avenues formées par des sphinx, et que l’on suit encore, quoique la plupart des statues soient mutilées ou cachées sous les sables ; des portiques d’une élévation prodigieuse, parmi lesquels il en existe un de cent soixante-dix pieds de hauteur, sur deux cents de large ; des colonnades immenses, dont les colonnes ont plus de vingt pieds, et quelques-unes jusqu’à trente pieds de circonférence ; des couleurs étonnantes encore par leur éclat ; le granit et le marbre prodigués dans les constructions ; des pierres monstrueuses par leurs dimensions, soutenues par des chapiteaux et formant la couverture de ces magnifiques bâtiments, enfin des milliers de colonnes renversées, occupent un terrain d’une vaste étendue ».
2. « J’étais anéantie par ce qui m’environnait (…). Je ne saurais jamais rendre tout ce que j’éprouvai dans ces deux heures d’extase et de contemplation. Mais je crois qu’il fut heureux que le bruit des chasseurs me rendit à moi-même ; car la raison succomberait sous une pareille situation. À force de jouir de son imagination, on y perdrait l’esprit ».
3. « l’effet de cette prodigieuse architecture, dont la grandeur effraye l’imagination ». Ce « spectacle aussi sublime qu’inattendu, était comme une vision d’un monde fantastique. Il y a presque de la terreur dans l’admiration qu’on éprouve en face de telles ruines »,
« Comment leurs empires se sont-ils écroulés, longtemps avant leurs sanctuaires et leurs arcs de triomphe ? Assailli de tant de questions formidables, l’esprit plonge avec effroi dans les abîmes de l’histoire ; et le souvenir des révolutions inouïes qu’elles ont vues redouble encore l’impression que font ces ruines » (231-233).
4. « D’où vient qu’à l’aspect des ruines on est toujours frappé d’une stupeur religieuse comme à l’aspect d’une grande infortune ? Existerait-il quelque liaison secrète entre cette image matérielle de la destruction et les renversements des sociétés humaines ? » « Le temps aurait-il voulu mettre sous nos yeux, dans ces débris mêmes de notre magnificence une démonstration éclatante de notre néant ? » Joseph Agoub, Revue Encyclopédique en Janvier 1826 :
5. « Le voyageur jeté sur ces plages, à l’aspect d’immenses colonnes couchées sur le sol, de longs obélisques envahis par les sables, d’une multitude de sphinx mutilés, salue avec respect ces augustes lambeaux d’une grande ville ensevelie dans ses décombres. Il se demande quel peuple, à une époque voisine des premières siècles, a pu concevoir et enfanter une architecture aussi gigantesque. Mais bientôt, interrogeant de plus près ces éloquents débris, ils lui apprennent que là, dans des temps très éloignés, vivait une nation éclairée et guerrière ; que là régnaient les Pharaons, et entre autres ce grand Sésostris, instruit dès ses premiers ans dans l’art des conquêtes ; Sésostris qui, remplissant sa glorieuse mission, vint, après un long voyage belliqueux, orner et enrichir ce point de la terre des dépouilles de tout le monde connu (…) »

6. « Que les édifices si vantés de la Grèce et de Rome viennent s’abaisser devant les temples et les palais de la Thèbes d’Égypte. Ses ruines orgueilleuses sont encore plus imposantes que leurs ornements fastueux, et ses débris gigantesques sont plus augustes que leur parfaite conservation. La gloire des constructions les plus renommées s’efface devant les prodiges de l’architecture égyptienne », C. S. Sonnini, op. cit, III-267-269).

7. « Je le répète encore : l’art égyptien ne doit qu’à lui-même tout ce qu’il a produit de grand, de pur et de beau, et, n’en déplaise aux savants qui se font une religion de croire fermement à la génération spontanée des arts en Grèce, il est évident pour moi, comme pour tous ceux qui ont bien vu l’Égypte ou qui ont une connaissance réelle des monuments égyptiens existants en Europe, que les arts ont commencé en Grèce par une imitation servile des arts de l’Égypte, beaucoup plus avancés qu’on ne le croit » (l’auteur souligne), Champollion.

8. « J’avoue en toute humilité que si ces immenses débris excitaient au plus haut point mon étonnement, j’avais peu d’admiration pour le monde égyptien. Avec quel plaisir, après avoir considéré cet amas confus de sphinx, d’Isis, de cynocéphales, de monstres de toute espèce, je me rappelais les belles statues antiques de Florence, de Rome et de Paris ! (33)
Je n’étais pas assez instruit pour les apprécier, je n’avais pas assez mauvais goût pour les admirer » (34-35). Victor Fontanier.

9. « J’éprouve devant ces blocs gigantesques une impression triste, comme devant la solitude et le silence ; ces signes mystérieux m’étonnent, cette grandeur me paraît froide et sans charme, tandis que, devant la colonne Trajane, les visiteurs les plus ignorants, les plus étrangers au sentiment de l’art ou aux notions de l’histoire, comprennent ou croient comprendre tout ce qu’il y a d’imposant dans la majesté des souvenirs : il semble que la gloire de Rome leur apparaisse dans toute sa splendeur », Henri Baillière (70).

10. « Nous allâmes voir le Sphinx. Pauvre Sphinx, jadis si redouté, si vénéré, et aujourd’hui oublié dans le silence du désert ! Ses pieds et une partie de son corps sont déjà ensevelis dans le sable, son nez est mutilé (…). Pauvre Sphinx ! sa figure a cependant encore une expression sérieuse et méditative comme s’il écoutait une question et se préparait à y répondre. Mais c’en est fait à jamais de ses oracles et de ses enseignements. Il est muet comme la science dont il était le symbole. La sagesse antique nous a dit tout ce qu’elle avait à nous dire. Son flambeau a passé d’une contrée à une autre, et c’est l’Égypte à présent qui vient nous demander des maîtres et des leçons » (II, 463). Xavier Marmier.
11. « Les ruines d’Alexandrie n’inspirent qu’une tristesse amère et profonde ; car elles n’offrent que l’image hideuse de la destruction absolue de l’homme et de ses ouvrages. » « Au milieu de ce chaos, quelques habitations solitaires, environnées de tombeaux, semblent ne s’élever du sein de ces ruines que pour couvrir de leur ombre l’asile de la mort » (409-410) : Gratien Le Père, La Description de l’Égypte (1809).
12. « Au lieu de ce peuple immense qui se pressait dans ses murs, un petit nombre d’Arabes, mêlés de quelques Européens, campe sur ses débris. Cinq cent mille âmes ont fait place à dix mille, et l’imagination s’arrête devant cette effrayante décadence »

13. « si l’on veut se faire illusion sur l’état délabré du Caire et emporter de cette ville un magique souvenir, il faut la contempler du haut de la citadelle. Les ruines s’effacent dans l’ensemble, et la ville, dominée par ses quatre cent minarets, offre à la fois le majestueux aspect de nos capitales et l’apparence gracieuse et fantastique que les Arabes donnent toujours à leurs cités » (600). Louis de Ségur.
14. « (…) les mosquées, les minarets, les belles cours soutenues de colonnades, égayées de fontaines, tout ce qui a passé dans l’âme du poète des Orientales, tout ce qu’a vu et n’a pas vu Gérard de Nerval venait nous visiter par instants. Mais n’entrons pas plus avant dans ces perspectives ; elles ne sont pas impunément touchées du doigt, comme les magnificences ruinées des Ramsès ; elles perdent à être vues de trop près, et ne soutiennent pas la comparaison avec les mirages de l’imagination » (22). d’Henry Cammas et André Lefèvre

2. Persistance et métamorphose de la posture civilisatrice

15. « Tout entier au présent, je ne m’occupe guère du passé, que pour me préparer un meilleur avenir […] Les amateurs de l’antiquité ressemblent à des amants passionnés qui cherchent leur maîtresse sous toutes les formes, et je respecte jusqu’à leurs illusions. Ils ont besoin d’un puissant véhicule pour les soutenir dans des recherches si pénibles et si souvent infructueuses ; et lorsqu’ils ont le bonheur de parvenir à la découverte de la vérité, ils n’en ont plus souvent que l’éclat ; l’utilité est pour tous ». Antoine Galland.
16. « Je me suis retiré, bien convaincu que tous ces monuments ne valaient pas le mouvement d’une montre, et que leurs formes gigantesques n’imposent pas plus que l’utile machine de Marly ; mais il est des personnes qui trouvent tout beau hors de chez eux, et surtout hors de leur siècle ; et l’on ne peut pas discuter des goûts » (II, 22).

17. « Je quitte l’industrie contemporaine pour vous ramener parmi ces imposants débris des règnes des Pharaons. Ces débris attestent irrécusablement la puissance de ces rois, mais ils attestent aussi que sous ces rois-géants végétait un peuple d’esclaves ; et ces traces ont partout flétri mon admiration. Pourquoi ne pas le dire ? Les temples de Denderah, les sphinx de Karnak, les Obélisques de Thèbes, ni les Tombeaux des Rois ne valent à mes yeux la colonne de la place Vendôme, les ponts d’Iéna et d’Austerlitz », Ida de Saint-Elme, IV-296-297 .

18. « Je ne suis pas archéologue ; l’arbre séculaire chargé de rameaux verts, avait pour moi autant de prix que le squelette d’un monument, et la vue d’une jeune et belle femme m’intéressait aussi vivement que l’aspect imposant d’un vieux temple en ruines ».
19. « Quelques voyageurs venaient de loin en loin visiter la terre antique des Pharaons, interroger ses ruines, étudier ses hiéroglyphes, et s’en retournaient désespérant de l’avenir de cette contrée, autrefois si riche et alors si misérable : ses habitants abrutis subissaient sans murmurer la tyrannie de ses divers maîtres, lorsque l’armée française est venue la réveiller en sursaut, et lui préparer de nouvelles destinées. […] La volonté énergique du vice-roi, sa persévérance inébranlable ont relevé l’Égypte et en ont fait un État puissant d’une province turque » Edmond Combes, op. cit., I, 116-117).
20. « Au tableau des usages antiques de l’Orient, il lui faut aujourd’hui ajouter celui des usages que l’Orient nous emprunte chaque jour ; à l’histoire de sa civilisation décrépite, joindre celle de la civilisation nouvelle qui s’élève sur ses ruines » . Edmond de Cadalvène et Jean de Breuvery.
21. « L’humanité n’attire leurs regards que lorsqu’il en est question sur des pierres, et pour que l’homme les intéresse, il faut qu’il ait vécu il y a trois mille ans, et qu’il ne soit plus qu’une momie. Pour moi, je me sauve de cette préoccupation excessive par mon peu de savoir, et mon érudition, tant soit peu nouvelle, ne m’empêche pas de porter mon attention sur ce qui se passe maintenant dans les lieux où je suis. Mille générations écoulées ne m’empêchent point de voir la génération présente, qui doit prendre aussi sa place dans l’histoire. Si j’avais du temps, je n’irais pas à Thèbes, ni dans d’autres lieux où sont les grandes ruines, mais je resterais quelques mois dans un village du Delta. Les familles des fellahs, la religion et les mœurs de ce peuple n’auraient plus rien de caché pour moi, et ce que j’aurais appris aurait peut-être plus d’intérêt que tout ce qu’on pourrait dire de la gloire de Ramsès, du dieu Amounra, et des Égyptiens du temps d’Hérodote » (nous soulignons) . Joseph Michaud.
22. « Les ruines de Thèbes sont colossales, les tombeaux des khalifes, d’une grâce incomparable, le ciel de l’Égypte est magique ; mais l’œil vient-il à sonder jusqu’au tuf de la vie populaire, soudain le charme s’évanouit. On se sent au bord d’un abîme, d’un enfer. On ne voit plus que la misère du fellah. De tous les hiéroglyphes de l’hiératique Égypte, le plus indéchiffrable est encore celui qui résume à l’heure présente la destinée de ce peuple, voué depuis des siècles à une oppression sans trêve, et jusqu’aujourd’hui sans remède .
23. « Il ne comprit pas, ce pauvre homme du monde perdu seul et si loin du milieu de la grasse médiocrité dans lequel il avait toujours vécu, il ne comprit pas les mélancolies fécondantes des ruines amoncelées » (…) la soif du passé ne le tourmenta pas, et la poésie débordante des grandes solitudes ne monta pas jusqu’à son cœur. Karnak l’étonna cependant par l’énormité de ses matériaux, et il pensa facétieusement qu’on ferait une belle salle à manger dans le grand spéos d’Ibsamboul » (803). Maxime Du Camp .
« Si jamais on a le droit d’oublier les inscriptions, les temples, les traditions, les hommes et leurs œuvres, c’est en présence de la nature éternelle, souriante et magnifique, c’est sous ce ciel profondément bleu, c’est devant ce Nil immense, recourbé, replié, avec ces îlots de sable gris, la verdure de ses rivages et les montagnes jaunes dont il baigne le pied » (Le Nil, 1854, 120).
24. « Je ne suis hélas, ni philologue, ni archéologue et je n’avais pas le plus léger chapiteau à arracher aux entrailles de la terre, pas le moindre chapiteau à expliquer » (I, 2) . Xavier Marmier.

25. « J’ai fait, je crois, tout ce que peut faire un simple touriste, curieux d’antiquités et amateur d’archéologie et de statistique. Que cela est peu ! Ne sachant ni la langue des Pharaons, ni celle des fellahs, j’ai fait, dans les deux Égyptes, celle du présent et celle du passé, le voyage que ferait un sourd-muet ne sachant ni lire ni écrire. Je n’ai vu que les apparences, je n’ai pu aller jusqu’aux réalités » (151, nous soulignons) . Elie Reclus.
26. « les monuments les plus anciens sont aussi les plus nationaux, les plus classiques, les plus dignes par conséquent d’être admirés. Je suis au contraire purement de race latine ; mon goût s’est donc un peu formé en Grèce, puis a complété son éducation à Rome et ne s’est fait naturaliser d’aucun pays » (III) . Victor Meignan

3. La ruine expatriée et la ruine détruite dans ses relations à la nation émergente

27. « Qu’on déplace des tableaux, des statues, soit, mais je n’aime pas à voir de l’architecture s’expatrier. Ces nobles obélisques à Karnac et à Luxor font partie des temples ; ils en sont le frontispice ; ils en portent écrits la date et l’historique. Est-il bien fait de séparer ainsi le livre de sa préface ? Voilà ce que je me disais aujourd’hui à Thèbes ; peut-être changerai-je d’avis à Paris » (360). Joseph d’Estourmel.
28. « à l’obélisque les pylônes du temple », « le culte du soleil », « l’idolâtrie de la multitude » et le « désert » car « ces monuments qui versent tant de sublime poésie sur les sables arides des Sahara, qui proclament la grandeur, la puissance, le génie des races passées, traînés dans le sein de nos villes, deviennent mornes, muets, stupides comme elles » .

29. « Séduits par l’étrangeté de ces obélisques, les Francs en transportèrent deux dans leurs pays, l’un à Rome jadis, l’autre à Paris de nos jours, sous l’effet de la générosité débordante du Maître des Faveurs. À mon avis, puisque l’Égypte s’est mise maintenant à adopter la civilisation et l’instruction selon le modèle des pays d’Europe, elle est légitimement plus digne de conserver autant d’ornements et d’ouvrages que ses ancêtres lui léguèrent. L’en dépouiller peu à peu, estiment les hommes raisonnables, c’est une manière de dérober les bijoux d’autrui pour s’en parer, cela tient de la spoliation – chose trop évidente pour nécessiter démonstration (297). Rifâ ‘a,
30. « L’Égypte a rempli l’univers du bruit de ses merveilles ; elle a créé d’étonnantes cités ; elle a montré ce que peuvent enfanter les vertus patriotiques ; et ses ruines racontent sa puissance ».
31. « (…) partout on trouve des puits et des citernes à demi comblés, ou des fouilles profondes, d’où les habitants retirent des pierres calcaires qui portent encore l’empreinte du travail des hommes, et qu’ils réduisent en chaux ». Gratien Le Père, La Description de l’Égypte (1809), op. cit.
32. « Adieu l’originalité, adieu la poésie de ces bords silencieux et mélancoliques. J’ai peur même que ces ruines qui sont aujourd’hui la seule gloire de l’Égypte ne disparaissent bientôt, ou sous l’avidité industrielle qui en fait de la chaux et en bâtit des usines, ou sous la curiosité destructive des voyageurs qui en emportent chacun un morceau : si bien que la civilisation ne leur aura pas été moins funeste que la barbarie. Il faut donc se hâter si l’on veut encore voir l’Égypte telle que l’imagination l’a rêvée, telle que l’histoire et la poésie nous l’ont peinte, belle de sa solitude et de sa tristesse, endormie comme le sphinx au pied de ses pyramides, majestueuse comme le désert, mystérieuse comme son fleuve, et gardant, dans les plaines muettes de Karnac et la vallée des Tombeaux, les plus grandes ruines du monde et les plus étonnants monuments des civilisations antiques », Eugène Poitou, Un hiver en Égypte, 1859, p. 9.
33. « Ce fut dans Mansourah que fut tué le comte d’Artois, frère de Saint Louis, et que ce prince, fait prisonnier, signa la reddition de Damiette. La prison dans laquelle il fut retenu touche à l’une des mosquées de la ville ; elle est inhabitée et tombe en ruines. Mais les ruines sous le ciel de l’Égypte sont éternelles. La main des voyageurs a plus détaché de pierres à ces murailles historiques que l’action du temps n’en a désagrégée ! Pour mon compte, je profitai de la présence de l’un de nos serviteurs pour m’emparer d’une relique composée de quelques fragments des barreaux d’une fenêtre contre laquelle le saint Roi avait dû souvent reposer sa douleur et prier pour la France. Au retour, je ferai bien des heureux, avec ces pieuses épaves ! (29).

34. « Une spéculation honteuse et stupide a converti récemment les temples antiques en une manufacture hideuse qui crache un perpétuel nuage de fumée sur le splendide ciel d’Orient. Le gouvernement des pachas qui ne sait respecter ni la liberté ni la vie de ses peuples, ne respecte pas davantage l’histoire et la science. – Il spécule sur tout. – Un jour, il s’est aperçu qu’on pouvait extraire la chaux des monuments de calcaire, et vite il a détruit les monuments, il a profané les temples, il a violé les tombeaux. Il a fallu que le cri des machines vînt troubler le silence religieux des ruines et qu’un badigeon sacrilège effaçât une page d’histoire.- Auri sacra fames ! » (43-44). Laurent Laporte.
35. « C’est un devoir de les écarter du champ cultivable et d’en bâtir l’abri du producteur et de sa récolte, n’en déplaise à ces féroces antiquaires qui détruiraient la rue de Rivoli, s’ils espéraient trouver dans les caves des vestiges apocryphes d’un champ romain hypothétique. Si cette longue digression sur les pierres paraît déplacée à propos d’un sol qui n’en fournit pas, je me console en pensant qu’il aurait toujours fallu la colloquer quelque part ; autant ici qu’ailleurs (54-55). Henri Couvidou.
36. (nazyr Abou-Chénèb) : « Satan a dû convoquer tous les Afrites de l’enfer pour arracher ces rochers à la montagne [à Louqsor] ; il n’existe point d’êtres humains capables d’exécuter un pareil travail. Les blocs une fois sur place, on les a hissés les uns sur les autres : tant plus il y avait des blocs, tant plus on les hissait. Dans ce qui restait, on a taillé des bêtes à faire peur, des lions et des tigres à face humaine, ouvrage diabolique et prouve bien la méchanceté des constructeurs. En ont-ils aligné de ces monstres-là, des deux côtés du chemin et à perte de vue ! Et puis des colonnes isolées, des portes qui ne conduisaient nulle part, des souterrains et caves à y loger des centaines de villages, mais où, à ce qu’il paraît, on se contentait d’empiler des cadavres, des momies, disaient-ils, et qui se conservent jusqu’au jour d’aujourd’hui à sec, mieux qu’un poisson dans la saumure. Il y fait noir dans ces maudits caveaux, et cependant, lorsqu’on y pénètre avec de la lumière, le regard de l’honnête homme est frappé par les murs badigeonnés de toutes sortes de peintures : le ciel avec ses étoiles, des barques sur le Nil, des hommes qui se battent, qui chantent, qui dansent, d’autres qui représentent le corps humain avec une tête de chien ou d’oiseau. Est-ce assez heureux que l’on n’aperçoive plus se promener sur la terre d’aussi dégoûtantes créatures ! Tout le long du Nil, l’Égypte se trouvait encombrée de ces saletés. Elles irritaient les yeux à bien des princes dans le temps, mais le premier qui se décida à y mettre bon ordre, ce fut le vice-roi Mohammed-Ali, de glorieuse mémoire. Le grand homme, je le vois encore à l’œuvre. Veut-il bâtir un palais et une caserne à Syout ? D’un seul mot, il ramasse des milliers de fellahs, et vous fait en moins de rien démolir des constructions sur lesquelles on avait sué pendant un siècle peut-être ! Avec des ruines, il vous élevait un palais, tout blanc, superbe, et une caserne où un régiment entier se prélassait comme un seigneur dans son sélamlyk. Ce qu’on a retiré de ces décombres de momies d’hommes, de chiens, de chacals, de chats, d’oiseaux, est inouï : sans parler de la vieille toile qui enveloppait ces immondices. Les fellahs ont essayé de s’en servir. En vain : ce n’étaient que des loques. À Denderah, le vieux vice-roi daigna laisser debout une des plus immenses masures. Mais il a donné l’ordre de l’aménager en écuries pour les caravanes qui arrivent du Sennaar. Les marchands d’esclaves surtout bénissent depuis, le nom vénéré de son Altesse. La besogne marchait roide. La mort seule empêcha le vice-roi de nettoyer d’un bout à l’autre les berges du Nil. Ce n’est pas qu’on ait aujourd’hui abandonné totalement le dépiautage de ces vieilleries. On fait ce que l’on peut. Gouvernement, seigneurs, fellahs, tout le monde s’y met, mais l’entrain n’est plus le même (379-380). Zéphirin Cazavan en Égypte (1880), Charles Edmond,

De quelques conclusions

a. -- Volney : « O ruines ! je retournerai vers vous prendre vos leçons ! » (Les Ruines, 1791, 1979, p. 2).
b. -- Victor Hugo, Les Voix intérieures en 1837 : « La vieillesse couronne et la ruine achève,/Il faut à l’édifice un passé dont on rêve… » (« À l’arc de triomphe »). L’Année terrible (1871) , un « scribe se traîne, hostile aux temps nouveaux/Visqueux, dans l’épaisseur des scrupules dévots » (489). -- « Sans Paris, l’avenir naîtra reptile et nu » car « Paris donne un manteau de lumière aux idées » : « Londres, Thèbes, Ellorah, Memphis, Carthage aujourd’hui/Tous les peuples, qu’unit un vénérable hymen,/De la raison humaine et du dévot humain/Ont créé l’alphabet, et Paris fait le livre » (398) car « Où le sphinx dit : Chaos, Paris dit : Liberté ! » (« Mai », 400).
c. -- « ruines » qui « font rêver, et donnent de la poésie à un paysage » (1021), Gustave Flaubert, Dictionnaire des idées reçues ou Catalogue des opinions chic.
d. -- Voyage dans la Haute-Égypte (1878) d’Auguste Mariette :
** « Il y a un an, je revenais pour la vingtième fois à Philae, quand le hasard me fit tomber sous la main un livre oublié par quelque voyageur. Ce sont les Recherches en Égypte en en Nubie, d’Ampère. J’ouvre aujourd’hui le livre et j’y trouve, à l’une des dernières pages, les lignes suivantes que j’aime à transcrire ici :
C’est un charme de passer plusieurs jours dans cette pile de ruines, allant d’un temple à l’autre sans y rencontrer d’autres habitants que les figures mystérieuses qui couvrent les murs, et les tourterelles qui roucoulent sur les toits. Je me trompe : dans un petit édifice, j’ai trouvé une pauvre femme dont tout le mobilier consistait en une écuelle de bois. À la rigueur, cela suffit pour vivre sous le ciel de l’Égypte ; mais quelle vie ! La nuit, nous écoutions le gémissement des roues à pots qui ne s’arrêtent jamais ; ce gémissement nous semblait le soupir de l’Égypte, s’élevant comme une plainte à demi étouffée de cette terre misérable vers le ciel magnifique, à travers la sérénité des nuits. Avant le jour, nous étions assis sur une petite éminence au centre de l’île, et nous regardions le soleil poindre tout à coup derrière le faîte des temples. Quelles journées dans mon souvenir que ces journées de solitude, de travail et de rêverie, dans cette île inhabitée et peuplée de merveilles, qui était notre empire ! (215).

Référencé dans la conférence : Le voyage en Orient au XIXe et au XXe siècle
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