Les stratégies iconographiques de représentation de l'exotisme américain dans les récits de voyage au XVIIIe siècle

Conférencier / conférencière

Au XVIIIe siècle, les récits de voyage demeurent proches des livres scientifiques par le traitement de thèmes analogues, comme la géographie, les populations et leurs moeurs, l'histoire naturelle ou l'économie. L'époque est également marquée par le développement de l'image documentaire avec la publication de l'Encyclopédie et de l'Histoire Naturelle de Buffon, deux " aventures de publication " possédant de nombreuses planches à valeur documentaire, liée à une démarche scientifique - recours à de nombreuses sources et dessins d'après modèles vivants, si possible. Le rapport de l'image à l'objet représenté se modifie pour atteindre un plus grand degré de réalisme, dans une objectivation de la représentation.
Nous nous proposons d'étudier, à partir d'un corpus d'une centaine de récits de voyage du XVIIIè siècle portant sur l'Amérique septentrionale et les Antilles, l'évolution de l'illustration tout au long du siècle des Lumières, en dégageant les permanences iconographiques et la lente progression scientifique.

La permanence d'une imagerie traditionnelle : du mythe aux images
L'illustration des récits de voyage présente, de façon générale, des éléments communs, formant une imagerie spécifique de l'exotisme américain. On peut remarquer que les planches scéniques possèdent un même et unique décor, composé du rivage près duquel mouille un bateau, symbole de la présence coloniale, d'arbres, des palmiers pour les pays tropicaux et des sapins pour les pays septentrionaux -, de huttes ou de cabanes et de quelques silhouettes sombres, composants du pittoresque du Nouveau Monde, devant une chaîne de montagnes limitant l'horizon. L'uniformité du décor démontre le codage du paysage, formant un fonds commun, à la limite de la caricature. Ce choix iconographique implique une unification de l'altérité américaine par les Européens et une reconnaissance collective du paysage, induisant son appartenance à la culture du XVIIIè siècle. Si la simplification paysagère facilite la compréhension de l'image, elle réduit sa fonction cognitive.
La technique du remploi est également beaucoup employée, facilitant la fabrication du livre et abaissant son coût, tout en garantissant une sorte de garantie scientifique à celui qui s'approprie une iconographie reconnue. Ce phénomène permet de conclure à l'existence d'une tradition iconographique, au moins aussi influente que le discours du voyageur. Si de Bry a fixé un code esthétique durable pour la représentation du Naturel, la relation de Jean de Léry fixe par les scènes à illustrer : le portrait du couple, le combat entre tribus, le supplice du prisonnier, le contact avec les Européens, la chasse et la cérémonie funéraire, autant de thèmes que l'on retrouve illustrés pendant deux siècles. Il en résulte la fixation d'une imagerie traditionnelle, appuyée par un imaginaire collectif, donnant à voir moins l'Amérique du XVIIIè siècle que la représentation mentale de l'exotisme américain des Européens du XVIIIè siècle. De cette " manipulation iconographique " ressort également l'intégration de l'image dans le livre.

Différents cas d'utilisation de l'illustration
L'illustration, marque des mentalités européennes, ne rend donc pas une représentation réaliste de l'exotisme américain, d'autant qu'elle est utilisée par les différents " acteurs " du monde du livre - à savoir l'auteur, le dessinateur, le graveur, l'éditeur et/ou libraire- pour d'autres finalités souvent liées au politique, qu'il s'agisse de proclamer la gloire royale, contester son pouvoir ou le servir par une volonté de colonisation. Les voyageurs contestataires manipulent l'illustration du Sauvage afin de déguiser et aiguiser leurs critiques contre le pouvoir royal, comme le baron de Lahontan, alors que les publications officielles servent la gloire royale ou entament une sorte de " guerre iconographique " avec les autres pays, que l'on retrouve dans l'illustration de l'édition genevoise, in-4, de 1780, de l'Histoire générale des deux Indes de Raynal.
La figure du Sauvage n'est jamais employée pour elle-même : habile travestissement d'une critique politique, elle ne révèle aucun intérêt de l'auteur ou de l'illustrateur envers la population indigène. Cette attitude rejoint d'ailleurs la quasi-indifférence des Lumières à l'égard des Indiens, témoin le mépris de Voltaire revendiqué ouvertement face à leur vie rude, leur manque de discipline et leur absence de lois. L'image s'inscrit alors dans une propagande, servant le discours de l'auteur, qu'elle aille dans le sens de la politique royale ou qu'elle la conteste. L'exotisme du Nouveau Monde est au service d'une idéologie utopique, l'iconographie possédant alors une fonction idéologique et didactique.

Les prémices de l'illustration scientifique
Devant l'utilisation d'une imagerie traditionnelle, soulignée par la technique du remploi et le détournement de la fonction cognitive de l'image à des fins politiques, l'illustration des récits de voyage ne semble guère en mesure de répondre aux conditions scientifiques de réalisme et de précision. Toutefois, certaines relations présentent une iconographie beaucoup plus rigoureuse, comme celle du missionnaire Labat ou du naturaliste Barrère. On retrouve une illustration et certaines vignettes de la relation de Labat présentes dans un volume de planches de l'Encyclopédie, preuve de leur qualité scientifique. Quant à l'illustration de la relation de Barrère, elle juxtapose des scènes à une iconographie anthologique, délivrant une vision dynamique des sociétés représentées.
La diffusion de l'illustration scientifique dans les récits de voyage se fait donc de façon très progressive : elle doit affronter la permanence de l'imagerie traditionnelle, consacrée par la technique du remploi, et le détournement de la fonction cognitive au service d'intérêt plus personnel. Toutefois certains voyageurs offrent dans leur relation une illustration marquée par un souci scientifique dans le réalisme de la représentation et dans la technique de gravure : on trouve ainsi un précurseur de l'illustration de l'Encyclopédie avec Labat. Néanmoins, même dans ce cas, il demeure des limites comme l'européanisation de la représentation des Naturels chez Barrère. Il paraît difficile d'évoquer une illustration à valeur documentaire, même si elle prépare celle des explorateurs de la fin du siècle, comme Cook ou Bougainville, qui font appel à des dessinateurs et des naturalistes spécialisés.

Référencé dans la conférence : IMAGO MUNDI (II), Lettres et images d'ailleurs
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