Les Voyageurs français en Orient méditerranéen : leur iconographie au XVIIIe siècle

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C'est au siècle des Lumières, grâce notamment à l'Encyclopédie que le rôle éducatif de l'illustration connut un succès retentissant. L'importance accordée à l'image se manifesta également dans la littérature de voyages qui se pourvut d'une iconographie riche afin de rythmer sa narration et de fournir des repères visuels au lecteur.
Le XVIIIe siècle connut une production importante de récits de voyages concernant l'Orient méditerranéen (Grèce, Asie Mineure, Syrie, Palestine, Liban, Egypte). De retour en France, les voyageurs qui étaient diplomates (le compte de Choiseul-Gouffier 1752-1817), chasseurs de trésor (Paul Lucas, Michel et Claude-Louis Fourmont), naturalistes (Pitton de Tournefort 1656-1708, Charles-Nicolas Sigisbert Sonnini de Manoncourt 1751-1812), artistes (Louis-François Cassas 1756-1827, Antoine-Laurent Castellan 1772-1838), architectes (Julien-David Leroy 1724-1803) se lançaient dans la publication de leurs périples. Néanmoins, le coût élevé de la gravure ne permettait pas toujours l'illustration des récits de voyages. Ainsi malgré ses efforts, Claude-Louis Fourmont n'a pas pu réaliser l'ambitieux projet du " Voyage en Grèce " de son oncle Michel Fourmont.
Des publications modestes des premières relations de voyageurs dont le récit était agrémenté de quelques gravures de moyenne qualité, nous arrivons progressivement à la fin du XVIIIe siècle à des entreprises onéreuses comme celle du " Voyage pittoresque " dont la réalisation demandait la contribution d'écrivains, d'artistes et, souvent, de scientifiques. Le Voyage pittoresque de la Grèce (1782-1822) du comte de Choiseul-Gouffier libéra l'iconographie de son rôle secondaire. L'image devint alors le point principal autour duquel le texte s'organisait.
Quand le voyageur n'a pas de qualités artistiques ou quand il s'agit d'un projet de grande envergure, ce sont des artistes professionnels qui se chargent de l'illustration du récit. Dans le cas contraire, c'est-à-dire quand le périple est effectué par un artiste voyageur comme dans le cas de Louis-François Cassas et Antoine-Ignace Melling (1763-1831), les explications qui accompagnent les planches sont rédigées par des écrivains réputés.
A l'aube du XIXe siècle, nous trouvons à côté des publications luxueuses des " Voyages pittoresques " des projets plus modestes comme celui d'Antoine-Laurent Castellan qui rédigea son périple et grava les planches en se basant sur des dessins qu'il avait effectués sur place.
Les conditions de travail furent particulièrement difficiles pour les artistes-voyageurs qui étaient souvent soupçonnés d'espionnage. Ainsi certains s'habillaient à l'orientale afin de s'infiltrer dans les populations locales et de se déplacer plus facilement dans le pays tandis que d'autres se munissaient d'autorisations spéciales délivrées par les autorités ottomanes afin qu'ils puissent dessiner tranquillement. Cependant, dans la plupart des cas, les artistes voyageurs prenaient des croquis rapides dont ils se servaient par la suite pour créer les compositions finales.
La thématique iconographique des récits de voyages liée aux intérêts du voyageur, comprend cartes, plans, vues de villes et de monuments, relevés architecturaux, scènes de moeurs, portraits, costumes, ainsi que des représentations de la faune et de la flore des pays visités.
Perçues de la mer ou depuis une éminence permettant une vue surplombante, les villes n'offrent qu'une image restreinte de leur topographie. Utilisé comme élément du décor qui encadre les monuments antiques, parsemé de figures habillées à l'orientale, le " paysage animé " est en réalité un déplacement de la réalité française dans le Levant. L'illustration du paysage reste marginale. C'est à la fin du XVIIIe siècle avec l'oeuvre de Melling et de Michel-François Préaulx que le public eut une image plus claire du paysage de la Méditerranée orientale.
La représentation des monuments antiques reste au XVIIIe siècle le sujet par excellence des voyages. L'évolution iconographique dans ce domaine fut spectaculaire. Si au début, les antiquités furent présentées sur un fond abstrait à la manière des antiquaires (Lucas, Tournefort), par la suite nous arrivons à des compositions recherchées qui mettent en évidence la beauté des monuments. Elles sont souvent accompagnées de plusieurs relevés explicatifs. Progressivement, le public se familiarise avec les antiquités de la Méditerranée orientale, ce qui incite les voyageurs à décrire et à représenter des sites moins connus. Ainsi, Choiseul-Gouffier renonce à illustrer les monuments athéniens, considérant que l'ouvrage de Julien-David Leroy avait déjà couvert le sujet. Il tourne alors son intérêt vers les antiquités gréco-romaines de l'Asie Mineure.
Au Levant, les voyageurs achetaient des recueils de costumes effectués par des artistes indigènes. Il ne s'agit pas de simples collections de modes, mais d'une anthologie de toutes les catégories sociales comprenant également des représentants des différentes minorités de l'Empire ottoman. Par ailleurs, les figures mises en scène n'ont pas de caractéristiques individualisées puisqu'elles servent de support aux fonctions illustrées. Dans cet esprit, fut conçu par Ferriol, ancien ambassadeur de France à Constantinople, le Recueil de cent estampes representant les differentes modes du Levant, composé d'après des dessins de Jean-Baptiste Van Mour (1671-1737), où les personnages sont classés hiérarchiquement. Ce type d'illustration se retrouve souvent dans la littérature de voyages de l'époque. Signalons également que le refus des Musulmans de se faire immortaliser limitait la thématique des artistes. Ainsi dans leur majorité, les portraits des Orientaux tels qu'ils sont peints et dessinés par Favray (1706-1798) et Jean-Etienne Liotard (1702-1789) ne représentent pas d'ottomans musulmans, mais des résidents européens ou des minoritaires chrétiens (Grecs, Arméniens).
Le " tableau " qui, aux XVIe et XVIIe siècles, réunissait de manière artificielle des scènes caractéristiques des endroits visités, disparaît au XVIIIe siècle pour céder la place à des scènes pittoresques réunissant gracieusement les différents aspects de la vie quotidienne ou à des scènes historiques représentant la vie officielle de l'Empire.
L'illustration technique ne fut que marginalement présente dans les récits de voyages. Ce sont surtout les ouvrages des naturalistes qui comprenaient des images de la flore et de la faune des endroits visités.
La littérature de voyages française (texte et iconographie) reste complémentaire de la production anglaise. Les différentes traductions des récits de voyages permettaient aux voyageurs anglais et français d'avoir une connaissance de l'itinéraire de leurs confrères et des découvertes qu'ils avaient faites. Les emprunts, les commentaires et les critiques iconographiques se répétèrent au cours du XVIIIe siècle. L'exemple le plus connu de ces " échanges " franco-britanniques fut la remise en cause virulente de la fidélité iconographique des Ruines des plus beaux monuments de la Grèce de Julien- David Leroy par James Stuart.
L'iconographie de la littérature de voyages au siècle des Lumières reste prisonnière des stéréotypes. Elle n'est pas un témoignage contemporain objectif, mais une interprétation soumise aux courants artistiques et à la politique européenne de l'époque. Néanmoins, même si la représentation visuelle des récits de voyages est révélatrice de la conception occidentale de l'antiquité gréco-romaine et de la société ottomane, elle constitue un document précieux sur l'Orient méditerranéen du XVIIIe siècle.

BIBLIOGRAPHIE
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Référencé dans la conférence : IMAGO MUNDI (II), Lettres et images d'ailleurs
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