Présentation du séminaire: instances et fonctions du récit de voyage

Conférencier / conférencière

Ces réflexions à visée théorique ont pour ambition de définir les fonctions de la littérature des voyages. Commentons la célèbre fable de La Fontaine, « les deux pigeons ». Le désir de voyage entend renouveler l’univers familier et le narré des aventures pour celui qui est resté au logis («J’étais là, telle chose m’advint»). Au départ de la pulsion viatique, il y une espèce de «libido sciendi». Au centre du voyage, se trouvent l’expérience et son aboutissement, le récit. Il s’agit de mettre en rapport les rencontres, de constituer un corps d’informations sur là-bas : fonction épistémique. Il y a quatre instances nécessaires à l’accomplissement du récit : 1) la narration, 2) d’un déplacement effectué, 3) par le narrateur-voyageur, 4) destiné à un lecteur. On peut aussi parler de quatre fonctions, qui sont les relations entre les instances : 1) testimoniale, 2) épistémique, 3) pathique (liée aux émotions du voyageur, 4) esthétique. Reprenons les instances les unes après les autres. La narration suppose un narrateur-voyageur et donc un discours personnel. Il existe diverses narrations de ce type : le récit en « je » largement différent des mémoires ou de l’autobiographie (Léry, Châteaubriand, Michaux) ; le journal où le « je » narrateur est proche des événements rapportés aussi bien spatialement que temporellement (Challe, Léris) à rapprocher des carnets (Humboldt, Saussure) ; la narration épistolaire ou monodie épistolaire qui suppose néanmoins la présence d’un destinataire (Hugo, Segalen) ; les formes mixtes (Montaigne et son secrétaire, Coxe complété par son traducteur Ramond de Carbonnière), mais aussi l’essai qui pratique la fusion entre la narration, la description et l’analyse (Chateaubriand, Lamartine), les voyages scientifiques (Volney, Saussure, Humboldt), la littérature anthropologique (Lévi-Strauss), le voyage ethnologique (Malaury), voire Michel Butor (les cinq génies du lieu) où plusieurs voix se mêlent au « je » du narrateur, des extraits de catalogues de musée, des publicités, le tout dans une chronologie et un itinéraire brouillés : un texte-monde. Cela amène à distinguer le récit de voyage de la littérature de voyage. Chez Butor, la fonction épistémique est avalée par l’écriture. Depuis le Romantisme, la littérarisation du récit de voyage crée un monde de fiction au nom du déjà-vu qui exclut la répétition épistémique. Au XXe siècle, les voyageurs luttent, en réaction, pour le réel (Segalen, Michaux, Bouvier) et font intervenir le paradigme documentariste, qui restitue les instances épistémiques et pathiques. Pour _Ecuador_ de Michaux, tous les lieux sont des mondes nouveaux, des découvertes qui ont valeur d’expérience, de l’ordre du faire (Erlebnis), de l’épreuve et du témoignage. La vie est transformée par l’écriture : « la chute du Rhin dans le cerveau » (Hugo). Dans l’expérience du voyage, il faut distinguer deux moments : celui de la cognition et celui de la représentation. Les voyages scientifiques construisent une relation de compréhension entre la réalité et l’univers mental du voyageur. C’est la thèse projective qui consiste à projeter sa propre culture sur le monde. Les travaux d’Edward Saïd sur l’orientalisme, comme création de l’Occident vont dans ce sens, mais il convient d’en nuancer la portée universelle. Le « regard éloigné » (formule de Lévi-Strauss) n’est pas absent de l’instance viatique. Le voyage implique un décentrement, un différentiel entre l’ici et le là-bas, ce que Segalen nomme « le divers ». Dans l’instance 3, le voyageur est défini comme le narrateur, mais c’est une écriture tournée vers un destinataire. La narration viatique n’est pas totalement organisée selon les moments du déplacement, elle reste ouverte ; sa grammaire narrative est différente de celle de la fiction, si l’on s’en tient à une définition étroite du récit de voyage. D’où la distinction à faire entre récit de voyage et littérature de voyage. Le premier se définit par l’identité du voyageur et du narrateur et par la fonction épistémique. La littérature de voyage est une amplification ou une variation des diverses composantes du récit de voyage. L’_Histoire générale des voyages_ publiée par l’abbé Prévost efface presque toute la matière testimoniale pour compiler une simple matière documentaire ; les _Lettres édifiantes et curieuses _ des jésuites sont une réfection éditoriale des rapports primitifs envoyés aux supérieurs de la Compagnie : le merveilleux et l’édification religieuse dominent le documentaire. Dans les récits de voyage, l’iconographie a une importance exceptionnelle pour la fonction épistémique. Mais le rapport entre l’image et la narration n’est pas simple. Certaines collections de gravures, comme celles de De Bry au début du XVIIe siècle, font presque, à elles seules, fonction de structure narrative pour stigmatiser la « légende noire » de la colonisation espagnole en Amérique. Au XVIIIe siècle, les nombreux cahiers gravés de paysage de la Suisse font disparaître totalement la narration. L’illustration contribue à la schématisation des objets. Il n’y a presque jamais encore d’identité entre le voyageur et « l’imagier » : l’image n’a pas de véritable valeur testimoniale. Avec l’ère de la photographie, celle-ci semble renaître… Les voyages imaginaires (les utopies comme les romans) sont de la littérature de voyage, sans être des récits de voyage, même s’ils plagient volontiers tel ou tel récit réel. De même, les guides de voyage sont de la simple littérature documentaire, même si comme pour le _Nouveau Voyage d’Italie- de Misson, ils se fondent sur le « je » d’un voyage effectué. La littérature viatique se définit toujours par un différentiel entre l’ici et le là-bas.

Conférence inspirée par un article de Claude Reichler, publié dans _Versants_, n° 50, 2005 (Genève, Slatkine).

Référencé dans la conférence : Découverte du voyage, voyages de découverte
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