"Sunless", un récit de voyage, la recherche d'une image absente

Conférencier / conférencière

L’intervention de Jean-Xavier Ridon s’ouvre sur les premières images du film de Chris Marker Sans soleil, les images du bonheur, le noir, la citation de Racine tirée de Bajazet, la vue du porte-avions et les voyageurs japonais endormis. Elle est là pour illustrer le type de montage pratiqué par le cinéaste et introduire à la réflexion du critique sur le type de film proposé.
Le film de voyage à dimension documentaire remonte aux origines du cinéma. Nanouk, l’Eskimau de Robert Flaherty en 1922 en est l’un des exemples les plus célèbres. La capacité du cinéma à objectiver les éléments enregistrés et donc à être un outil de savoir est ainsi rappelée. Dans le même temps, la part d’intervention du réalisateur est elle aussi déjà inscrite. Jusqu’à être, dans d’autres productions, un outil de propagande au service de l’empire colonial comme le note Guy Gauthier (cf. bibliographie).
L’étude du film de Chris Marker répond à plusieurs questions : comment interroger le genre du documentaire ? comment sortir d’un discours d’appropriation de l’autre ? comment dire autrement la subjectivité ?
La multiplicité des voix, leur anonymat, leur invention même, l’usage d’images personnelles, d’archives et de films de fiction (Hitchcock) constituent un brouillage, au sein même des codes documentaires, entre réalité et fiction. Un phénomène de brouillage qui participe d’une dynamique plus générale de désappropriation. Le néologisme de « l’ensemblier », employé par Marker à la fin de son film, sert à décrire cette réunion d’objets dissemblables tout en suggérant aussi sa résonance temporelle : elle dit le sablier du temps. Les objets s’accumulent, disparaissent, le temps passe, le sujet est fait de cet ensemble de voix et d’échos.
La poétique de Marker use peu de la comparaison, qui est pourtant l’un des procédés traditionnels de la littérature de voyage. Elle vise généralement à circonscrire les limites de deux univers, l’univers originel du voyageur et l’univers qu’il rencontre lors de son voyage. Pour Marker, elle sert davantage à rendre familier ce qui est étrange et réciproquement. Elle dessine un lieu d’appartenance multiple.
Il s’agit aussi pour lui de rendre visible ce qui ne l’est pas immédiatement, de représenter des formes d’invisibilité comme les marginaux de la société japonaise. Il s’agit également d’instaurer l’égalité des regards, où le réalisateur s’ouvre à la possibilité de devenir lui-même image. Ce qu’il manifeste ainsi c’est le désir de se spectraliser. Comme lorsqu’il dit être dépossédé de ses propres rêves, ou lorsqu’il observe la « zone » créée par un artiste japonais. Le risque de cct espace impersonnel est celui des simulacres de Baudrillard : n’être que l’image d’une image. Le salut passe donc chez Marker dans l’association de l’image à une mémoire. Tout l’enjeu réside donc à comprendre comment Marker tente de reconstituer la dynamique de « mémoire involontaire ».

Exemplier

1 – « Dure école, mais dérive insidieuse du documentaire vers la propagande : il s'agit de faire aimer cet empire colonial (dont on ne sait pas qu'il va disparaître après la Seconde guerre mondiale), de susciter des vocations, d'entretenir par des images exotiques le patriotisme français » (Guy Gauthier, 40)

2 – « Il me disait que c'était pour lui une image du bonheur, et aussi qu'il avait essayé plusieurs fois de l'associer à d'autres images – mais ça n’avait jamais marché » (Sans Soleil, 79)

3 – « Le texte ne commente pas plus les images que les images n’illustrent le texte. Ce sont deux séries de séquences à qui il arrive bien évidemment de se croiser et de se faire signe, mais qu’il serait fatigant d’essayer de confronter. Qu’on veuille donc bien les prendre dans le désordre, la simplicité et le dédoublement, comme il convient de prendre toutes choses au Japon. » (Marker, Le Dépays)

4 – « L’autre, explicitement institué par Marker dans Le Dépays, non revendiqué dans Sans Soleil est donc une partie de lui-même mise à distance, un « je » caché sous un « tu » ou sous un « il ». L’expérience du voyage, expérience au cours de laquelle l’individu est confronté à un monde non familier, le modifie et le constitue comme autre de ce qu’il est ordinairement. » (Barbara Lemaître, 64)

5 – « Perdu au bout du monde, sur mon île de Sal, en compagnie de mes chiens tout farauds, je me souviens de ce mois de janvier à Tokyo, ou plutôt je me souviens des images que j’ai filmées au mois de janvier à Tokyo. » (Sans Soleil, 94)

6 – « Ces joies simples du retour au pays, au foyer, à la maison familiale, qu’il ignorait, douze millions d’habitants anonymes pouvaient lui procurer » (Sans Soleil, 94)

7 – « Mon perpétuel va-et-vient n’est pas une recherche des contrastes, c’est un voyage aux deux pôles de la survie » (Sans Soleil, 80)

8 – « Comment prétendre représenter une catégorie de japonais qui n’existe pas ? Oui, ils sont là, je les ai vus à Osaka se louer à la journée, dormir à même le sol, ils sont voués depuis le Moyen Age aux tâches malpropres et ingrates, mais depuis l’ère Meiji rien officiellement ne les distingue et leur nom véritable, les Etas, est un mot tabou, imprononçable. Ils sont des non-personnes, comment les montrer sinon sous la forme de non-images ? » (Sans Soleil, 88)

9 – « C’est sur le marché de Bissau au Cap-Vert que j’ai retrouvé l’égalité du regard, et cette suite de figures si proches du rituel de la séduction : je la vois – elle m’a vu – elle sait que je la vois – elle m’offre son regard, mais juste l’angle où il est encore possible de faire comme s’il ne s’adressait pas à moi – et pour finir le vrai regard, tout droit, qui a duré 1/25 de seconde, le temps d’une image » (Sans Soleil, 85)

10 – « […] Et ces visages géants dont on sent peser le regard – car les voyeurs d’images sont vus à leur tour par des images plus grandes qu’eux » (Sans Soleil, 82)

11 – « Je commence à me demander si ces rêves sont bien à moi, ou s’ils font partie d’un ensemble, d’un gigantesque rêve collectif dont la ville tout entière serait la projection » (Sans Soleil, 87)

12 – « Mon copain Hayo Yamaneko a trouvé une solution : si les images du présent ne changent pas, changer les images du passé… Il m’a montré les vagues des sixties traitées par son synthétiseur. Des images non moins menteuses, dit-il avec la conviction des fanatiques, que celles que tu vois à la télévision. Au moins elles se donnent pour ce qu’elles sont, des images, pas la forme transportable et compacte d’une réalité inaccessible. » (Sans Soleil, 86)

Bibliographie

Barthes, Roland, La Chambre claire. Oeuvres Complètes 3, Paris, Editions du seuil, 1995.
‘Rhétorique de l’image’ in Communications, novembre 1964, repris dans Œuvres complètes I, Paris, Seuil, 1993.
Bellour, Raymond, « La Double hélice » dans L’Entre-Image 2, Paris, P.O.L., 1999.
Gauthier, Guy, Le documentaire un autre cinéma, Paris, Nathan, 1995.
Hitchcock, Alfred. Vertigo/Sueurs Froides.
Lemaître, Barbara, « Sans Soleil, le travail de l’imaginaire » dans Théorème 6, Recherches sur Chris Marker sous la direction de Philippe Dubois, Paris, Presse Sorbonne Nouvelle, 2002.
En fait, je recommande la lecture de tous les articles de ce volume qui sont excellents et qui donnent une analyse détaillée des différents aspects du travail de Marker.
Lupton, Catherine, Chris Marker, Memories of the future, London, Reaktion Books, 2005.
Marker, Chris, Le Dépays, Paris, Herscher, 1982.
Le commentaire de Sans Soleil a été publié par la revue de cinéma Trafic, Printemps 1993.
Michaux, Henri, Plume, précédé de Lointain Intérieur, Paris, Gallimard, 1963.
Sontag, Susan, Sur la photographie, Paris, Bourgois, 1993.

Référencé dans la conférence : Écritures contemporaines du voyage
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