Une utopie rousseauiste : Émile et Sophie

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 Émile et Sophie ou les Solitaires est un des textes les plus mal connus de Rousseau. On le trouve au tome IV (p. 879-924) des Œuvres complètes  dans la Bibliothèque de la Pléiade, où il fait suite à l’Émile. Il s’agit d’un texte bref et inachevé en deux lettres qui s’achève au milieu d’une phrase.

Il fut publié posthume en 1780, deux ans après la mort de Rousseau, par ses exécuteurs testamentaires Moultou et Du Peyrou. On peut supposer qu’il fut rédigé vers 1762, à l’époque d’Émile ; ensuite il envisagea divers projets pour le terminer. Émile , La Nouvelle Héloïse et le Contrat social  sont trois productions contemporaines : elles se renvoient de multiples échos. Au Livre V d’Émile, il est déjà question d’Émile et de Sophie. Le précepteur fait découvrir au jeune homme la femme idéale qu’il lui destine. A la fin du Livre V, les deux jeunes gens ont convolé et Sophie attend un enfant, un garçon… Émile et Sophie paraissent donc une suite logique du texte précédent. De fait, le récit a pris une tout autre direction ; dans la première des deux lettres, on trouve une étude de mœurs autour de la rupture des deux époux ; la seconde narre les aventures d’Émile en Barbarie à la suite de cette péripétie. Les projets inaboutis forment une suite à caractère utopique dont il sera question plus loin. L’utopie et le voyage sont déjà présents dans le Livre V d’ Émile ; d’abord par la construction du couple parfait à la manière des descriptions utopiques où la constitution du couple est la première des entreprises du législateur ; ensuite, par la critique des voyages qu’y fait Rousseau, adepte du voyage à pied, le seul qui soit légitime pour un philosophe stoïcien (OC, t. IV, p. 771-773). Rousseau y reviendra dans le Livre IV des Confessions à propos de son voyage à pied de Paris à Chambéry. Dans un long passage intitulé « Des Voyages », il fera une nouvelle fois la critique des voyageurs et de leurs relations, même de celles des savants (Émile, Livre V, p. 826-833) : « L’abus des livres tue la science ». Émile sera le voyageur d’un type nouveau, car il sera préparé intellectuellement au voyage et se défiera des lieux où il pourrait se perdre, au premier chef, les grandes villes (comme Saint-Preux à Paris dans La Nouvelle Héloïse). Dans Émile et Sophie, le décor change totalement. La première lettre d’Émile narre le naufrage du mariage d’Émile et de Sophie. Cette dernière est victime de deux libertins parisiens – déjà une Merteuil et un Valmont, avant Choderlos de Laclos  ; engrossée, elle avoue tout à Émile qui la quitte et décide de voyager loin de cette ville de perdition. Le discours de la « réalité fictionnelle » qui était la manière descriptive d’Émile disparaît. On passe de l’utopie éducative à l’idéologie. En effet, dans la seconde lettre (inachevée), Émile part pour faire de « longs voyages ». Il s’engage à Marseille comme simple matelot et au large de Naples son navire est pris par des corsaires « barbaresques» , qui le réduisent en esclavage dans la régence turque d’Alger. (Voir le colloque :« Captifs en Méditerranée ». http://www.crlv.org/outils/colsem/afficher.php?colsemid=47 ).
Dans la description que Rousseau fait du bagne d’Alger, il réagit en philosophe : l’homme n’étant pas libre en société, que lui importe d’être esclave, puisqu’il conserve le contrôle de son « for intérieur ». Les années 1760-1780 aiment opposer l’esclavage des noirs dans la Caraïbe et en Amérique – crime contre l’humanité- à la servitude des chrétiens dans les pays musulmans, relativement douce (« Je fus d’abord doucement traité », p. 918) et humaine, souvenir des textes sur la Barbarie du chevalier d’Arvieux et de Laugier de Tassy (Histoire du royaume d’Alger, 1725). Mais si Emile a un bon maître, il doit néanmoins soutenir la grève que les esclaves mènent. Il en devient même le meneur. Et il gage ; c’est alors que le pur produit de l’éducation du précepteur d’Émile organise le travail des autres et est remarqué » par le dey d’Alger, Assem Oglou, lui-même de basse extraction, qui le prend pour conseiller. Le texte s’interrompt alors. La seconde lettre s’oriente vers une réflexion sur le bon prince et la justice sociale à la manière du Télémaque, une des lectures favorites de Rousseau… et de Sophie. Le supplément est fourni par le récit de certains interlocuteurs de Rousseau, qui rapportent son intention d’achever le texte. Pierre Prévost le rencontra en 1777 : il résume le projet de Rousseau. Émile aurait débarqué sur une île déserte, dont Sophie était la prêtresse ; elle se serait fait l’esclave repentante d’Émile qui pourtant se serait remarié avec une rivale, mais c’était une feinte et les deux amants se retrouvent à la fin. L’autre projet est rapporté par Bernardin de Saint-Pierre de ses conversations avec Rousseau (1771) ; dans ce projet, Émile, après avoir longuement voyagé pour oublier à la manière de Saint-Preux et parvenu dans l’île déserte, serait devenu bigame, à la façon des Patriarches, et pratiquerait le ménage à trois (avec une jeune Espagnole et Sophie repentante), ce qui est l’une des obsessions bien connues de Rousseau (avec Sophie d’Houdetot dans la réalité ou Saint-Preux, Julie et Wolmar dans La Nouvelle Héloïse). L’île déserte, qui ressemble à l’île de Lampédouse au large de la Tunisie selon Guy Turbet-Delof (1964), devient un lieu ouvert où fusionnent les diverses civilisations. De l’utopie éducative à l’ébauche d’un paysage de l’utopie.

Bibliographie

Bernardin de Saint-Pierre, La Vie et les ouvrages de Jean-Jacques Rousseau, Paris, Hachette, 1907, édition critique par Maurice Souriau.
Burgelin, Pierre, —in Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, tome IV, 1969, introduction, présentation et notes pour Émile et Sophie ou Les Solitaires, pp. CLIII-CLXVI pour l'introduction, pp. 881-924 pour le texte.
—La philosophie de l'existence de J.J.Rousseau, Paris, P.U.F, 1952.
Eigeldinger, Frédéric S, Histoire d'une œuvre inachevée : Émile et Sophie ou Les Solitaires, Annales de la société Jean-Jacques Rousseau, Genève, tome XL, 1992,pp.153-184.
Launay, Michel, —Jean-Jacques Rousseau écrivain politique, C.E.L/A.C.E.R, Cannes, Grenoble, 1971.
—Une grève d'esclaves à Alger au XVIIIe siècle avec Émile et Sophie ou Les Solitaires de Jean-Jacques Rousseau, Paris, Jean-Paul Rocher, 1998.
Laugier de Tassy, Histoire du Royaume d'Alger, Amsterdam, 1725.
Turbet-Delof, Guy, —L'Afrique barbaresque dans la littérature française aux XVIe et XVIIe siècles, Genève, Droz, 1973.
—A propos d'Émile et Sophie, Revue d'Histoire Littéraire de la France, janv-mars 1964, pp.44-59.

 

Référencé dans la conférence : Littérature des Voyages extraordinaires et imaginaires jusqu’au XVIIIe siècle
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