Voyages pour rire ou pour sourire. Étude de la littérature du début du XIXe siècle en relation avec la littérature excentrique et le romanesque

Conférencier / conférencière

Dans son intervention, intitulée « Voyages pour rire ou pour sourire », Philippe Antoine nous propose une relecture originale des récits de voyage des grands écrivains au début du XIXe siècle. Cette réflexion s’inscrit dans une recherche plus large sur la poétique et la stylistique de la promenade appréhendée comme un Art du voyage. Le parcours qu’il emprunte dans ce panthéon littéraire, qui va de Chateaubriand à Flaubert en passant par Stendhal, Nerval, Gautier et Dumas, choisit ici les chemins de traverse, de la fantaisie, trait caractéristique à ses yeux de l’écriture de ces textes de genre.
La fantaisie ne sert pas seulement à qualifier le ton de l’écrivain, ni la disposition du voyageur, mais désigne également un nouveau rapport au lecteur, marqué par un triple désir de surprise, de divertissement et de contestation. Il s’agit de dénoncer le cliché, la représentation admise, ce qui fait autorité. L’ironie de l’écrivain s’exerce alors aussi bien sur les personnages du bourgeois, du touriste ou du voyageur lui-même, que sur les règles du genre et notamment son exigence didactique ou la référence intertextuelle. Le portrait charge et la caricature, le silence sur les étapes obligées ou les lieux communs rhétoriques, ou au contraire leur exhibition parodique témoignent du refus de l’itinéraire commémoratif et du désir d’affirmer sa différence, sa singularité. Cependant, il est des moments où l’ironie n’est plus aussi certaine et où l’emploi de périphrases poétiques, aujourd’hui datées, pourrait très bien correspondre à l’expression d’une émotion sincère.
Cette hésitation, ressentie à la lecture de nombreux passages descriptifs, est sans doute liée à la nature même de l’écriture fantasque, que l’on peut définir en référence aux arts poétiques d’Horace et de Boileau, comme une écriture mêlée, capricante, faite de profusion et d’assemblages hétéroclites, de scènes de genre, de miniatures charmantes comme de figures outrancières, et qui parvient pourtant, à l’image de la chimère – son emblème – à conserver une unité. Tous ces énoncés sont les perles d’une esthétique de l’ornement qui déplace l’attention de la chose vue à sa mise en mot, au savoir faire de l’artiste.
La raison de cette poétique du « zig-zag », de cette écriture du « corricolo » est dans la morale ou plutôt dans la disposition d’esprit du voyageur promeneur qui ne recherche que l’imprévu, l’irresponsabilité et le plaisir. Si la digression règne en maître dans la narration viatique, c’est que la promenade excentrique n’a pas de centre, c’est qu’elle est une activité gratuite, ni riche, ni sage, ni saine, mais une pratique déviante entreprise pour sa simple récréation personnelle. Et parfois dans cet abandon où rien n’est important, mais où tout est matière à sourire, un détail compte, qui devient un « amplificateur d’existence ». Le réel se rappelle alors à l’écrivain en dehors de toute prétention à l’érudition ou de son antidote le penchant satirique. C’est l’idéal d’une écriture blanche où le référent et la représentation ne feraient qu’un, où l’écriture s’oublie et où le voyageur devient sincère, moment rare à l'image du "brin d’herbe" de Victor Hugo.

Exemplier 
Chateaubriand, Voyage en Amérique, dans Œuvres romanesques et voyages, M. Regard éd., Gallimard, « La Pléiade », 1969, p. 684-685.

On sait déjà que j’eus le bonheur d’être reçu par un de mes compatriotes sur la frontière de la solitude, par ce M. Violet, maître de danse chez les Sauvages. On lui payait ses leçons en peaux de castor et en jambons d’ours. « Au milieu d’une forêt, on voyait une espèce de grange ; je trouvai dans cette grange une vingtaine de Sauvages, hommes et femmes, barbouillés comme des sorciers, le corps demi-nu, les oreilles découpées, des plumes de corbeau sur la tête et des anneaux passés dans les narines. Un petit Français, poudré et frisé comme autrefois, habit vert pomme, veste de droguet, jabot et manchettes de mousseline, raclait un violon de poche, et faisait danser Madelon Friquet à ces Iroquois. M. Violet, en me parlant des Indiens, me disait toujours : Ces messieurs sauvages et ces dames sauvagesses. Il se louait beaucoup de la légèreté de ses écoliers : en effet, je n’ai jamais vu faire de telles gambades. M. Violet, tenant son petit violon entre son menton et sa poitrine, accordait l’instrument fatal ; il criait en iroquois : A vos places ! et toute la troupe sautait comme une bande de démons. » (A).
C’était une chose assez étrange pour un disciple de Rousseau, que cette introduction à la vie sauvage par un bal que donnait à des Iroquois un ancien marmiton du général Rochambeau.
A. Itinéraire, t. III, p. 103, Œuvres compl.

Stendhal, Mémoires d’un touriste, dans Voyages en France, V. del Litto éd., Gallimard, « La Pléiade », 1992.

Je demande pardon au lecteur de ces pages sérieuses, mais ce n’est qu’après les avoir écrites pour moi que j’ai compris le sol de la France.
Je vais maintenant parler de la pluie et du beau temps. (p. 60).

Je demande la permission de donner une simple liste de mes sensations ; si j’entreprenais de les arranger en phrases, elles occuperaient six pages de plus, et, je le crains, déplairaient davantage au lecteur qui sent d’une manière toute opposée à la mienne. (p. 115).

Entraîné par ma phrase, j’oubliais de dire qu’on appelle brêche, à Lyon, une petite barque couverte d’un cerceau et d’une toile, et menée à deux rames par une jeune fille, dont la grâce, l’élégance de propreté et la force presque virile rappellent les fraîches batelières des lacs de la Suisse. (p. 134).

La pluie à verse qu’il fait ce soir (se figure-t-on quelque chose de décourageant comme la pluie à verse qui tombe à grand bruit sur le pavé d’une laide ville de province, à sept heures du soir  ?), la pluie donc me donne le loisir, et qui plus est, l’audace, de présenter au lecteur [l’histoire de l’architecture romane et gothique]. (p. 171).

Il m’a fallu voir les cinq hôpitaux de Nantes ; mais comme, grâce au ciel, le présent voyage n’a aucune prétention à la statistique et à la science, j’en ferai grâce au lecteur, ainsi que dans les autres villes. Je saute aussi des idées que j’ai eues sur le paupérisme. (p. 238).

Je vais transcrire quelques pages de César ; les lecteurs que la physionomie morale de nos aïeux n’intéresse point les passeront ; les autres aimeront mieux trouver ici ces paragraphes de César que d’aller les chercher dans le sixième livre de la Guerre des Gaules. (pp. 290-291).

Dieu me garde d’engager le lecteur à croire ce que je dis ; je le prie d’observer par lui-même si ce que je dis est vrai. L’homme sensé ne croit que ce qu’il voit, et encore faut-il bien regarder. (p. 299).

[…] j’ai laissé passé le moment de partir avec la diligence. Je m’en doutais un peu ; mais d’abord je ne savais pas bien exactement l’heure du départ, et, ensuite je n’étais pas mal sur ce banc, occupé à considérer des nuages gris et à penser aux bizarreries du cœur humain. (p. 308).

Je croyais terminer mon voyage à ma rentrée dans cette ville, le hasard en décide autrement. L’excellent et habile jeune homme qui devait aller tenir pour nous la foire de Beaucaire est souffrant, et je repars ce soir pour les rives du Rhône que je compte revoir dans cinquante heures. (p. 346).

Voici un mot de description de la charmante Maison Carrée. (Je supplie de lire ceci en présence d’une estampe si mauvaise qu’elle soit.) (p. 359).

Nerval, Voyage en Orient, J. Huré éd., Imprimerie nationale, 1997, t. I, pp. 218-219.

Je plains beaucoup ces gentlemen toujours coiffés, bridés, gantés, qui n’osent se mêler au peuple pour voir un détail curieux, une danse, une cérémonie, qui craindraient d’être vus dans un café, dans une taverne, de suivre une femme, de fraterniser même avec un Arabe expansif qui vous offre cordialement le bouquin de sa longue pipe, ou vous fait servir du café sur sa porte, pour peu qu’il vous voie arrêté par la curiosité ou par la fatigue. Les Anglais surtout sont parfaits, et je n’en vois jamais passer sans m’amuser de tout mon cœur. Imaginez un monsieur monté sur un âne, avec ses longues jambes qui traînent presque à terre. Son chapeau rond est garni d’un épais revêtement de coton blanc piqué. C’est une invention contre l’ardeur des rayons du soleil, qui s’absorbent, dit-on, dans cette coiffure moitié matelas, moitié feutre. Le gentleman a sur les yeux deux espèces de coques de noix en treillis d’acier bleu, pour briser la réverbération lumineuse du sol et des murailles ; il porte par-dessus tout cela un voile de femme vert contre la poussière. Son paletot de caoutchouc est recouvert encore d’un surtout de toile cirée pour le garantir de la peste et du contact fortuit des passants. Ses mains gantées tiennent un long bâton qui écarte de lui tout Arabe suspect, et généralement il ne sort que flanqué à droite et à gauche de son groom et de son drogman.

Gautier, Un Tour en Belgique et en Hollande, L’école des lettres, 1997, pp. 61-62.

Vers cette latitude, une inquiétude sérieuse me vint prendre au collet. Le lecteur n’a sans doute pas oublié les causes de mon excursion dans ces régions polaires et arctiques, et que, comme un autre Jason, j’étais parti pour aller conquérir la toison d’or, ou, pour parler en style plus humble, chercher la femme blonde et le type de Rubens ; but innocent et louable s’il en fut. Je n’avais pas encore vu une seule femme blonde, quoique j’eusse mon télescope constamment braqué, et que mon ami Fritz regardât à gauche, tandis que j’explorais le côté droit de la route, de peur de laisser passer, dans un moment de distraction ou de négligence, quelque Rubens sans cadre, sous forme d’une honnête Flamande.
Je communiquai mes craintes au digne Fritz qui, avec le beau sang-froid qui le caractérise dans toute les occasions difficiles de sa vie me répondit qu’il ne fallait pas encore perdre courage ; que Rubens était d’Anvers, et que c’était probablement à Anvers que se trouvaient les modèles de ses tableaux ; mais que si à Anvers (en flamand Antwerpen) je ne rencontrais pas de blonde, non seulement il me permettrait de me désespérer, mais encore il m’y engagerait de son mieux, et ne me refuserait pas même la douceur de me jeter dans l’Escaut, canalisé ou non, à mon choix.

Dumas, Le Corricolo, Boulé, 1846, pp. 9-10.

Il y a trois manières de visiter Naples :
A pied, en corricolo, en calèche.
A pied, on passe partout.
En corricolo l’on passe presque partout.
En calèche, l’on ne passe que dans les rues de Chiaja, de Tolède et de Forcella.
Je ne me souciais pas d’aller à pied. A pied, l’on voit trop de choses.
Je ne me souciais pas d’aller en calèche. En calèche, on n’en voit pas assez.
Restait le corricolo, terme moyen, juste milieu, anneau intermédiaire qui réunissait les deux extrêmes.
Je m’arrêtai donc au corricolo.
Mon choix fait, j’appelai M. Martin Zir. Monsieur Martin Zir monta aussitôt.
« Mon cher hôte, lui dis-je, je viens de décider dans ma sagesse que je visiterai Naples en corricolo.
- A merveille, dit M. Martin. Le corricolo est une voiture nationale qui remonte à la plus haute antiquité. C’est la biga des Romains, et je vois avec plaisir que vous appréciez le corricolo.
- Au plus au degré, mon cher hôte. Seulement, je voudrais savoir ce qu’on loue un corricolo au mois.
- On ne loue pas un corricolo au mois, me répondit M. Martin.
- Alors à la semaine.
- On ne loue pas le corricolo à la semaine.
- Eh bien ! au jour.
- On ne loue pas le corricolo au jour.
- Comment loue-t-on le corricolo ?
- On monte dedans quand il passe et l’on dit : « Pour un carlin. » Tant que le carlin dure, le cocher vous promène ; le carlin est usé, on vous descend. Voulez vous recommencer ? vous dites : « Pour un autre carlin ; » le corricolo repart, et ainsi de suite.
- Mais moyennant ce carlin on va où l’on veut ?
- Non, on va où le cheval veut aller. Le corricolo est comme le ballon, on n’a pas encore trouvé moyen de le diriger.
- Mais alors pourquoi va-t-on en corricolo !
- Pour le plaisir d’y aller. »

Hugo, Le Rhin, dans Voyages, Robert Laffont, « Bouquins », 1987, Lettre dixième, p. 71.

Cher ami, je suis indigné contre moi-même. J’ai traversé Cologne comme un barbare. A peine y ai-je passé quarante-huit heures. Je comptais y rester quinze jours, mais après une semaine presque entière de brume et de pluie, un si beau rayon de soleil est venu luire sur le Rhin que j’ai voulu en profiter pour voir le paysage du fleuve dans toute sa richesse et dans toute sa joie. J’ai donc quitté Cologne ce matin par le bateau à vapeur le Cockerill. J’ai laissé la ville d’Agrippa derrière moi, et je n’ai vu ni les vieux tableaux de Sainte-Marie-au-Capitole ; ni la crypte pavée de mosaïques de Saint-Géréon ; ni la crucifixion de Saint-Pierre, peinte par Rubens pour la vieille église demi-romaine de Saint-Pierre où il fut baptisé ; ni les ossements des onze mille vierges dans le cloître des ursulines ; ni le cadavre imputréfiable du martyr Albinus ; ni le sarcophage d’argent de saint Cunibert ; ni le tombeau de Duns Scotus dans l’église des minorites ; ni le sépulcre de l’impératrice Théophanie, femme d’Othon II, dans l’église de Saint-Pantaléon ; ni le Maternus-Gruft dans l’église de Lisolphe ; ni les deux chambres d’or du couvent de Sainte-Ursule et du dôme ; ni la salle des diètes de l’empire, aujourd’hui entrepôt de commerce ; ni le vieux arsenal, aujourd’hui magasin de blé. Je n’ai rien vu de tout cela. C’est absurde, mais c’est ainsi.

Flaubert, Par les champs et par les grèves, dans Œuvres complètes, Louis Conard, 1910, p. 95.

Voilà donc ce fameux champ de Carnac qui a fait écrire plus de sottises qu’il n’a de cailloux ; il est vrai qu’on ne rencontre pas tous les jours de promenades aussi rocailleuses. Mais, malgré notre penchant naturel à tout admirer, nous ne vîmes qu’une facétie robuste, laissée là par un âge inconnu pour exerciter l’esprit des antiquaires et stupéfier les voyageurs. On ouvre, devant, des yeux naïfs et, tout en trouvant que c’est peu commun, on s’avoue cependant que ce n’est pas beau. Nous comprîmes donc parfaitement l’ironie de ces granits qui, depuis les druides, rient dans leurs barbes de lichens verts à voir tous les imbéciles qui viennent les visiter. Il y a des gens qui ont passé leur vie à chercher à quoi elles servaient et n’admirez-vous pas d’ailleurs cette éternelle préoccupation du bipède sans plumes de vouloir trouver à chaque chose une utilité quelconque ? Non content de distiller l’océan pour saler son pot-au-feu et de chasser des éléphants pour avoir des ronds de serviette, son égoïsme s’arrête encore lorsqu’on exhume devant lui un débris quelconque dont il ne peut deviner l’usage. […]
Après avoir exposé les opinions de tous les savants cités plus haut, que si l’on me demande à mon tour quelle est ma conjecture sur les pierres de Carnac, car tout le monde a la sienne, j’émettrai une opinion irréfutable, irréfragable, irrésistible, une opinion qui ferait reculer les tentes de M. de la Sauvagère et pâlir l’égyptien Penhouët ; une opinion qui casserait le zodiaque de Cambry et mettrait le serpent Python en tronçons, et cette opinion la voici : les pierres de Carnac sont de grosses pierres. (p. 104)

Nodier, Promenade de Dieppe aux montagnes d’Ecosse, Barba, 1821, pp. 329-331.

Maintenant ce rêve de cinquante jours est terminé, et je vois se confondre, comme les édifices d’une ville qu’on a quittée la veille, et qu’on regarde du haut d’une montagne déjà éloignée, tous les objets qui ont occupé mes yeux pendant ce temps-là. Les sensations les plus vives de ces journées si pleines d’idées nouvelles s’éteignent dans ma mémoire. Qui peut fixer les impressions passagères de la vie ? Quel intérêt offriraient d’ailleurs celles d’un homme qui voyage pour voyager, vit pour vivre, quelquefois même pour oublier qu’il vit, et remplit sans dessein de réflexions sans but les pages d’un mémorial inutile ? Cependant le fruit de ce journal brusquement improvisé en passant d’une chaise de poste à un bateau ne serait pas entièrement perdu, s’il inspirait à un homme mieux organisé et plus capable de tirer de son oisiveté un parti avantageux pour les autres, le goût des voyages d’observation dans des pays très-voisins que nous ne connaissons pas. Il ne manquerait rien au seul succès que j’ambitionne s’il me savait quelque gré de lui avoir indiqué dans la grande île britannique quelques dignes sujets de curiosité, de surprise et d’admiration. – Oxford, Cantorbery, Durham, Yorck, Alnewick, Edimbourg. – Le château de Dunbarton, le lac Kattrine, le Ben-Lomond. – Et Miss Kelli.

Référencé dans la conférence : Séminaire XIXe-XXe siècles
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