Esthétique
«Soumis au grand mouvement imprimé à tous les esprits, dans le cours du dernier siècle et dans le premier quart du siècle présent, les voyages, comme toutes les autres branches de la littérature scientifique, ont dû prendre un caractère plus imposant et plus sérieux que celui qu'on leur reconnaissait généralement, antérieurement à cette époque de régénération et de progrès. Les voyages ne sont plus, comme naguères, relégués dans le coin le plus obscur des bibliothèques, parmi les romans et les ouvrages de pure imagination; et, sans avoir cessé de fournir une distraction agréable à l'homme du monde, qui ne veut que se délasser de ses plaisirs, la lecture en est devenue un besoin pour l'homme grave, qui cherche à se distraire de ses études, et pour le savant, toujours plus avide d'augmenter la masse de ses connaissances; d'où il suit que les voyages entrent réellement, aujourd'hui, dans le domaine de toutes les classes éclairées, et sont, grâces aux pas immenses qu'ont faits dernièrement, et que font encore, tous les jours, la physique générale et particulière, l'indispensable complément de toute éducation libérale. De là, deux dispositions également encourageantes pour ce genre de travaux; d'abord, le discrédit absolu dans lequel est tombé, depuis assez long-temps déjà, l'injuste préjugé qui enveloppait, sans choix et sans critique, dans une même défaveur, les expéditions lointaines, en les frappant toutes indistinctement du stigmate d'un vieux proverbe, dont le texte trivial n'est plus qu'un non-sens ridicule. Les voyageurs, en effet, se trompent toujours, sans doute, ou peuvent toujours se tromper, car ils sont hommes ...; mais les voyageurs ne mentent plus .... Et comment oseraient-ils mentir, en présence d'un public en général aussi défiant qu'éclairé, d'une critique toujours éveillée, d'une presse toujours prête à révéler leurs impostures? Une seconde disposition, non moins favorable aux travaux de l'écrivain-voyageur, c'est la sympathie qui vient accueillir et féconder à la fois la pensée qui le préoccupe et le sentiment qui l'agite, dès que la franchise et la loyauté de son début ont pu lui conquérir, la confiance du lecteur ombrageux et établir entr'eux et lui cette douce communauté d'impressions, première et souvent seule récompense de l'homme de lettres délicat et consciencieux; mais à quel prix l'heureux écrivain l'obtiendra-t-il, cette confiance, gage infaillible des succès les plus flatteurs qui puissent couronner ses efforts? Le lecteur a déjà répondu, en trouvant, dans ces réflexions préliminaires, non pas l'apologie gratuite, mais l'explication nécessaire des détails personnels auxquels je me verrai quelquefois contraint de me livrer, dans le cours de ces récits. Équitable et bienveillant, il n'y cherchera point l'odieuse préoccupation de l'égoïsme et de la vanité; mais il y reconnaîtra le désir naturel et légitime de m'identifier, en quelque sorte, avec lui, pour le rendre plus utilement pour lui-même, le confident le plus intime de tous mes sentimens et de toutes mes pensées»(I/1-2).
«Je crois inutile d'entrer dans des détails nautiques qui fatiguent le plus souvent le lecteur, sans autre avantage que celui d'envahir beaucoup de terrain»(I/7).
«Les habitans de nos cités, en lisant, bien commodément, au coin de leur feu ou dans le tranquille sanctuaire de leur cabinet, une relation de voyages, en supposent toujours le héros entouré de jouissances nouvelles; mais qu'ils sont loin de sentir combien ces jouissances sont chèrement payées, par combien de privations il les achète, et de combien de patience, de courage et de persévérance il doit s'armer, pour braver les dégoûts, les contrariétés et les périls d'une course prolongée, loin du centre de la civilisation!»(I/132).
«Quiconque veut voyager fructueusement doit ne rien négliger pour se mettre partout au courant des usages propres à chacune des provinces qu'il parcourt; car, s'il se conforme à tous, il est sûr de se faire aimer de toutes les classes de la société, de les voir partout, à l'envi, s'empresser à seconder ses vues; et, dès-lors, le succès de sa mission est assuré. De quel droit, en effet, voudrions-nous tout plier à nos habitudes et à nos usages? Pourquoi trouver ridicule tout ce qui ne s'en rapproche pas? Ces mêmes habitudes, ces mêmes usages que nous croyons les meilleurs, ne paraîtront-ils pas aussi ridicules à ceux-là même que nous critiquons?»(I/211).
«Un voyageur doit chercher à s'intéresser à tout, soit que la nature s'y prête, soit qu'elle se montre avare de ses beautés»(II/372).