Giacomo Casanova débarque à Riga et séjourne à Saint-Pétersbourg de décembre 1764 à l'automne 1765, avec un court voyage à Moscou ; puis il repartira pour la Pologne. Il est dans son grand tour des philosophes et des souverains (Frédéric II, Catherine II et Stanislas-Auguste Poniatowski), à qui il propose quelques opérations lucratives : ce sera sans succès. Contrairement à une idée reçue, ses mémoires sont extrêmement véridiques et confirmées par les archives russes, même si, pour leur rédaction, il s'est servi de relations publiées à la fin du XVIIIe siècle (Rulhière) après la mort de Catherine II. La logique du récit est reconstituée, même si la chronologie des détails peut être discutable. La religion orthodoxe n'intéresse guère les voyageurs occidentaux au XVIIIe siècle. C'est plus tard que Mme de Staël et le Groupe de Coppée y verront la base de l'identité nationale russe et dans les icônes, autre chose qu'un art barbare. Pour les voyageurs, les Russes sont des païens baptisés. La religion catholique attire les femmes et des seigneurs qui y voient une ouverture vers l'occidentalisation. L'influence des émigrés français (Joseph de Maistre) et de la franc-maçonnerie martiniste (le Philosophe inconnu Saint-Martin) se fait sentir à la fin du siècle. La religion orthodoxe n'a que peu de goût pour les débats théologiques. Casanova fréquente surtout les milieux maçonniques. De la religion orthodoxe, il évoque les icônes, la liturgie « toute grecque » (sic) et un peuple superstitieux soumis aux prêtres. Contrairement à la tradition libertine occidentale qui voit dans le moine un individu libidineux, les popes sont seulement ignorants et adonnés à la boisson. Il distingue le clergé blanc qui se marie du clergé noir tenu à la chasteté. Ne connaissant pas le russe, ni très bien l'allemand qui est la langue de communication des étrangers, Casanova relate deux fêtes religieuses dont il aurait été témoin : le baptême des eaux à Saint-Pétersbourg (avec une anecdote qu'il pille sans le dire à un imprimé : l'enfant noyé au moment du baptême) et les Pâques à Moscou. Il évoque des discussion avec Platon, qui parle français, le très savant précepteur du Grand Duc Paul : sur la différence minime entre catholicisme et orthodoxie selon Casanova. En revanche, il conteste le culte de Voltaire en Russie. Homme à projet, il propose à Catherine II de substituer le calendrier grégorien au calendrierjulien, pour que la Russie s'occidentalise. La tsarine refuse d'aller contre la tradition russe. Pour ce qui est des femmes, Casanova déçoit en Russie. Il se présente comme un comte italien, mais ne peut fréquenter que la population qui parle une langue occidentale. Or l'aristocrate russe aime le luxe, et il manque d'argent. Comme ailleurs, il se limite à fréquenter des comédiennes parlant français. Mais il fantasme sur la femme russe ; il a lu Montesquieu et les « lettres persanes » sur la Moscovie : la femme russe aime être battue! Pour 100 roubles, il achète une paysanne de 13 ans, un premier élément de harem, qu'il va nommer très voltairiennement Zaïre et qu'il revendra à l'architecte italien Rinaldi. C'est le moyen d'être sage en Russie! Casanova va avec Zaïre aux bains russes qui passent chez les voyageurs occidentaux (Chappe d'Auteroche) pour une version de l'Enfer : il n'y voit que la naïveté des moeurs russes. Casanova bat Zaïre et y voit aussi la « baguette magique » de la société russe. Des femmes qui, selon lui, sont « faciles et douces » -l'idéal féminin de Casanova. L'androgyne a toujours fasciné le Vénitien, et l'homosexualité qu'il pratique avec un jeune et très efféminé officier de l'aristocratie russe correspond à cette tendance profonde de sa personnalité. Il voit aussi en Catherine II la femme amazone. Son roman utopique de l'_Icosaméron_ (1788) développera le thème de la recherche du double, des amours incestueuses créatrices. Autre fantasme utopique : le monde des vers à soie, une société organisée qui réalise le Grand Oeuvre de la métamorphose. Son projet de Saratov n'aura pas de suite. Mais il témoigne en creux d'une obsession casanovienne assez paradoxale en apparence seulement : la méfiance à l'égard du sexe féminin (les femmes ne doivent pas s'occuper des vers à soie...).
Bibliographie :
Casanova, Giacomo, _Histoire de ma vie_, Paris, R. Laffont, 1993, t. 3.
Stroev, Alexandre, « Casanova et Catherine II », _Revue des deux mondes_, 1998, juillet – août, p. 80-90.
-, « Comment civiliser la Russie en élevant des vers à soie à Saratov. Un projet inédit de Giacomo Casanova », _Recherches & Travaux_, n° 61 (Le Moi, le monde), Grenoble, Université Stendhal, 2002, p. 23-37.
Liechtenhan, Francine-Dominique, _Les trois christianismes et la Russie. Les voyageurs occidentaux face à l¹Église orthodoxe russe. XVe XVIIIe siècle_, Paris, CNRS Éditions, 2002.