Fonction et régime de l'anecdote dans la littérature de voyage de la Renaissance

Conférencier / conférencière

Se proposer d'étudier l'anecdote dans la littérature de voyage de la Renaissance tient du paradoxe, car le terme, attesté pour la première fois en 1654 chez Guez de Balzac, était inconnu des auteurs de l'époque. Mais les textes montrent qu'en dépit de leur ignorance du mot, ils en maîtrisaient déjà le procédé, qu'ils nommaient, selon les cas, « eschantillon », « faict », « exemple » ou « digression ». Liée par son sens étymologique à l'Histoire et à l'expression de l'inédit (Anecdota de Procope), l'anecdote s'offre au service de certains enjeux essentiels de l'écriture du voyage et se prête à de multiples usages : C'est d'abord une technique de publication idéale pour exprimer la nouveauté et la singularité de realia jugées irréductibles à l'inventaire. Dans des textes constamment partagés entre un discours à vocation totalisante et la mise en scène d'une expérience spécifique, les anecdotes mettent en oeuvre une manière de « dire brut », digressive, qui garantit vraisemblance et intégrité aux fragments de réel qu'elles isolent. En vertu de cette aptitude au « parler vrai », elles sont également sollicitées pour autoriser le témoignage et proclamer l'authenticité du dire : conçues comme de véritables « effets de réel », elles participent alors moins d'un « faire voir » que d'un « faire croire », argument indispensable de la réception du livre. Puisant tantôt dans son souvenir, tantôt dans ses lectures, recourant au besoin à des anecdotes topiques, devenue simples références culturelles sans lien avec le voyage réel, l'auteur donne au texte, par la preuve répétée de ces micro récits, la double caution de l'expérience et de l'érudition. Mais si elles savent oeuvrer à la légitimation de l'écrit, les anecdotes représentent aussi un remarquable observatoire des intentions du texte : récits courts de faits curieux, elles se chargent d'un potentiel d'exemplarité qui les rendent aptes à soutenir un processus discursif, aussi bien scientifique que moral ou religieux. Fruits d'une sélection qui ne doit rien au hasard, soumettant parfois le réel à une recomposition qui en concentre le sens, elles jouent, au même titre que des exempla, le rôle de peintures édifiantes, d'aphorismes en images qui, réunis, ordonnent les événements du voyage à une vision interprétative du monde et de l'Autre. Enfin, malgré leur dispersion intrinsèque, elles peuvent s'organiser en programmes et tisser un discours en filigrane, qui livre les leçons du texte avec d'autant plus de persuasion qu'il ne laisse rien paraître de ses intentions. En dernière analyse, la question se pose du risque que le procédé fait courir à l'équilibre général de l'écrit de voyage. En effet, certains textes suggèrent qu'en raison même de ses potentialités narratives, l'anecdote résiste parfois mal à la tentation du récit et échappe à la contrainte référentielle pour transformer les données du réel en « fictions divertissantes ». L'hypothèse reste à vérifier, mais avérée, elle éclairerait le devenir d'un genre qui, à l'aube du XVIIe siècle, se cherche de nouvelles vérités.

Référencé dans la conférence : IMAGO MUNDI (III)
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