Le mythe est un garde-fou contre l’inconnu, un écran faussant les perspectives. L’imaginaire collectif européen fut transféré, de cette manière, en Amérique ; c’est le cas, entre autres, pour le mythe antique des Amazones. Le nom de ces femmes guerrières a donné lieu à plusieurs étymologies fantaisistes : « tueuse d’hommes », « sans sein ». Hérodote situe le royaume des Amazones aux confins du monde connu (Scythie), Diodore de Sicile en Lybie où les hommes sont traités en femmes. Au XVIe siècle, Thevet les localise en Asie. Ce déplacement constant va les conduire en Amérique. Le caractère des Amazones est fixé dès l’Antiquité : guerrières au sein gauche mutilé pour mieux tirer de l’arc du bras droit, elles chevauchent. L’_Iliade_ les représente farouches et viriles. Marco Polo parle d’îles femelle et mâle dans l’océan Indien. Elles habitent, en général, dans des îles fermées sur l’extérieur, où les hommes ne sont reçus provisoirement que pour la reproduction. Les enfants mâles sont castrés ou rendus à leur père. Ce monde inversé, qui imprègne l’imaginaire antique et médiéval, va ressurgir en Amérique dès 1493 : Christophe Colomb croit apercevoir des Amazones dans l’île qui deviendra plus tard, la Martinique. Puis le mythe va quitter la Caraïbe pour le continent. On pense que les Amazones sont les gardiennes des trésors, or et épices, convoités par les Européens. Le Mythe des Amazones est, dès l’origine, lié à celui du pays d’Eldorado. En 1544, l’expédition d’Orellana, partie du Pacifique, va tenter de suivre le cours de l’Amazone pour pénétrer dans ce monde fantasmé. La relation faite par le père Carvajal est le premier récit en forme sur ces guerrières représentées comme grandes et blanches à l’identique de leurs sœurs antiques. La Couronne d’Espagne va utiliser ce mythe de contrées défendues par ces intrépides Amazones pour en détourner d’éventuels concurrents. Ces tribus de femmes guerrières correspondent néanmoins d’assez loin à la topique du mythe : pas de sein brûlé, ni de haine des hommes. En 1544, la carte de Sébastien Cabot représente pour la première fois la « rivière des Amazones ». De fait, après 1566, l’Amazonie est fermée par l’Espagne et le mythe se nourrira de cet interdit. L’aventurier anglais W. Raleigh tente, sans succès, d’attirer Elisabeth, la reine vierge, vers ce royaume des femmes guerrières. Au XVIIe siècle et au début du XVIIIe siècle, les compilations se multiplient ; le père d’Acuña (1640), pour les textes espagnols, Jean Mocquet (1617), le comte de Pagan (1655) et Pierre Petit (1718), du côté français. Inspiré par les textes du père Lafitau, Charles-Marie de la Condamine, parti au Pérou pour mesurer le méridien terrestre (1735), voyage ensuite depuis le Pacifique jusqu’à Cayenne et recueille au fil du fleuve des témoignages sur les Amazones : il en fait rapport à l’Académie des sciences lors de son retour en France (Relation abrégée d'un voyage fait dans l'intérieur de l'Amérique méridionale depuis la côte de la mer du Sud jusqu'aux côtes du Brésil et de la Guyane, en descendant la rivière des Amazones, lue à l'assemblée publique de l'Académie des sciences, le 28 avril 1745). Le mythe a tendance à s’éloigner de plus en plus vers l’Est, vers la Guyane, à mesure sue les voyageurs progressent dans cette direction, sans jamais découvrir véritablement Eldorado et le pays des Amazones. L’amazonite, pierre verte de Guyane, censée venir du pays des femmes guerrières, est réputée avoir des vertus médicinales : c’est une bien modeste découverte. En 1741, l’abbé Guyon, auteur d’une _Histoire des Amazones anciennes et modernes _ avance l’hypothèse que l’existence de femmes guerrières en Amazonie s’explique par le statut servile des femmes dans les sociétés indiennes, les plus audacieuses s’enfuyant et créant des sociétés uniquement féminines, coupées des hommes. Cette rationalisation du mythe sera reprise par Alexander von Humboldt ; voyageur et savant, mais moins crédule que La Condamine, il pense que les sociétés de femmes guerrières protègent leurs villages en l’absence de leurs maris. Au siècle suivant, il y aura encore quelques voyageurs _Paul Marcoy, Paul Denis _ pour ne pas renoncer à trouver quelque part dans la forêt amazonienne cette utopie d’un monde primitif, un possible latéral inversé de notre monde.
Bibliographie
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