Les turqueries au XVIIe siècle

Conférencier / conférencière

Entre les années 1621 et 1656 une dizaine de pièces proposent au public un transfert de l’action au cœur du sérail ottoman. Il s’agit essentiellement de tragédies, mais aussi de quelques tragi-comédies, qui ont toutes pour point commun de situer leur lieu en Orient et de décliner les intrigues politico-amoureuses du clan de Soliman II, dit le Magnifique, tout en proposant un nouveau type bien particulier de scène, la « scène de sérail ». Ce sont ces pièces que je qualifierai de « turqueries », en tentant de préciser ici la définition de cette notion souvent comprise de façon très large. Il s’agirait d’essayer de cerner du point de vue génétique, générique, dramaturgique, symbolique et politique les caractéristiques définitionnelles et les fonctions d’un mode d’écriture théâtral transposant l’action en Orient. Tandis que certaines tragi-comédies et tragédies proposent au public un transfert de l’action au cœur du sérail ottoman préparant les « images de puissances » raciniennes à l’œuvre dans Bajazet, le motif farcesque du retour des Indes Orientales au début du siècle prépare l’ouverture des Fourberies de Scapin et la ridiculisation du Mamamouchi de Molière. Les turqueries, souvent d’origines romanesques et/ou viatiques, correspondent à une mode limitée dans le temps, interrogent le statut d’auteur mineur et traversent les genres tout en les croisant. Ni vraiment « genre », ni exactement « sous-genre », la turquerie soulève un problème de définition et pose la question d’œuvres à la fois jugées « exotiques » et « mineures » et du lien qui peut exister entre ces deux notions. Au-delà de ces tentatives de définitions, la « turquerie », qu’une identité générique problématique a sans nul doute contribué à marginaliser, ne se limite ni à la tragédie, ni à la comédie, ni à la tragi-comédie, ni au ballet, ni même au théâtre, puisque certaines « turqueries » romanesques sont à l’origine de pièces, ni même à la littérature, lorsque le goût pour l’Orient devient phénomène de société. C’est précisément par ce dépassement des genres, en constituant davantage une « relation d’architextualité » (Genette) –ou même en se définissant comme un « archigenre »–, que la « turquerie » ouvre l’esprit de l’auteur et du spectateur-lecteur à la modernité.

Bibliographie

Récits de voyage
Bernier, François, Voyages de François Bernier, Docteur en Medecine de la Faculté de Montpellier, contenant la Description des Etats du Grand Mongol, de l'Hindoustan, du Royaume de Kachemire, & c. Où il est traité des Richesses, des Forces, de la Justice, & des causes principales de la decadence des Etats de l’Asie, & de plusieurs evenements considérables. Et où l'on voit comment l'or & l'argent après avoir circulé dans le monde passent dans l'Hindoustan d'où ils ne reviennent plus. Le tout enrichi de Cartes & de Figures. A Amsterdam, Chez Paul Marret, Marchand Libraire dans le Beurs straet, à la Renommée. M.DCCX.
Chesneau, Jean, Voyage de Paris en Constantinople, BNF, Ms. Fr. 23045 f., 283 r°, f. 273 v°.
Du Chastelet des Boys, René, L'Odyssée ou diversité d'aventures, rencontres et voyages en Europe, Asie et Afrique, divisée en quatre parties, à la Flèche, chez Gervais Labœ, imprimeur, 1665.
Guilleragues et Girardin, Ambassades de M. le comte de Guilleragues et de M. Girardin auprès du Grand Seigneur, avec plusieurs pièces curieuses de tous les ambassadeurs de France à la Porte, qui font connoistre les avantages que la religion, et tous les princes de l’Europe ont tiré des alliances faites par les Français avec sa Hautesse, depuis le règne de François I, et particulièrement sous le règne du roy, à l’égard de la religion ; ensemble plusieurs descriptions de festes, et de cavalcades à la manière des Turcs, qui n’ont point encore été données au public, ainsi que celle des tentes du Grand Seigneur, Paris, De Luines, 1687.
La Borderie, Bertrand, Le Discours du voyage de Constantinople, envoyé dudict lieu à une Damoyselle de France par le Seigneur de Borderie, in Opuscule d’Amour par Heroet, La Borderie et autres divins poëtes, Lyon, Jean de Tournes, 1547, v. 692-1694 et v. 1699-1705.
Nicolay, Nicolas de, Discours et Histoire véritable des navigations, pérégrinations et voyages faits en la Turquie, Anvers, A. Coninx, 1586, in-4˚, 8 ff. non ch.[I-I bl.-14], 209 p., 7 ff. non ch. Gomez-Géraud, Marie-Christine et Yerasimos, Stéphane éd., Paris, Presses du C.N.R.S., 1989.
Postel, Guillaume, De la République des Turcs, Poitiers, Enguilbert de Marnef, 1560.
Thévenot, Jean, Relation d'un voyage fait au Levant dans laquelle il est curieusement traité des Etats sujets au Grand Seigneur, des mœurs, religions, forces, gouvernements, politiques, langues et coustumes des habitans de ce grand empire, Paris, Louis Billaine, 1664, Yerasimos, Stéphane éd., cartes de Simonet, Pierre, Voyage du Levant, Paris, Maspero, 1980.

Théâtre

Tragédies
Desfontaines, Perside ou la suite d’Ibrahim Bassa, Paris, Toussainct Quinet, 1644.
Jacquelin, Soliman ou l’esclave généreuse, Paris, Charles de Sercy, 1653.
La Tuillerie, Soliman, Paris, Jean Ribou, 1681.
Magnon, Le Grand Tamerlan et Bajazet, Paris, Toussainct Quinet, 1648.
Mainfray, La Rhodienne ou la Cruauté de Solyman, Rouen, David du Petit Val, 1621.
Mairet, Le Grand et dernier Soliman ou la Mort de Mustapha, Paris, Augustin Courbé, 1639.
Racine, Bajazet, Paris, Le Monnier, 1672.
Tristan l’Hermite, Osman, Paris, Guillaume de Luynes, 1656.

Tragi-comédies
Desmares, Roxelane, Paris, Antoine de Sommaville et Augustin Courbé, 1643.
Scudéry, Georges de, Ibrahim ou l’illustre Bassa, Paris, Antoine de Sommaville, 1641-1644, Rosa Galli Pellegrini éd., Fasano, Paris, Schena, Editore, P.U.P.S., 2003.
Vion D’Alibray, Charles de, Le Soliman, Paris, Toussainct Quinet, 1637.

Comédies
Molière, Les Fourberies de Scapin (1671), Baker, Bruxelles, 1694.
Molière, Le Bourgeois gentilhomme, Paris, Ballard, 1670.
Montfleury, Antoine Jacob de, Le Mary sans femme, représenté vers 1663-64, éd. critique d'Ed. Forman, University of Exeter, 1985.

Etudes critiques
Baby, Hélène, La Tragi-comédie de Corneille à Quinault, Paris, Klincksieck, 2001.
Bely, Lucien (dir.), Turcs et turqueries XVIe-XVIIIe siècles, Paris, PUPS, 2009.
Carnoy, Dominique, Représentations de l’Islam dans la France du XVIIe siècle. La ville des tentations, Paris, L’Harmattan, 1998.
Dubu, Jean, « Bajazet : “serrail” et transgression », dans Racine. La Romaine, la Turque, la Juive, Ronzeaud, Pierre éd., Aix-en-Provence, Presses de l’Université de Provence, 1986, p. 99-113.
Duchene, Roger, Molière, Paris Fayard, 1998, p. 581-588.
Emelina, Jean, « Comique et géographie au XVIIe siècle », dans Les Provinciaux sous Louis XIV, C.M.R. 17, Colloque 1974, revue Marseille, n° 101, 1975, p. 197-204.
Emelina, Jean, « La Géographie tragique : espace et monde extérieur », in Seventeenth Century French Studies (G. B.), n°12, 1990.
Emelina, Jean, « La mer dans la tragédie classique », Seventeenth Century French Studies, n°19, 1997, p. 161-174.
Emelina, Jean, « Les Terres lointaines et l’exotisme dans la comédie du XVIIe siècle », dans La Découverte de nouveaux mondes : aventures et voyages imaginaires au XVIIe siècle, Rizza, Cecilia éd., Centre Méridional de Recherche sur le XVIIe siècle, Fasano, Schena Editore, 1993, p. 195-206.
Forestier, Georges, Racine, Œuvres complètes, tome I “Théâtre-Poésie”, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1999.
Lewis, Bernard, Istanbul et la civilisation ottomane, Jean-Claude Lattès éd., Paris, Presses Pocket, 1990.
Longino, Michèle, « Politique et théâtre au XVIIe siècle : les Français en Orient et l’exotisme du Cid » in Littérature et exotisme, Courcelles, Dominique de éd., Paris, Champion, coll. “Etudes et rencontres de l’Ecole des Chartres”, 1997.
Longino, Michèle, Orientalism in French Classical Drama, Cambridge University Press, 2002.
Pioffet, Marie-Christine, « L’imagerie du sérail dans les histoires galantes du XVIIe siècle », Figures de l’Orient, Tangence, n°65, hiver 2001, p. 8-22.
Requemora, Sylvie, « Les turqueries : une vogue théâtrale en mode mineur », Littératures classiques, 51, 2004, p. 133-151.
Requemora, Sylvie, « Scènes de sérail : la construction d’un Orient théâtral et romanesque au XVIIe siècle », actes du colloque Récits d’Orient dans les littératures d’Europe (XVIe-XVIIe siècles), Anne Duprat et Émilie Picherot (dir.), PUPS, 2008, p. 249-262.
Requemora, Sylvie, Voguer vers la modernité. Le voyage à travers les genres au XVIIe siècle, Paris, PUPS, 2012.
Ronzeaud, Pierre éd., Dictionnaire des Lieux mythiques, Paris, Bouquin, entrée « Sérail » par Requemora-Gros, Sylvie,-Gros, Sylvie, p. 1091-1096, Paris, Bouquin, 2011.
Ronzeaud, Pierre, « Entre Orient et Occident : poétique et politique de la ruse dans Mithridate », dans Jean Racine et l’Orient, actes du colloque international tenu à l’Université de Haïfa, Isabelle Martin et Robert Elbaz éditeurs, Tübingen, Gunter Narr Verlag, Biblio 17, 2003.
Scherer, Jacques, La Dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, 1986.
Tinguely, Frédéric, L’Écriture du Levant à la Renaissance. Enquête sur les voyageurs français dans l’Empire de Soliman le Magnifique, Genève, Droz, 2000.
Vovard, André, Les Turqueries dans la littérature française : Le cycle barbaresque, Paris, Privat, 1959.

Exemplier

1) Dictionnaire, Furetière (1690)
Turquerie, s. f. Manière d’agir cruelle & barbare, comme celle dont usent les Turcs. La cruauté que ce créancier exerce à l’égard de son débiteur est une vraye turquerie.
Turcs […] originairement viennent du Turquestan ou Turcomanie.

2) Nous sommes en Turquie, et c’est toujours un mal.
(Ibrahim, Scudéry, Isabelle, v. 1452, III, 5)

3) Tamerlan Ie suis le fleau de Dieu
Qui pour le chastier me conduit en ce lieu ;
Le Sacrificateur n’attend que la victime.
Bajazet [déguisé en ambassadeur de lui-même]
De quoy l’accusez-vous ?
Tamerlan
L’Univers sçait son crime :
A peine eust-il monté sur le trône Othoman,
Qu’il se fist immoler son aisné Solyman ;
C’est un traistre, un tyran, un monstre, un parricide,
Du sang de ses subjets incessamment avide,
C’est un voleur d’Estats, témoins les Turcomans,
Il a dépossédé es Princes Caramans,
Il a deherité [sic] les Seigneurs d’Amasie,
Et presque déthrôné tous les Rois de l’Asie.
Les Hongres & les Francs ont senty sa fureur,
Iusqu’à Constantinople il porta la terreur ;
Il mit dans l’Univers le flambeau de la guerre,
Et comme un incendie il embrase la terre ;
Sa mort doit satisfaire aux peuples qu’il arma,
Et son sang doit esteindre un feu qu’il alluma.
Bajazet
Croyant parler de luy, tu parles de toy-mesme,
Tu ravis à ton Prince & vie & diadème ;
N’as-tu point usurpé les trônes de vingt Rois ?
N’as-tu point sousmis l’Inde & la Chine à tes loix ?
(Le Grand Tamerlan et Bajazet, Magon, acte II, sc. 3).

4) Ignores-tu les Loix de la Cour Ottomane?
Un Sultan se partage à plus d’une Sultane
Comme il ne prend conseil que de son seul amour
Il en peut augmenter le nombre chaque jour,
(Soliman, La Tuillerie, acte III, sc.1)

5) Lors que Tamerlan les redoutables armes,
Noyerent cet état dans son sang & ses larmes,
Et que de Bajazet le malheur eut permis,
Que sa maison tombast dans les fers ennemis,
Ce prince mal-heureux que la scitique rage,
Força de terminer ses iours en une cage,
Aprenant qu’on avoit indignement traité
Du sang paleologue une illustre beauté,
Compagne de son lit comme de son empire,
Ressentit de ses maux le dernier & le pire
Et pour ressouvenir de son ressentiment
Aux Roys ses successeurs laissa par testament,
D’oster de leur Estat la qualité de Reyne
Pour ne aimais souffrir une pareille peine.
(Roxelane, Desmares, acte I, sc. 2)

6) L’humaine Loy défend aux Princes Othomans
D’estre iamais époux, mais seulement amans.
Mais aux mesmes le Ciel défend la iouyssance
De toute femme libre & hors de leur puissance.
En fin iugez, Seigneur, qui doit ceder des deux
De la Loy de la terre ou de celle des Cieux. (…)
Mais pourquoi raisonner, ou le Ciel détermine
Cedez humaine Loy cedés à la Divine,
Cedez raisons d’état aux volontez des Cieux.
(Roxelane, Desmares, acte V, sc. 2)

7) La Tuillerie, préface de Soliman (1681) :
« Il y a eu cependant des Critiques de bonne-foy, qui m’ont fait remarquer des defauts que je n’avois pas connus, & que je tâcheray d’éviter dans mes autres Pieces, si j’en fais encor. […] On m’a re-/ proché avec raison de n’avoir pas fait mourir Ibrahim: cela auroit répandu dans la Piece une terreur qui auroit fait plus d’effet dans l’esprit des spectateurs, que la clémence de Soliman ».

8) Mairet, Le Grand et dernier Soliman ou la Mort de Mustapha, épître dédicatoire à la Duchesse de Montmorency :
Vous y verrez nager un Throsne dans un fleuve de sang & de larmes, & par des accidens effroyables, la plus grande & la plus heureuse Maison de tout l’Orient devenir presque en un moment & le Theatre et le subiect des Tragedies de la fortune.

9) Desfontaines, Perside ou la Suite d’Ibrahim Bassa, acte IV, sc. 8 :
Aussi bien ce Serrail le theâtres [sic] tragique
Des noires actions d’une ardeur impudique,
Est tout accoustumé de souffrir sans horreur
Ces prodiges nouveaux de rage & de fureur,
Desia l’assassinat y passe en abitude
Et dans cette honteuse & ville servitude.
Parmy tes courtisans, & tes lâches flateurs
Et le meurtre & l’inceste ont des approbateurs.

10) Desfontaines, Perside ou la Suite d’Ibrahim Bassa, acte V, scène dernière :
Perside, tirant sa fleche du sein.
Approche Soliman, viens cruel viens Perfide
Boire le sang d’Eraste & celui de Perside,
Le sang de mon Espoux ne te suffisoit pas
Soule toy maintenant de ce sanglant repas,
Voy Tigre couronné voy l’effect de ta rage
Voy de tes cruautez le deplorable ouvrage,

11) Racine, première préface de Bajazet :
Quoique le sujet de cette tragédie ne soit encore dans aucune histoire imprimée, il est pourtant très véritable. C’est une aventure arrivée dans le sérail, il n’y a pas plus de trente ans. M. le comte de Cézy était alors ambassadeur à Constantinople. Il fut instruit de toutes les particularités de la mort de Bajazet; et il y a quantité de personnes à la cour qui se souviennent de les lui avoir conter lorsqu’il fut de retour en France. M. le chevalier de Nantouillet est du nombre de ces personnes. Et c’est à lui que je suis redevable de cette histoire, et même du dessein que j’ai pris d’en faire une tragédie.

12) Bertrand de la Borderie, Discours de voyage de Constantinople, 1547 :
En ce Saray, maison recreative,
Deux grands portailz on vient à rencontrer :
Et double court avant que d’y entrer […].
La grande court que l’on trouve premiere,
A recevoir chevaux est coustumiere
Des courtisans, qui vont faire la court.
En l’autre endroit de la seconde court,
Ou du logis est la magnificence,
Y sont Bachas qui donnent audience
Qui sont trois chefz, gouverneurs de l’Empire […]

13) Tristan l’Hermite, Le Parasite, Acte III, sc.7, 1654 :
Mais parle-t-il bon Turc?
[...] Il faut le confronter à quelque Arménien
Qui sçache le païs, qui sçache le langage,
Pour voir s’il n’a pas fait un fabuleux voyage.
La tromperie est grande au siècle où nous vivons;
Et nous ne disons pas tout ce que nous sçavons.

Référencé dans la conférence : Séminaire M2FR436B/M4FR436B : L'Orient théâtral
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