Pierre Bergeron (1585-1638), du géographe au polygraphe.

Conférencier / conférencière

Pierre Bergeron ne fut pas un voyageur, même s’il a composé de nombreuses compilations de voyages et récits des voyages réalisés par d’autres qui n’avaient pas ses talents de plume (Jean Mocquet, François Pyrard de Laval ou Vincent Le Blanc). Ses seuls voyages furent dans les pays limitrophes de la France (Alpes et Pays-Bas espagnols) dont il a laissé le récit. L’approche génétique des récits de voyage permet de mesurer la fonction et les limites de cette pratique éditoriale, où intervient la notion de « curiosité ». La «curiosité » désigne au XVIIe siècle, comme en témoignent les dictionnaires (Richelet, Furetière), à la fois la « passion de voir » et la « chose même qui est rare, curieuse ». Le «curieux » est animé d’un désir honnête de connaissance. À travers l’Europe, les savants échangent des informations (Peiresc, frères Dupuy, Gassendi, Campanella, La Mothe le Vayer, Gabriel Naudé). Le milieu des « libertins érudits » utilise et cite dans ses « petits traités » à la manière de La Mothe le Vayer les récits de voyage comme témoignage de la relativité des mœurs, des coutumes, des religions du monde. La « curiosité » n’est plus seulement la traque des « mirabilia » rapportés ou décrits par les voyageurs médiévaux et qui meublent encore les « cabinets de curiosités » de l’Âge classique, c’est le début de l’ethnologie comparée et d’une utilisation idéologique de la relation de voyage. C’est sur la recommandation de Nicolas-Claude Fabri de Peiresc que Bergeron, robin parisien, commence à rédiger en 1628 les voyages de Vincent Le Blanc, un négociant marseillais qui a parcouru le monde,. On possède le manuscrit d’origine complété par le voyageur d’un voyage en Amérique qu’il ne fit pas, mais qu’il pille chez d’Acosta et chez quelques autres…Bergeron entend transposer ces récits primitifs dans le style moyen qui s’épargne les ornements de la rhétorique. Ce style naïf, dont les écrivains-voyageurs se flattèrent longtemps dans leurs préfaces, est évidemment une pose. Bergeron veut imposer une géographie des singularités, un ensemble de curiosités hétéroclites. Il reste volontiers aux marges de la science et de la merveille. On peut évidemment parler de mentalité pré-scientifique : dans ses textes, Bergeron propose une visée didactique (le référentiel), une visée encyclopédique (décrire la totalité) et une visée pratique et utilitaire (acclimater la différence). L’extraordinaire, le singulier n’est pas exclu, mais il est présenté sans commentaire. Le récit à la Bergeron « sonde » le monde et l’altérité ; il peut fournir des armes aux esprits « curieux », mais il arrive trop tard et reste encore très marqué par la quête du merveilleux. La littérature de voyage prendra une autre direction.

Mots-clés : libertinage. récriture. philosophie. style.

CITATIONS:

CURIOSITE. s.f. desir, passion de voir, d’apprendre les choses nouvelles, secrettes, rares & curieuses. Il y a une bonne & une mauvaise curiosité. Il a été puny de sa curiosité. Sa curiosité lui a valu beaucoup.
CURIOSITE, se dit aussi de la chose même qui est rare, secrette, curieuse. Il y a Paris plusieurs cabinets remplis de belles curiositez. Ce Chymiste nous a fait voir force curiositez, quantité de belles experiences de son art.
Furetière, Dictionnaire Universel, La Haye et Rotterdam, Arnout et Reinier Leers, 1690, 3 vol.

« A Monsieur, Monsieur Vincens Blanc, en Arles
Vous m’avez autrefois montré trois ou quatre petits volumes des journaux de vos grands voyages des Indes que vous vouliez faire imprimer, s’il me semble, et n’étiez en peine que de les faire coucher par écrit sur vos mémoires en termes propres à l’édition. Si vous persistez en la même volonté, il ne faut que me les faire envoyer ici tandis que j’y suis ou par la voie de Mr de Callas, mon père, qui a tous les jours des commodités, ou par telle autre que vous aviserez. Car j’ai trouvé ici un fort honnête homme nommé Mr Bergeron qui sera très aise de prendre la peine à mettre tous vos meilleurs mémoires en bons termes, comme il a déjà fait des mémoires de voyage du Sr Pyrard et de celui de Mocquet qui ont été imprimés et fort bien reçus. »
Lettres de Peiresc, publiées par Tamizey de Laroque, Paris, Imprimerie Nationale, tome VII, 1885, p.645.

« Encore ceci : parce que [Peiresc] savait que Vincent Blanc, un citoyen d’Arles, qui avait voyagé en toutes directions, avait amassé le plus possible d’observations sur les choses qu’il avait vues, il envoya les quérir, pour s’occuper de les révéler. Il l’obtint, mais remarquant que tout était dépourvu d’arguments, et surtout adoptait l’opinion que la surface de la Terre n’était pas un globe, mais un plan, il voulut que toute l’affaire fût confiée à l’érudit Nicolas Bergeron [erreur de Gassendi, significative de l’oubli dans lequel est tombé Pierre Bergeron !], et il lui demanda de dégager et de dire, selon sa pensée, ce qui était vraiment historique et comportait exactitude de narration. Il s’efforça de persuader Blanc d’approuver cette décision ; le même problème s’était présenté avec les histoires de Pirardus, Moquetus, et d’autres ; il fallait permettre aux philosophes de discuter de ces questions ; et il n’appartenait pas à un vulgarisateur de jouer au théoricien, surtout contre la croyance commune ; on pouvait évoquer la thèse de la platitude terrestre, mais seulement comme crue des « Barbares », elle ne pouvait être défendu par lui ; ce qui se produirait, c’est que, s’il y tenait, il serait la risée des savants ; et par ailleurs il ôterait de sa crédibilité à la narration quelque vraie qu’elle fût ; mais il lui resterait un plein mérite, un franc mérite, du récit pur et simple de ses voyages ; Peiresc veillerait à ce que l’ouvrage fût dédié au roi ou à quelqu’un qui le recevrait avec gratitude. Toutes choses qui pourtant ne purent jamais distraire notre homme de sa position. »
Gassendi, Vie de l’illustre Nicolas-Claude Fabri de Peiresc Conseiller au Parlement d’Aix, (1641) traduit du latin par Roger Lassalle, Paris, Belin, « Un savant, une époque », 1992, p. 146-148.

« Diogène n’avoit pas ce me semble, mauvaise raison lorsqu’enquis d’où il estoit, il respondit citoïen du monde ; voulant monstrer par là que l’homme sage n’estoit point tellement attaché au lieu particulier de sa naissance, que sinon la nature, pour le moins la raison le devoit porter à la recherche du total, dont son païs ne faisoit qu’une bien petite partie. Et c’est pourquoy le sage nous dict que la divine Providence a renfermé l’univers dans la curiosité de l’homme, puisqu’il ne semble principalement estre né que pour (…) pour voyager et apprendre en divers endroicts de la terre les merveilles qui pouvoient contenter leur louable curiosité. »
Voyage de Pierre Bergeron ès Ardennes, Liège & Pays-Bas en 1619, publié par Henri Michelant, Liège, Imprimerie L. Grandmont-Donders, Société des bibliophiles liégeois, 1875.

« Pour les fruits, il y a des citrons, grenades, oranges, (…). Mais il n’y a en a point de plus utile que le coco ou noix d’Inde, qu’ils appellent roul et le fruit caré, lequel abonde plus qu’en tout autre lieu du monde aux Maldives, qui en fournissent, par manière de dire, plusieurs régions voisines, à cause de quoi les habitants en savent mieux tirer la substance et les commodités qu’on en peut avoir, que non pas les autres. C’est bien la plus grande et merveilleuse manne qu’on saurait imaginer, parce que ce seul arbre peut servir à tout ce qui est nécessaire pour la vie de l’homme, leur fournissant en abondance du vin, du miel, du sucre, du lait et du beurre, et davantage la moelle ou l’amande sert pour manger avec toutes sortes de viandes au lieu de pain, car là il ne s’en fait et ne s’en vend point. De sorte que j’ai été cinq ans ou plus sans en goûter ni seulement en voir, et toutefois j’étais si accoutumé à cette façon de vivre que cela ne me semblait point étrange. »
François Pyrard de Laval, Voyage de Pyrard de Laval aux Indes orientales, (1601-1611), éd. Xavier de Castro, Paris, Chandeigne, 1998, p. 135.

« Pour le regard des femmes, c’est la coutume que lorsqu’on brûle les corps de leurs maris défunts, elles se jettent dans le feu & se brûlent toutes vives, après s’être premièrement parées de leurs plus riches accoutrements & joyaux, dansant au son des instruments, & meurent ainsi avec une constance merveilleuse, parlant toujours dans le feu même. Celles qui ne le veulent faire demeurent infâmes toute leur vie, sans s’oser jamais trouver devant les autres, ni devant leurs parents et amis qui leur disent mille injures et leur crachent aux yeux ; celles qui ont le courage un peu plus faible s’empoisonnent voyant leur mari mort, et sont brûlés ensemble. Au reste on remarque que le corps de la femme a une telle propriété huileuse de nature, que pour brûler cinq ou six corps d’hommes il faut jeter un corps de femme qui sert comme d’huile ou de greffe pour les faire aussitôt consommer. »
Jean Mocquet, Voyage à Mozambique et Goa (1607-1611), éd. Dejanirah Couto, Paris, Chandeigne, 1996, p. 99-100.

« La caraque appelée Palma s’alla perdre à Mogincual qui est le lieu où les Noirs vont pêcher le peixe-mulher, c’est-à-dire poisson-femme : car ce poisson est comme une femme, ayant la nature de même, porte ses petits sous des ailerons qu’il a aux deux côtés, lui servant de bras, et va souvent à terre, et même y fait ses petits. (…) Ces Noirs sont extrêmement amoureux de ces poissons et disent qu’ils se rafraîchissent ayant affaire avec eux, et même sont si brutaux qu’ils en abusent quand elles sont mortes. Ces poissons-femmes ont la face assez hideuse et comme un groin de pourceau, et tout le reste du corps de poisson, n’y ayant que leur nature qui ressemble fort à celle d’une femme. »
Jean Mocquet, op. cit., p. 78-80.

« Vincent le Blanc fait une description de cette isle, sur le rapport d’un autre, qui est tout à fait fabuleuse, disant qu’il y a une ville et une rivière qui se nomment Jenibarou, et un roi qui se fait tirer en un chariot par quatre bœufs. Jamais dans l’île ils n’ont eu aucun usage de chariots, et tout ce qu’il en dit est rempli de fables. »
Etienne de Flacourt, Histoire de la Grande Isle Madagascar, éd. Claude Allibert, Paris, Inalco/Karthala, 1995, p. 98.

« Les Coroza, que les Portugais appellent Pecetspada, qui coupent net la cuisse ou le bras d’un homme aussi net que feroit un coutelas bien tranchant. Ces poissons ont deux rangs de dents bien affilées & fort longues à l’entour de la langue : ce qui est cause que pour eviter ce danger ils se servent de Magiciens pour charmer ces poissons : & un jour pescheur estant tout prest à estre devoré par un qui avoit la gueule deux doigts pres du plongeur, le Magicien qui estoit present commneça à crier tout haut yervas, c’est à dire sort ou charme, & soudain le poisson le laissa, & le pescheur ayant receu une espée en donna quelques coups au poisson, qui s’enfuit, laissant la mer toute teinte de son sang. Le soir quand ils se retirent ils rompent leurs charmes, afin que la nuit personne ne se hazarde à cette pesche. »
Vincent Le Blanc, Les Voyages fameux du Sieur Vincent Leblanc Marseillois,…,Paris, Gervais Clousier, 1648, p. 105.

BIBLIOGRAPHIE:

Sources primaires
*Bergeron, Pierre, Relation des voyages en Tartarie, de Fr. Guillaume Rubruquys, Fr. Jean du Plan Carpin, Fr. Ascelin & autres religieux,…,Plus un Traicté des Tartares, ...Avec un Abregé de l’Histoire des Sarasins & Mahometans…Paris, Jean de Heuqueville, 1628.
*Bergeron, Pierre, Traité de la Navigation et des voyages de découvertes et conquêtes modernes, et principalement des François, Paris, Jean de Heuqueville et Michel Soly, 1629.
*Bergeron, Pierre, Histoire de la première découverte et conqueste des isles Canaries, Paris, Michel Soly, 1630.
*Mocquet, Jean, Voyages en Afrique, Asie, Indes orientales et occidentales,…, Paris, Jean de Heuqueveille, 1617. Réédition de la quatrième partie de ses voyages : Voyage à Mozambique et Goa, éd. Dejanirah Couto, Paris, éditions Chandeigne, 1996.
*Pyrard, François, Voyage de François Pyrard de Laval,…, Paris, Samuel Thiboust et la veuve Rémy Dallin, 1619 (version augmentée des éditions de 1611 et 1615). Réédition par Xavier de Castro, Paris, éditions Chandeigne, 1998.
*Le Blanc, Vincent, Les Voyages fameux du sieur Vincent Leblanc marseillois,…, Paris, Gervais Clousier, 1648.

Sources secondaires
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*Pomian Krzysztof, Collectionneurs, amateurs et curieux : Paris, Venise, XVIe -XVIIe siècles, Paris, Gallimard, 1987.
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*Van der Cruysse, Dirk, Le noble désir de courir le monde, Paris, Fayard, 2002.

Référencé dans la conférence : Relations savantes : voyages et discours scientifique à l'Âge classique
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