Religion et sexualité dans quelques relations de voyage du XVIe siècle

Conférencier / conférencière

Au XVIe siècle, la religion est toujours présente de façon latente dans les relations de voyage, même quand elles n'ont pas, comme dans celle de Montaigne en Italie, de finalité de cette sorte. En revanche, la sexualité est presque toujours dissimulée, celle du voyageur naturellement ; car la seule qui transparaisse est celle des autres. Le récit parle de l'extérieur, à la différence du journal intime. En Italie, ce qui choque les voyageurs français est la présence des communautés juives, bannies de France depuis plusieurs siècles. Voyageant en Italie vers les Lieux saints (1588-1591), quelques années après Montaigne, publié en 1595 avec grand succès, encore cité par Chateaubriand dans l'_Itinéraire_, Villamont parle avec une certaine horreur des mariages « turcs » de Damas où la mariée est déshabillée par les eunuques avant que son mari se jette sauvagement sur elle. La castration de eunuques, les « arabes sodomites » paraissent des moeurs païennes scandaleuses. Dans l'article « Turc » des _Epithètes françaises_ (voir ci-dessous), La Porte définit de façon brutale, dans ce véritable dictionnaire des idées reçues, les caractéristiques de l'homme oriental vu par les Français. Le commentaire insiste essentiellement sur l'origine religieuse de ces moeurs dissolues : polygamie favorisée par le Prophète lui-même et paradis sensuel réservé aux hommes. En Occident au contraire, religion et sexualité se vivent comme une transgression. Dans les relations sur l'Italie, Rome est au centre de ce type de constatation. La cité pontificale est une ville de célibataires : ecclésiastiques, quêteurs de bénéfices ecclésiastiques, pèlerins, marchands en voyage, soit environ 65% de la population. Dix pour cent de la population vit de la prostitution. Du Bellay, Brantôme, Montaigne ne sont pas les seuls à s'en faire l'écho. La « Courtisane », terme italien qui désigne à l'origine la concubine des ecclésiastiques de la Curie, des prélats, la « meretrix honesta », est représentée dans les sonnets romains des _Regrets_ de Du Bellay (sonnet 99), qui évoquent aussi la cavalcade des courtisanes travesties en homme. Montaigne parle de la promenade à l'italienne et des courtisanes qui sont aux fenêtres. Deux anecdotes du même sur la dévotion superstitieuse des prostituées relient les deux thèmes. Du Bellay évoque dans le sonnet 97 des _Regrets_, les scènes d'exorcisme vues à Rome où la possession des femmes se conjugue avec les grivoiseries de ceux qui sont chargés de les débarrasser d'un diable très inconvenant. Mais le plus intéressant de ces voyageurs est certainement, le marchand d'étoffes originaire de Douai, Le Saige : ce personnage assez inculte, mais d'une dévotion à brûler, entreprend en 1519 un pèlerinage à Jérusalem par l'Italie, Venise, les îles grecques et Rhodes. Grand dévot de reliques en tout genre, mais bon vivant et amateur de vin et de saines nourritures dont il entretient son lecteur, il est, comme tous les pèlerins, assez empêché quand il s'agit de sexualité. La vue de son hôtesse à demi-nue lors de son passage à La Tour du Pin le choque plus que l'exécution capitale à laquelle il vient d'assister sans broncher. Á Ancône, il remarque le sexe bien conservé d'un saint prélat : preuve qu'il a d'autant mieux su résister à la tentation de la chair. La jalousie des maris italiens est un antienne de son récit, de Parme à Venise ; les femmes de la bonne société sont enfermées par leurs maris qui ne les laissent guère sortir que pour quelques fêtes bien marquées. En revanche, le dévot pèlerin ne semble rien remarquer de la prostitution romaine. Une seule note de journal intime tranche: à Rhodes, il évoque une veuve grecque contrainte au concubinage et à l'abjuration par un Turc et les agicheries d'autres veuves auxquelles les pèlerins et Le Saige résistent difficilement. Certes le voyage en groupe des pèlerins, la conscience que le salut exige quelques privations peuvent expliquer en partie la sagesse de ces hommes en voyage. Mais la sexualité, ici comme aillleurs dans les relations de voyage du siècle, est fondamentalement celle des autres.

Maurice de La Porte, Epithetes françoises, 1571 ; Slatkine Reprints, 1973, f. 269v.

Turcs:
Mahumetains ou mahumetistes, infideles, sarrazins, chiches, mescreans, circoncis, vilains, impitoiables, mauvais, puissans, guerriers, superstitieus, othomanistes, chiens, barbares, menaçans, cruels, audacieus, francs-archers [ndlr : Parce que les « francs archers », corps de fantassins qui eut une existence éphémère au XVe siècle, sont comparables de ce point de vue aux janissaires?] meschans, horribles, ennemis des chrestiens, rigoureus, adroits, vistes, politiques, hasardeus.

Les Turcs, entre lesquels ce mot est odieus, sont sortis des Parthes et de la province nommee Turquestan, ditte anciennement Arie. Ils tiennent la religion (si on la doit ainsi nommer) dont leur endiablé Mahommet les a ensorcelez, suivant laquelle il leur est licite d'avoir plusieurs femmes, et tant de concubines qu'ils en peuvent nourrir. Toutesfois les enfans des unes et des autres succedent egalement au bien du pere, sauf que deux femelles n'emportent non plus qu'un masle: lequel estant parvenu à l'aage de sept ou huit ans, est circoncis solennellement en la maison de ses parens. Ils n'usent point de vin: mais ne font difficulté de manger des raisins, et boire du moust. Davantage ils s'abstiennent de porc et de la chair de tout animant suffoqué, jeusnans aussi tous les ans cinq sepmaines durant, sans que le jour ils mangent ni boivent ni se meslent avec leurs femmes: mais dés le soleil couché jusques au lendemain matin ils s'en acquitent à leur aise, ne s'asseans jamais qu'à terre, soit pour boire ou pour manger, ou bien en leurs Mosquees et autres lieux, ainsi que nous voions par deça les cousturiers en faisans leur besongne. Entre tous les hommes de ce monde ils observent mieux la discipline militaire, et usent en leurs autres affaires de grande police, punissans rigoureusement les forfaits: mais ils sont fort avares et superstitieus. Au surplus Mahommet leur a basti un enfer, et fait plusieurs paradis apres ceste vie, lieux de delices et volupté, ausquels il dit que les femmes ne vont point, tout ainsi qu'elles n'entrent aux Mosquees, pource qu'elles ne sont circoncises.

Référencé dans la conférence : Religion et sexualité dans la littérature des voyages (XVIe-XVIIIe siècles)
Date et heure
Époque
Localisation
Documents
Fichier audio