Reportage et révolution: le cas d’Egon Erwin Kisch.

Conférencier / conférencière

L’étude de l’œuvre d’Egon Erwin Kisch (1885-1948), écrivain reporter de langue allemande, comparable par ses tirages et son écho à son contemporain francophone Albert Londres, permet à Michel Collomb d’aborder les débats littéraires et politiques provoqués par la littérature de reportage dans l’Allemagne de la République de Weimar.
Comparativement à la France, l’importance de ce genre littéraire fut très tôt comprise par des intellectuels, tels Georg Lukàcs, Walter Benjamin ou Siegfried Kracauer, qui virent dans son succès populaire un phénomène socioculturel symptomatique de la nouvelle culture de masse. La sensibilité et l’esthétique sont alors tournées en Allemagne vers l’objectivité, le reportage serait le correspondant littéraire du modèle pictural de la Neue Sachlichkeit. Il serait la forme qui, dans un certain état de techniques, correspondrait le mieux à cette nouvelle perception de la réalité, à ce nouveau mode de présence de l’Histoire, qui résulte de la mise en place des mass media.
Après avoir retracé la biographie de celui qui fut immortalisé comme le « reporter enragé et frénétique » et avoir expliqué les raisons de son oubli – l’exil forcé pendant le IIIème Reich, la perte de son lectorat natif, et la mise à l’index après la seconde guerre mondiale du fait de sa fidélité au parti communiste stalinien –, Michel Collomb est surtout revenu sur le parcours et l’ambition littéraire de Kisch.
Ce praguois d’origine, camarade de Kafka et de Max Brod, fut d’abord un disciple de Max Winter qui prônait un journalisme de l’expérience capable d’exprimer la densité d’une situation. Dans cette conception de l’objectivité s’en tenir aux faits ne suffit donc pas. Le reporter doit restituer l’événement avec intensité. Il lui faut donc ajouter au fait le vécu. « Il doit être un témoin indépendant », mais cela implique justement qu’il recrée l’émotion ressentie par les acteurs et les témoins du fait relaté. Toutes les stratégies rhétoriques sont donc admises, y compris la « fantaisie logique » qui mêle le réel et l’imaginaire n’obéissant qu’au seul principe de « la courbe de vraisemblance ».
Cette écriture construite de l’autopsie correspond au mouvement de la modernité, analysé par Walter Benjamin, mouvement qui va dans le sens d’un rapprochement du lointain, d’une appropriation du monde et de sa représentation. Le reportage s’impose comme le genre de la modernité car il s’adresse à « l’homme tout simple » dont parle Schopenhauer, mais aussi aux masses, réunis dans leur commun désir de se représenter et d’être dans la représentation. Le reporter satisfait ce désir d’ubiquité et son texte livre ce message : le monde est ouvert, il s’offre à vous, prenez-le.
Sa collaboration à l’Arbeiter Illustrierte Zeitung à partir de 1924, journal dirigé par Willie Müntzenberg, ancien compagnon de Lénine et propagandiste du régime soviétique, marque un infléchissement dans ses textes. Ses reportages deviennent militants, leurs sujets forment comme une série d’expérimentations sociales. C’est à un journalisme de combat qu’il se livre alors, où « le reporter opérateur » agit sur la réalité, animé par le sentiment du social qui prime sur l’exactitude des faits.
L’étude de deux versions de son reportage « Bei den Heizern des Riesen dampfers » illustre cette tendance et permet de la préciser. Entre 1914 et 1924, le travail de réécriture est important reposant sur le principe de cohérence idéologique apporté par son engagement prolétarien. La réécriture peut aller dans le sens d’une amplification, multipliant les détails et les métaphores, transfigurant les faits en matière littéraire. Ou bien elle peut aller dans le sens de la réduction du texte, lorsqu’il s’agit de décrire précisément le travail des soutiers, en choisissant la modalité interrogative et une chute finale déceptive : « Ils avalent la poussière de charbon avec un verre de bière et vont dormir. » La cohérence se trouve, cependant, dans ce mouvement commun de désillusion poétique et politique.

Bibliographie Egon Erwin Kisch et le grand reportage

E.E. Kisch, Gesammelte Werke in Einzelbänden, Aufbau-Verlag, Berlin und Weimar, 1972-1974

E.E. Kisch, Le Reporter enragé, préface de Günther Wallraff, trad. Danièle Renon et Pierre Brossat, éd. Cent Pages, Grenoble, 2003, 128p.

E.E. Kisch, Histoires de sept guettos, trad. Marianne Brausch, préf. de Jean-Michel Palmier, P.U.G., 1992, 167 p.

Markus G. Patka, Egon Erwin Kisch. Bölhau Verlag, Köln,1997

Hans-Albert Walter, Ein Reporter der keiner war, Rede über Egon Erwin Kisch, ,J.B. Metzler, Stuttgart, 1988

Christian Ernst Siegel, Die Reportage, J.B.Metzler, Stuttgart, 1978

Michel Collomb, « Reportage et idéologie », in Littérature et Reportage, sous la direction de Myriam Boucharenc et Joëlle Deluche, Pulim, Limoges, 2002, p.287-299

Michel Collomb, La Littérature Art Déco, Méridiens-Klincksieck, Paris, 1987 (chapitre sur le grand reportage dans l’entre-deux-guerres).

BOUCHARENC, Myriam, L'Ecrivain-reporter au cœur des années trente, éd. du
Septentrion,Univ. Lille3, 2004.

BOUCHARENC, Myriam et DELUCHE Joëlle ( sous la direction de), Littérature
et reportage, Pulim, Limoges, 2001.

LUKACS, Gyorgi, “ Reportage oder Gestaltung” (1932), in Werke, Band IV,
Neuwied Berlin, Luchterhand Verlag, 1971, p.35-68.

Exemplier

Egon Erwin Kisch : deux versions de “ Bei den Heizern des Riesendampfers”
1914 :
Am Bord des “Vaterland”, am 2. Juni 1914.
Die Lift fährt in die Unterwelt. Zehn Stationen gibt es auf dieser Strecke. Und da wir weit unten die Maschinensäle staunend durchwandert haben, geht es noch tiefer bergab. Es ist kein angenehmer Weg.

A bord du “Vaterland”, le 2 juin 1914.
L’ascenseur mène aux enfers. Il y a dix arrêts sur ce parcours. Et alors que nous avons traversé avec étonnement la salle des machines et que nous sommes bien au-dessous, cela continue à descendre plus profond. Ce n’est pas un chemin plaisant.

Es sind deutsche Arbeiter, keine Neger oder Chinesen, die unten im Kohlenbereiche zu Kohle werden. Es sind deutsche Arbeiter : Sie sehen ein Ziel vor Augen, sozusagen ein sportliches Ziel. Je mehr sie die Bunker leeren, desto leichter wird das Schiff. Um die Balance wiederherzustellen, füllt man zwar die Ballasttanks mit Wasser, aber was hilft’s ? Wasser ist leichter als Kohle, und je mehr sie die Reise des Schiffsgiganten ihrem Ende nähert, desto höher steigt der Bug. Manchmal um einen Meter, manchmal um mehr. Der Heizer aber glaubt es zu fühlen, daß er auf schrägen Boden steht, und es jauchzt in ihm : Das habe ich getan, ich habe den größten Meeresriesen vorwärts bewegt und aufwärts gehoben !

Ce sont des travailleurs allemands, pas des nègres ni des chinois, qui en bas dans le domaine du charbon se transforment en charbon. Ce sont des travailleurs allemands. Ils ont en vue un but, on pourrait dire un but sportif.Plus les soutes se vident, plus le bateau est allégé. Pour rétablir l’équilibre, on remplit bien les ballasts avec de l’eau, mais en quoi çà aide ? L’eau est plus légère que le charbon, et plus le voyage du géant des mers se rapproche de son terme, plus la proue se relève. Parfois d’un mètre, parfois de plus. Le chauffeur pourtant croit sentir que le sol sous lui est en pente et la joie monte en lui : J’y suis parvenu, j’ai fait avancer le plus grand monstre marin et je l’ai fait se dresser sur ses pattes !

1924 :
Am Bord des “Vaterland”, am 2. Juni 1914.
Wir fallen in die Unterwelt, den regulierten Fall des Fahrstuhls. Haßerfüllt und fürchterlich hören wir es aus der Tiefe dringen, in die wir sinken, immer unheimlicher und unerträglicher wird die Glut.
Die zehnte Station ist die Endstation des Lifts, aber wir sind noch lange nicht unten, erst in Vorraum sind wir der Teufelsküche. Höllenhunde in glattschwarzem Fell scharren und stampfen und knurren und belfern in grausam gleichförmigen Takt, und blaülicher Schweiß tropft aus ihren Poren, ihren Nüstern.[…] Und als wir die Maschinensäle durchwandert haben, vorbei an Vorwärtsturbinen und Rückwärtsturbinen, an beschaufelten Rädern und beschaufelten Trommeln, an einundsechzigtausend Wellen Pferdestärken, geht es noch hinab.

A bord du “Vaterland”, le 2 juin 1914.
Nous chutons dans les enfers, de la chute régulière de l’ascenseur. Nous entendons une rumeur haineuse et effrayante qui monte avec insistance des profondeurs dans lesquelles nous sombrons, la chaleur devient de plus en plus inhabituelle et insupportable.
Le dixième arrêt est le terminus de l’ascenseur, mais nous sommes loin d’être en bas, ce n’est que le vestibule de la cuisine du diable.Des Cerbères au poil noir et luisant trépignent, piétinent, grognent et aboyent sur un rythme cruellement régulier, et un suint bleuâtre dégoutte de leurs pores, de leurs naseaux[…] Et quand nous avons traversé la salle des machines, en passant le long des turbines de marche avant et des turbines de marche arrière, le long des roues crénelées et des tambours crénelés, le long des vagues de 61000 chevaux-vapeurs, ça continue à descendre.

Es sind deutsche Arbeiter, keine Neger oder Chinesen, die unten im Kohlenbereiche zu Kohle werden. Erfüllt die Glut der Kessel sie mit Glut ? Erregt sie der Takt der Bewegung zur Bewegung ? Ruft sie der Kampf zum Kampf ? Hat der Pfiff ein Echo in ihnen, der Pfiff, der keine Unterbrechung zuläßt bei ihrer Arbeit im Fieberreich ?
Sie spülen den Kohlenstaub mit einem Glas Bier hinunter und schlafen.

Ce sont des travailleurs allemands, pas des nègres ni des chinois, qui en bas dans le domaine du charbon se transforment en charbon. Les chaudières ardentes les remplissent-elles d’ardeur ?Le rythme du mouvement les incite-t-il au mouvement ? Le combat les appelle-t-il à combattre ? Le sifflement, ce sifflement qui accompagne sans interruption leur labeur dans le royaume fiévreux soulève-t-il un écho en eux ?
Ils avalent la poussière de charbon avec un verre de bière et vont dormir.

Référencé dans la conférence : Journalisme et relation de voyage au tournant des XIXe et XXe siècles
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