Visions de l’Orient dans les pèlerinages en Terre sainte au XVIe siècle

Conférencier / conférencière

L’Orient des pèlerins est d’abord un Orient de mémoire : l’Orient de la Bible où est situé le jardin d’Eden ; ce n’est pas un lieu, mais une direction, vers la libération et l’absolu. Les trois grands pèlerinages sont Rome, Compostelle et, naturellement, Jérusalem où chacun viendra célébrer la mémoire du Christ. Il s’agit d’abord de voir les lieux de sa vie terrestre et d’y distinguer un réseau de significations. Les pèlerins sont les modestes héros de la foi qui s’approchent de Dieu en s’approchant du lieu saint. Si ce lieu est en soi sacré, il ne doit être que cela pour le pèlerin qui doit se départir de toute tentation profane (Loys Bacourdet, 1601). Aucune recherche d’exotisme, terme et notion qui n’existent pas alors. Pour les franciscains en charge du Saint Sépulcre au titre de l’Eglise romaine, il s’agit de faire voir les Evangiles dans un dessein didactique (voire d'inventer des lieux de mémoire...). Ce que l’on illustre dans les récits est essentiellement le témoignage judéo-chrétien en gommant la partie contemporaine et musulmane. Dans le pèlerinage en Terre sainte, seuls les « mirabilia Dei » comptent ; tout parle de Dieu. Les plantes et les animaux eux-mêmes sont les emblèmes de ce passé biblique. La mer Morte est « horrible », moins par le sel que par le souvenir de Sodome et de Gomorrhe, le Jourdain où fut baptisé le Christ est une source de jouvence éternelle ; ailleurs en Palestine, la terre est si fertile qu’il n’est pas besoin, comme à l’âge d’or, de la travailler. Mais la Terre sainte peut être, en contraste, le lieu du désenchantement du monde (Antonio de Aranda, 1530) ; Breydenbach, à la fin du XVe siècle, y voit et représente un mélanges de créatures réelles (chameau, crocodile, etc.) et de fantasmes (licorne, homme-singe du désert) (voir l'illustration ci-dessus). Ces « merveilles » sont le support de méditations spirituelles. Il est fort peu question des populations rencontrées, dont les sources les concernant sont souvent anciennes, mais encore vivantes au XVIe siècle : le dominicain Burchard de Mont-Sion (XIIIe siècle) et Jean de Mandeville (1356). Pour l’essentiel, on traite des nations chrétiennes en charge du Saint-Sépulcre dont le rites paraissent le plus souvent étranges, voire barbares (Jean Boucher, 1614). Les musulmans sont encore moins bien traités ; l’appel à la prière du muezzin est qualifié de « cri ». A la fin du XVe siècle, apparaît un nouveau modèle anthropologique avec un inventaire de toutes les « nations », « sarrasins» compris. Breydenbach décrit les populations du plus éloigné sociologiquement et religieusement au plus proche (les catholiques). Boucher utilise le procédé inverse, en distinguant maintenant entre les «trois sectes levantines » que sont les Turcs, les mores (Egyptiens) et les arabes. Il considère que la différence de religion est fondamentale et que l’islam ne permet pas la « civile conversation ». Mais c’est un Orient qui autorise la coexistence des rites et des mœurs les plus variés, ce qui n’est pas le cas en Occident. Les « actions contraires à nos coutumes » (Boucher) ne sont pourtant pas réductibles. Certains voyageurs qui vont à Constantinople ou en parlent (Jacques de Villamont, XVIe siècle) s’intéressent aux Turcs et à leurs manières de vivre considérées avec un certain relativisme : il s’agit pour eux d’inclure la diversité de toutes les nations, dont la turque, ce qui permet de repenser la norme.

Bibliographie

Quelques ouvrages critiques
Atkinson, Geoffroy, Les Nouveaux horizons de la Renaissance française, Genève, Slatkine reprints, 1969 [1935].
Gomez-Géraud, Marie-Christine, Le Crépuscule du Grand voyage. Les récits des pèlerins à Jérusalem (1458-1612), Paris, Champion, 1999.
Germain de Franceschi, Anne-Sophie, D’encre et de poussière. Récits manuscrits de pèlerinage rédigés en français pendant la Renaissance et la Contre-Réforme (1500-1620), Paris, Champion, 2009.
Tinguely, Frédéric, L’Ecriture du Levant à la Renaissance, Genève, Droz, 2000.
Rouillard, Clarence Dana, The Turks in French history, thought and literature (1520-1660), Paris, Boivin, 1941.

Quelques récits réédités récemment
Boucher, Jean, Bouquet sacré des fleurs de la Terre sainte, édition et annotation par M.-C. Gomez-Géraud, Paris, Champion, 2008.
Dom Loupvent, Le voyage d’un Lorrain en Terre sainte au XVIe siècle, éd. et adaptation par Jean Lahner et Philippe Martin, Conseil Général de la Meuse, éditions Place Stanislas, 2007.
Breydenbach, Bernhard von, Peregrinationes, Un viaggiatore del Quattrocento a Gerusalemme e in Egitto, Roma, Vecchiarelli, 1999.

Exemplier

« Quelque ruine ou demolition, qui par cy devant aye esté faicte tant en la Cité de Hierusalem, mont de Syon, que lieux voisins, les Chrestiens depuis la Passion, jusques au jourd’huy, n’ont esté paresseux de laisser bornes et pierres significatives des propres lieux, où ont esté faictz les mysteres contenuz en nostre Evangille, mesmes dès le temps de Sainct Hierosme, Saincte Helene, saincte Paule, et autres voyagiers Pelerins Hierosolimitains, et encore devant eux, il n’estoit pas nommé fils de bonne mere (par maniere de dire) qui n’eust fait le voyage de Hierusalem, et visité les Sainctz lieux, y estans en laissant des bornes, et pierres, afin de perpetuelle mémoire pour les futurs Chrestiens ».
Regnaut Antoine - Pèlerin en 1549.

« Il est très peu de choses là-bas qu’on ne trouve pas ici. De chose monstrueuse dont le spectacle causerait de l’admiration, j’en n’en ai vu aucune dans ces régions. Il est vrai qu’il y a là-bas des chameaux et des buffles en grande quantité et qu’on n’en trouve pas ici. Mais la connaissance qu’on a de ces animaux est fort commune ».
Antonio de Aranda (1530).

Si je n’eusse vu des croix et des bannières, à les voir cheminer et chanter, j’eusse cru qu’ils fussent allés au bal, comme David devant l’arche d’alliance, car il y avait bon nombre de tambours, de cymbales, de harpes et guiternes à deux ou trois cordes seulement, qui accordaient si bien ensemble que cela était assez capable de faire danser la sévérité socratique ; mais ils portaient leurs tambours dans leur sein, comme on porte en ce pays-ci le pain à l’autel pour le bénir ; et deux qui cheminent devant celui qui porte le tambour à reculons, vont avec deux bâtons battant sur le tambour, et bien souvent sur [501] la tête et les épaules de celui qui le porte. Je ne dis rien que je n’aie vu, car en dix ou douze tours qu’ils firent en dansant autour du saint Sépulcre, j’en vis cinq ou six qui se bouleversèrent en pleine église, à cause des tambours et des danses qu’ils faisaient.
Jean Boucher (1614).

Les Mores habitants de l’Égypte, entre autres, sont fort hétéroclites et extravagants en leurs façons de faire ; car leurs portes sont de fer, leurs clefs de bois ; leurs chevaux toujours déferrés et les hommes ferrés au pied ; les hommes n’ont pas des caleçons seulement et les femmes portent des hautes chausses. Ceux qui portent des chemises, les portent sur la robe, et la robe immédiatement sur la chair. Quand ils veulent prier, ils couvrent la tête et découvrent les pieds. Les hommes ont la charge d’élever les enfants au logis, tandis que les femmes battent le pavé ; s’ils veulent vendre des oiseaux, ils les portent au marché dans un sac, et des fruits dans une cage ; les hommes donnent de l’argent aux femmes pour les épouser, et plusieurs autres actions contraires à nos coutumes, qui étonnent fort ceux qui n’ont pas accoutumé de voir telles extravagances.
Jean Boucher

Pour les références des exemples de Marie-Christine Gomez-Géraud, je pense qu’on peut se référer à ses Ouvrages que j’ai pris dans sa bibliographie

Boucher, Jean, Bouquet sacré des fleurs de la Terre sainte, édition et annotation par M.-C. Gomez-Géraud, Paris, Champion, 2008.
Gomez-Géraud, Marie-Christine, Le Crépuscule du Grand voyage. Les récits des pèlerins à Jérusalem (1458-1612), Paris, Champion, 1999.

Référencé dans la conférence : Séminaire M1FR436B/M3FR436B - Les Orients : histoire et sources littéraires
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