Voyage et découverte de la haute montagne à la fin du XVIIIe siècle.

Conférencier / conférencière

La culture européenne a découvert assez tard la montagne. Si les Anglais sont presque les premiers, au début du XVIIIe siècle, à voyager dans les Alpes, c’est le plus souvent dans des voitures fermées de lourds rideaux de cuir qui évitent de voir l’extérieur. Cet espace blanc va se remplir au cours du siècle. Le _Nouveau Voyage d’Italie_ de Maximilien Misson dans son édition de 1705 décrit le paysage du lac Léman à Genève. Dans son _Voyage d’Italie_ en 1702, Joseph Addison présente le tour du Léman et un amas de roches et de glaciers qu’il qualifie d’une « agréable espèce d’horreur », la définition même du sublime qui allie plaisir et crainte selon les théoriciens du temps. Le regard se renouvelle par de nouveaux espaces et par de nouvelles manières de voyager. Certes, la recherche de « l’histoire de la terre » reste pour un temps dominante pour le voyage scientifique dans la montagne : couches géologiques, fossiles, etc. sont interrogés. Dès le XVIe siècle, Conrad Gessner, au siècle suivant Athanase Kirchner tentent de percer le mystère de la montagne. Au XVIIIe, le Zurichois Johann Jakob Scheuchzer dans ses _Itinera alpina_ (1702) poursuit cette quête. Les paradigmes de la compréhension de la montagne se modifient. Le poème _Die Alpen _ (1732) d’Albrecht von Haller va avoir un écho européen. Cette épopée poétique nationale est reçue comme la naissance d’une sensibilité nouvelle et oppose la simplicité des populations alpines à la civilisation des villes, au premier chef françaises : Rousseau s’en souviendra. Pendant tout le XVIIIe siècle encore, l’écriture littéraire n’est pas incompatible avec la science. Marc-Théodore Bourrit, alpiniste et écrivain, Jean-Andre Deluc, philosophe et voyageur, en témoignent. La montagne devient un « spectacle » et un « tableau » que Rousseau peut décrire dans sa verticalité au cours d’un voyage à pied (Lettre de Saint-Preux à Julie dans _ La Nouvelle Héloïse_ (1761), 1ère Partie, Lettre XXIII). Disproportionné par rapport à la mesure humaine, ce paysage est en mouvement et se modifie selon le lieu d’où on le découvre : ce nouveau regard s’oppose à la vision verticale du jardin à la française. _La Nouvelle Héloïse_ a servi de guide aux voyageurs de la deuxième génération : le Révérend William Coxe voyage en Suisse avec ce livre dans ses bagages. Le texte littéraire précède la perception directe de la nature. Deluc, lecteur suisse de la reine d’Angleterre, accompagne au dessus du lac de Neuchâtel une demoiselle britannique. Il décrit avec précision chez celle-ci l’effet de la montagne (exemples 1 et 6) : cette phénoménologie correspond à la découverte absolue du paysage des cimes. L’expérience – « le symptôme frappant - a quelque chose de médical ; la sensibilité se fond dans un sensualisme violemment érotisé. Le plus illustre des voyageurs de ces décennies dans les Alpes, le Genevois Horace-Bénédict de Saussure, escalade (le second au Mont-Blanc, août 1787) et publie depuis 1779 ses _Voyages dans les Alpes_ : le savant minéralogiste et professeur évoque lui aussi le « grand spectacle » et le « sentiment de la jouissance » que lui procure la haute montagne. Il y a chez lui la sensation que la jouissance esthétique est complémentaire du travail scientifique (exemple 2). On peut noter alors plusieurs registres dans les catégories esthétiques : 1) l’agréable, le charmant et l’aimable qui sont du registre de la vallée (exemple 7) ; 2) le grand, le beau des lointains élevés pour la « contemplation de l’étude de la nature » (exemple 8) ; 3) le majestueux, le terrible qui suscite l’effroi ; 4) le sublime, enfin. Saussure essaie de synthétiser les diverses théories de l’histoire des montagnes – entre plutonisme et neptunisme: le volcanisme contre les grandes eaux- par un rêve géologique (exemples 3 et 4). L’attrait de la terreur correspond à la conception du sublime chez un penseur tel qu’Edmund Burke (_Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau_, 1757). Saussure y ajoute le sentiment existentiel du deuil du monde (exemple 5). Les romantiques liront Saussure : Etienne de Sénancour avec _Obermann_ (1804), Astolphe de Custine (_Mémoires et voyages_,1830), mais aussi Hugo dans son voyage dans les Alpes, Gautier et Dumas.

Exemplier

1) Nous admirâmes quelque temps l’un et l’autre. Mais peu à peu je découvris chez Mlle S. cet effet que j’attendais de sa sensibilité, et qui passa mon attente: elle devint rêveuse, elle ne regardait plus rien; elle retirait de temps en temps son haleine avec l’avidité d’une personne altérée qui étanche sa soif; puis elle fermait presque ses yeux et restait dans le silence. Je l’observais et gardais le silence moi-même. On n’est point tenté de parler pour exprimer ce qu’on éprouve, car on ne saurait trouver des mots: “Que l’on est bien!” dirait tout, si cette expression était encore entendue. Mlle S. en eut une autre, qui m’émut sans m’étonner. Dans cette calme rêverie, les larmes se firent jour au travers de ses paupières à demi fermées, et le sourire fut aussitôt sur ses lèvres pour les justifier. “Qu’est-ce que ceci?” dit-elle ensuite avec surprise. “C’est réellement de bonheur que je pleure… Suis-je donc tout à coup retournée en arrière dans ma vie?”
J.A. Deluc, _Lettres physiques et morales sur les montagnes et sur l’histoire de la terre et de l’homme_, 1778, p. 191-192.

2) J’éprouvai une sensation inexprimable en me retrouvant sur ce magnifique belvédère […]. Aucun nuage, aucune vapeur ne nous dérobait la vue des objets que nous venions contempler, et la certitude de jouir pendant plusieurs heures de ce grand spectacle donnait à l’âme une assurance qui redoublait le sentiment de la jouissance. […] Ces six heures [passées sur le Cramont] sont certainement celles de ma vie dans lesquels j’ai goûté les plus grands plaisirs que puissent donner la contemplation et l’étude de la nature.
H.-B. de Saussure, _Voyages dans les Alpes_, t. II, p. 331 et 345

3) Mais pour peu que mes yeux s’écartassent à droite et à gauche, je voyais au-dessous de moi des profondeurs immenses; et ce contraste avait quelque chose qui tenait d’un rêve: je me représentais alors avec une extraordinaire vivacité les eaux remplissant toutes les profondeurs, et venant battre et arrondir à mes pieds ces cailloux sur lesquels je marchais, tandis que les hautes aiguilles formaient seules des îles au-dessus de cette mer immense…
Ibid., p. 190-191.

4) Retraçant alors dans ma tête la suite des grandes révolutions qu'a subies notre globe, je vis la mer, couvrant jadis toute la surface du globe, former par des dépôts et des cristallisations successives, d'abord les montagnes primitives, puis les secondaires; je vis ces matières s'arranger horizontalement par couches concentriques; et ensuite le feu, ou d'autres fluides élastiques renfermés dans l'intérieur du globe, soulever et rompre cette écorce, et faire sortir ainsi la partie intérieure et primitive de cette même écorce, tandis que ses parties extérieures ou secondaires demeuraient appuyées contre les couches intérieures. Je vis ensuite les eaux se précipiter dans des gouffres crevés et vidés par l'explosion des fluides élastiques. Et ces eaux, en courant à ces gouffres, entraîner à de grandes distances ces blocs énormes que nous trouvons épars dans nos plaines. Je vis enfin après la retraite des eaux les germes des plantes et des animaux, fécondés par l'air nouvellement produit, commencer à se développer, et sur la terre abandonnée par les eaux, et dans les eaux mêmes, qui s'arrêtèrent dans les cavités de la surface.
Ibid., p. 339-340.

5) Je retournai là lorsque la nuit fut entièrement close; le ciel était alors parfaitement pur et sans nuages, la vapeur ne se voyait plus que dans le fond des vallées : les étoiles brillantes, mais dépouillées de toute espèce de scintillation, répandaient sur les sommités des montagnes une lueur extrêmement faible et pâle, mais qui suffisait pourtant à faire distinguer les masses et les distances. Le repos et le profond silence qui régnaient dans cette vaste étendue, agrandie encore par l'imagination, m'inspiraient une sorte de terreur; il me semblait que j'avais survécu seul à l'univers, et que je voyais son cadavre étendu sous mes pieds. Quelques tristes que soient les idées de ce genre, elles ont une sorte d'attrait auquel on a de la peine à résister. Je tournais plus fréquemment mes regards vers cette obscure solitude, que du côté du Mont-Blanc, dont les neiges brillantes et comme phosphoriques donnaient encore l'idée du mouvement et de la vie.
Ibid., p. 561-562.

6) Mlle S. ne s’attendait point à cette métamorphose. Jamais un tel rideau ne s’était tiré à ses yeux; elle fut dans un étonnement qu’on ne peut décrire. Elle se transportait en idée dans ce lieu, alors plus favorisé que tous les autres, pour lequel les nuages s’entrouvraient. Elle se rappelait ces moments qui annoncent le beau temps aux habitants des plaines […]. Et l’idée même d’être elle-même dans cet air pur, que l’on revoit avec tant de plaisir, égala chez elle tous les plaisirs que l’imagination peut produire. Elle aurait bien voulu continuer à contempler ces scènes presque célestes…
Jean André De Luc, Op. cit., p 221-222 (Lettre XVI)

7) Mais vers le bas le paysage devient très riant; on côtoie un ruisseau bordé d’un côté d’un petit bois de mélèzes, et de l’autre, de belles prairies. Puis, au pied de la montagne, on voit une colline couverte de champs bien cultivés et parsemés de maisons de bois…
Saussure, Op. cit, t. I, p. 470 ; je souligne.

8) Quand on est au milieu du glacier, ces ondes paraissent des montagnes, et leurs intervalles semblent être des vallées entre ces montagnes. Il faut d’ailleurs parcourir un peu le glacier pour voir ses beaux accidents, ses larges et profondes crevasses, ses grandes cavernes, ses lacs remplis de la plus belle eau renfermée dans des murs transparents de couleur d’aigue-marine ; ses ruisseaux d’une eau vive et claire, qui coulent dans des canaux de glace, et qui viennent se précipiter et former des cascades dans des abîmes de glace.
Saussure, Op. cit., t. II, p. 10-11 ; je souligne.

Indications bibliographiques

• Sources
BURKE, Edmund, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, trad. française avec un avant-propos par Baldine Saint Girons, Paris, Vrin, 1990
COXE, William, Lettres de M. William Coxe à M. William Melmoth, sur l’état politique, civil et naturel de la Suisse, traduites de l’anglais et augmentées des observations faites dans le même pays par le traducteur (Ramond de Carbonnières), Paris, 1782, 2 vol.
BOURRIT, Marc Théodore, Description des glacières, glaciers et amas de glace du duché de Savoye, Genève, 1773 (Slatkine reprint, 1977)
BOURRIT, Marc Théodore, Nouvelle description des glacières, vallées de glace et glaciers qui forment la grande chaîne des Alpes, de Savoye, de Suisse et d'Italie, Genève, 1787, 3 vol. (Slatkine reprint, 1981)
DELUC, Jean-André, Lettres physiques et morales sur les montagnes et sur l’histoire de la Terre et de l’homme, La Haye, 1778
SAUSSURE, Horace-Bénédict, Voyages dans les Alpes : t. I, Neuchâtel, 1779 ; t. II, Genève, 1786 ; t. III et IV, Neuchâtel, 1795
SAUSSURE, Horace-Bénédict, Voyages dans les Alpes, éd. par Julie Boch, Genève, Georg, 2002 [texte de l’édition de 1852]
Le Voyage en Suisse. Anthologie des voyageurs français et européens de la Renaissance au XXe siècle, édition établie et présentée par Claude REICHLER et Roland RUFFIEUX, Paris, éd. Robert Laffont, coll. “Bouquins”, 1998 (Deuxième partie, chap. 3 à 7)

• Etudes
Les Plis du temps. Mythe, science et H.-B. de Saussure, Genève, Musée d’ethnographie – Annecy, Conservatoire d’art et d’histoire, 1998
BUYSSENS, Danielle et alii (dir.), Voyages en détail. Chemins, regards et autres traces dans la montagne, Revue de Géographie alpine, coll. « Ascendances », Grenoble, 1999
CONAN, Michel, postface à Trois Essais sur le beau pittoresque de William Gilpin, Paris, éd. du Moniteur, 1983
GIUDICI, Nicolas, La Philosophie du Mont Blanc : de l’alpinisme à l’économie immatérielle, Paris, Grasset, 2000
JOUTARD, Philippe, L’Invention du Mont-Blanc, Paris, Gallimard/Juliard, coll. « Archives », 1986.
HAUPTMANN, William, La Suisse sublime vue par les peintres voyageurs, catalogue de l’exposition de la Fondation Thyssen-Bornemisza,, Lugano-Genève, 1991
REICHLER, Claude, La Découverte des Alpes et la question du paysage, Genève, Georg, 2005
STAFFORD, Barbara M., Voyage into Substance : Art, Science, Nature, and the Illustrated Travel Account, 1760-1840, Cambridge – Londres, MIT Press, 1984
SIGRIST, René (dir.), H.-B. de Saussure (1740-1799). Un regard sur le monde, Genève, Georg, 2001

Référencé dans la conférence : La littérature de la montagne
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