Voyageurs des Lumières au Cap de Bonne-Espérance: Anders Sparrman et François Le Vaillant

Conférencier / conférencière

En ce début du XXIe siècle, le débat sur la vision de l’Afrique du Sud chez les voyageurs européens anciens occupe encore la critique sud-africaine. L’idée que les voyageurs du XVIIIe siècle, par exemple, véhiculaient une idéologie totalement fermée aux réalités des civilisations africaines continue de dominer ; les travaux d’Edward Saïd la confirment et le récent rapatriement sur sa terre natale de la Vénus hottentote, Sarah Baartman, longtemps conservée à Paris au Musée de l’Homme comme un objet de vitrine, montre que la science ethnologique ancienne manquait singulièrement de conscience. Cette conférence infirme ce jugement pour deux voyageurs au moins de la fin du XVIIIe siècle : Anders Sparrman et François Le Vaillant. Le premier est un médecin suédois (1748-1820) qui séjourne dans la colonie hollandaise du Cap (depuis 1652) entre 1772 et 1776 ; le second (1753-1824) est un créole français d’Amérique (né au Surinam), commerçant se désignant lui-même comme « naturaliste et hommes de lettres », qui y séjourne de 1781 à 1784. Leurs relations parurent, pour l’une, en 1787 (traduction française de Sparrman) et le premier voyage du second en 1790 (voir ci-dessous la bibliographie). Ces ouvrages eurent un certain succès, et, en particulier, le récit de Le Vaillant fut souvent réédité et transformé au XIXe siècle en un roman d’aventures africaines, dont la partie critique avait été soigneusement expurgée. D’autres échos plus anciens sur cette sensibilité à la réalité africaine peuvent être notés, dont celui de Laujardière (conférence suivante) à la fin du XVIIe siècle, les entretiens en Hollande (1774) de Robert Jacob Gordon, commandant de la garnison du Cap, avec Diderot, qui put inspirer des pages de l’_Histoire des deux Indes_ ou du _Supplément au Voyage de Bougainville_, mais c’est surtout la fameuse note de Rousseau sur l’inutilité des voyageurs professionnels dans le _Discours sur l’inégalité_ (1755) qui marque une rupture essentielle. Le frontispice gravé du même ouvrage (voir ci-dessus) qui montre un Hottentot décidant de quitter la ville du Cap, se dépouillant de tous ses oripeaux européens pour retourner à la vérité de sa nature (« vitam impendere vero »…), en est la représentation emblématique : « Il retourne chez ses égaux » est d’après une anecdote narrée par l’abbé Prévost dans l’_Histoire générale des voyages_ (t. V) et rapportée par Rousseau dans la note 13 de son ouvrage. Élevé dans un univers colonial, Le Vaillant est un rousseauiste déterminé et une espèce de romantique avant la lettre : il est sensible, il pleure (pratique peu commune chez les voyageurs du temps). Il voyage comme un étranger (étranger à sa patrie) ; il voyage en homme des Lumières. Il confectionne des cartes, rassemble des spécimens d’oiseaux, les dessine, les catalogue : cela constituera une célébrité qui éclipsera la réputation du voyageur philosophe. Déjà Sparrman parlait de ses « voyages authentiques » comme des « traités de physique expérimentale ». Tous deux sont ornithologues et conscients que la science est une œuvre collective dont chaque savant n’est qu’un maillon. La magnifique carte de Le Vaillant, montrant la localisation des diverses espèces animales dans le sud de l’Afrique, fournira par l’intermédiaire de Jean-Benjamin de Laborde (signalé déjà dans la conférence précédente) une carte enluminée et décorée offerte à Louis XVI (conservée à la BnF, Cartes et Plans). De retour en France, Le Vaillant sera lié aux Idéologues, très portés sur l’anthropologie scientifique, mais les images de paysages animés qu’il a rapportées d’Afrique (où il se représente avec quelques complaisance) et celle de belles Africaines comme Narina qu’il décrit comme digne du pinceau de l’Albane, fascineront de nombreux adolescents, dont son petit-neveu, un certain Charles Baudelaire. Il note que la politique de colonisation des Hollandais qui pratiquent l’élevage extensif est contraire à la préservation de la faune sauvage. Sparmann compare habilement les sorciers africains et leur médecine traditionnelle aux charlatans qui battent alors le pavé parisien (Mesmer? Cagliostro ?) : l’avantage de la civilisation n’est pas où l’on pense. Le même Sparrman juge que les colons sont pires que les lions sauvages pour les Hottentots, mais qu’il existe, néanmoins, quelques colons dérangés moralement par la pratique coloniale. Le Vaillant se représente comme « un particulier sensible » qui juge des crimes commis par les colons, quoique son statut de voyageur financé par la Compagnie des Indes le rende plus sévère pour les fermiers du « bush » que pour les habitants du Cap. Il note le racisme de la femme blanche à l’égard des femmes noires, alors que l’homme blanc, comme lui-même, peut être sensible à une certaine grâce des Africaines… Le Vaillant recherche ce qu’il appelle « l’état primitif » de l’homme où survit « l’air délicieux et pur de la liberté ». Le voyage consiste aussi à se constituer des souvenirs pour savourer les « paisibles habitudes de l’âme ». Contrairement à des voyageurs précédents dans le sud de l’Afrique, dont Peter Kolb (1675-1736) (_Description du Cap de Bonne-Espérance_, traduction française en 1741), dont il conteste souvent les « balivernes » et les « absurdes rêveries » et qui est pour lui la voix des colons et non un enquêteur de terrain, Le Vaillant prône l’autopsie et le jugement éclairé. Sparrman rapporta dans son pays les éléments d’un rapport critique sur la traite destiné au roi de Suède ; Le Vaillant se fait le défenseur des Hottentots. Il inspirera la littérature anti-esclavagiste du XIXe siècle, tel le roman _Makanna or the land of the savage_ (1834) de Paul Laroon. L’idée reçue d’un racisme moderne plongeant ses racines dans le XVIIIe siècle ne peut donc qu’être partiellement approuvée : le XIXe siècle .y a plus largement sa part. et le darwinisme appliqué aux races humaines. Y avait-il dans le texte de Le Vaillant publié en 1790 un message caché pour la Révolution naissante et contre les injustices dont l’homme se rendait coupable aux antipodes ? En toute hypothèse, si le voyageur n’a pas changé l’histoire, il s’est, du moins, changé lui-même.

Sparrman Editions

Sparrman, A. and P. Le Tourneur (1787). Voyage au cap le Bonne-Espérance, et autour du monde avec le capitaine Cook, et principalement dans le pays des Hottentots et des Caffres. Paris, Chez Buisson.
Sparrman, A. and V. S. Forbes (1975, 1977). A voyage to the Cape of Good Hope, towards the Antarctic Polar Circle, round the world and to the country of the Hottentots and the Caffres, from the year 1772-1776, based on the English editions of 1785-1786 published by Robinson, London. Cape Town, Van Riebeeck Society. 2 vols

Sur Sparrman

Beinart, W. (1998). "Men, science, travel and nature in the eighteenth and nineteenth- century Cape." Journal of Southern African Studies 24(4): 775-99.
Guelke, L. and J. K. Guelke (2004). "Imperial eyes on South Africa: reassessing travel narratives." Journal of Historical Geography 30: 11-31.
Forbes, V. S. (1965). Pioneer travellers in South Africa. Cape Town and Amsterdam, A.A. Balkema.
Pratt, M. L. (1992). Imperial eyes : travel writing and transculturation. London ; New York, Routledge.
Rookmaaker, L. C. (1989). The Zoological Exploration of Southern Africa 1650 - 1790. Rotterdam, A.A. Balkema.
Rotberg, R. I. (2005). "The Swedenborgian Search for African Purity." Journal of Interdisciplinary History 36(2): 233-240.

Le Vaillant Editions

Le Vaillant, F. (1790). Voyage de M. Le Vaillant dans l’intérieur de l’Afrique, par le Cap de Bonne-Espérance, dans les années 1780, 81, 82, 83, 84, & 85. Paris, Leroy.
Le Vaillant, F., I. Glenn, et al. (2007). Travels into the Interior of Africa via the Cape of Good Hope. Cape Town, Van Riebeeck Society.

Sur Le Vaillant

Boisacq, M.-J. (1993). "Le mythe du bon sauvage Hottentot." Literator 14(2): 117-131.
Manca, T. (2005). Voyages européens en Afrique Subsaharienne (XVIIIe et XIXe siècles): Poétique d’un genre, variantes et évolutions d’un discours : François Le Vaillant, Carlo Piaggia et Mary Kingsley. Littérature française et comparée. Paris, Sorbonne-Paris IV. PhD.
Quinton, J. C., P. W. M. Sellicks, et al. (1973). François Le Vaillant, voyageur en Afrique australe et sa collection de 165 aquarelles : 1781-1784. Le Cap, Bibliothèque du Parlement. 2 vols.
Rookmaaker, L. C., P. Mundy, I. Glenn and E. Spary. (2004). François Levaillant and the birds of Africa. Johannesburg, Brenthurst Press.

Contexte philosophique

Bourguet, M.-N. (1997). Voyage et voyageurs. Dictionnaire européen des lumières. M. Delon. Paris, PUF: 1091-1095.
Diderot, D. and D. Lanni (2003). Supplèment au voyage de Bougainville. Paris, GF Flammarion.
Duchet, M. (1995). Anthropologie et histoire au siècle des Lumières. Paris, Albin Michel.
France, P. (1985). "Primitivism and Enlightenment: Rousseau and the Scots." The Yearbook of English Studies 15(Anglo-French Literary Relations Special Number): 64-79.
Johnson, D. (2007). "Representing the Cape “Hottentots,” from the French Enlightenment to Post-apartheid South Africa." Eighteenth-Century Studies 40(4): 525-552.
Raynal (1781). Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes. Genève, [s.n.].
Rousseau, J.-J. and J. Starobinski (1969). Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes. Paris, Gallimard.

Sur la reception

Anon. (1788). Melanges de Litterature, Politique &c. Détail du voyage de M. Vaillant, du Cap de Bonne-Esperance, dans les parties intérieures de la Cafrerie. Courrier de l'Europe. 24: 55-56.
Anon. (1789). "Voyage de M. Le Vaillant." Journal Encyclopédique. 8 (3): 496-502.
Chamfort, N. (1790). "Littéraires: Voyage de M. Le Vaillant dans l’Intérieur de L’Afrique..." Mercure de France 138(12): 57-81.
de Guignes, J. (1790). "Voyage de M. le Vaillant dans l'intérieure de l'Afrique." Le Journal des Savants (Janvier): 3-9.
De la Harpe, J-F. ( ?) (Dec 26, 1789). "Voyages." Gazette Nationale ou Le Moniteur Universel. No.131, 477-478, 517-18.

Anthropologie

Voir Duchet et Manca, aussi :

Abrahams, Y. (1997). "The Great Long National Insult: 'Science', Sexuality and the Khoisan in the 18th and Early 19th Century." Agenda (32): 34-48.
Bassani, E. and L. Tedeschi (1990). "The Image of the Hottentot in the Seventeenth and Eighteenth Centuries: An Iconographic Investigation." Journal of the History of Collections 2(2): 157-86.
Copans, J., J. Jamin, et al. (1994). Aux origines de l'anthropologie francaise : les memoires de la Societe des Observateurs de l'Homme en l'an VIII. Paris, Jean Michel Place.
Fauvelle-Aymar, F.-X. (2002). L'invention du Hottentot: Histoire du regard occidental sur les Khoisan (XVe - XIXe siècle). Paris, Publications de la Sorbonne.
Glenn, I. (1996). "The wreck of the Grosvenor and the beginning of English South African literature." English in Africa 22(2): 1-18.
Glenn, I. (2007). "Classical black." English in Africa 34(2): 19-33.
Van Wyk Smith, M. (1992). "‘The most wretched of the human race’: the iconography of the Khoikhoin (Hottentots), 1500-1800." History and Anthropology 5(3-4): 285-330.

Référencé dans la conférence : L’Afrique des voyageurs : découverte, mythes, littérature
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