Voyageurs et captifs dans le nord de l’Afrique (XVIe-XVIIIe siècles)

Conférencier / conférencière

Réflexion liminaire : il faut parler du Nord de l’Afrique et non de l’Afrique du Nord (expression de la période coloniale) ou du Maghreb (expression inconnue de nos voyageurs et utilisée depuis les Indépendances). Le propos de cette conférence concerne les trois régences ottomanes et le royaume du Maroc (voir la présentation de François Moureau) depuis le XVIe jusqu’au XVIIIe siècle. Le cadre géographique est celui qu’ont connu les voyageurs européens : essentiellement les côtes méditerranéennes. L’intérieur, aussi bien les montagnes de Kabylie ou de l’Atlas marocain que le désert, contrées peu contrôlées par le pouvoir politique, échappa au regard des voyageurs. On évoque seulement la sauvagerie de leurs habitants et on ne va pas plus loin. Le naturaliste Desfontaines y va en expédition fiscale en Tunisie avec les militaires chargés de récupérer les impôts (1783-1786) ; le Britannique Thomas Pellow commande pour les mêmes raisons les troupes marocaines dans l’Atlas. La Méditerranée est la mer des tous les conflits entre le monde musulman et l’Europe chrétienne : le XVIe siècle marque une relative retraite du pouvoir ottoman avec la défaite de Lépante en 1571 par la flotte espagnole. L’Espagne est redevenue chrétienne après la chute du royaume de Grenade en 1492. La course devient l’activité qui, quotidiennement, oppose les deux rives de la Méditerranée : captifs chrétiens et musulmans sont la conséquence de ces prises en mer. Mais, dès la fin du XVIe siècle, l’Espagne tournée vers l’Amérique est en déclin, ce qui ne veut dire que l’Occident chrétien n’a pas le sentiment de sa supériorité ; au siècle des Lumières, l’image du sud de la Méditerranée sera obscurcie par l’idéologie abolitionniste (captifs-esclaves) et féministe (statut de la femme dans le monde musulman). Les récits de voyage européens sont le plus souvent des « relations » rédigées par des écrivains non-professionnels : il n’est pas encore temps de l’écrivain-voyageur à la manière de Chateaubriand dont il sera question pour conclure. Ces relations sont le plus souvent rédigées au retour et nourries de diverses lectures (pratique habituelle dans la littérature de voyage de cette époque). On peut distinguer sept types de relations : le récit de soldat comme celui de Marmol qui accompagne Charles Quint à Tunis (1535) publié en 1573 (__Description générale de l’Afrique_), le récit de négociant, tel celui du Marseillais Nicolas Béranger à Tunis à la fin du XVIIIe siècle (réédition 1993), le récit de diplomate comme celui du drogman (interprète pour les langues orientales) Venture de Paradis, le récit de captif sur lequel on reviendra (Aranda, Pellow), le récit des rédempteurs, fruit des congrégations spécialisées dans le rachat des captifs chrétiens (Mercédaires et Trinitaires), le récit de savant qui enquête sur la flore africaine par exemple, enfin le récit des écrivains qui ont voyagé (de Cervantès à Chateaubriand). En effet, pour Cervantès, qui a vécu captif à Alger pendant cinq et s’en est enfui, son témoignage romancé se trouve, en particulier, dans la première partie du _Quichotte_ (1605 ; il s’agit de du récit inséré du « Cautivo » (Captif), une relation d’un séjour à Alger et de la fuite de la cité barbaresque avec une belle Moresque qui le suit par amour de la Vierge Marie… Les récits de captifs composent une littérature imprimée extrêmement copieuse entre XVIe et XVIIIe siècles. On en citera deux parmi les plus intéressants. Emmanuel d’Aranda, fonctionnaire dans les Pays-Bas espagnol, est fait prisonnier par les corsaires barbaresques et séjourne à Alger bien malgré lui (1640-1642), mais, au fil des mois, il apprend à y vivre. Très élégamment écrit et publié en français en 1656, sa relation est composée de trois parties : le récit de sa captivité, une histoire d’Alger et une cinquantaine de courtes anecdotes de captifs qui pourraient donner lieu à des nouvelles romanesques. La relation de Thomas Pellow est tout à fait différente : ce jeune mousse britannique est pris par les corsaires marocains et il parvient à être un proche du sultan Moulay Ismaël, illustre monarque aussi magnifique que cruel. Il devient un chef militaire au service du sultan et, renégat (converti à l’islam), il fonde une famille et séjourne 23 ans au Maroc. Son texte remanié par son éditeur qui gomme cette conversion et y introduit d’inutiles dissertations sera publié en 1740 (édition moderne en français : _Histoire de la longue captivité et des aventures de Thomas Pellow dans le sud de la Barbarie_, Paris, Maisonneuve et Larose, 2008). Parmi les relations d’hommes de sciences, on citera celle du chapelain anglais Thomas Shaw à Alger entre 1720 et 1732 : son commentaire des réalités ethnographiques locales est fondée sur une curieuse concordance de celles-ci avec les textes de la Bible. Jean-André Peyssonnel , d’une famille de négociants marseillais liée au commerce du corail qui se récoltait sur la rive africaine, s’intéresse surtout aux systèmes politiques qui y règnent et fait d’intéressants parallèles avec ceux du nord, dont ceux-ci ne sortent pas grandis (1724-1725) (_Voyage dans les régions d’Alger et de Tunis_, , édition moderne : La Découverte, 2001). On nommera encore Desfontaines, auteur de la _Flora atlantica_, qui réfléchit à Tunis sur la liberté du commerce (1781-1786) et l’abbé Poiret, une espèce de rousseauiste contrarié qui découvre les attitudes contradictoire de populations qu’il considère comme plus près de la vérité de nature que les Occidentaux (1789...). Au retour de la Terre sainte, Chateaubraind passe par Tunis ; il passe quelques moments à Carthage : il en tirera des dizaines de pages de son _Itinéraire de Paris à Jérusalem_ (1807) : plus que l’autopsie, c’est la mémoire de.lectures historiques (saint Augustin, saint Louis) qui intervient dans le récit du croisé en Orient. On est à l’aube seulement de l’orientalisme romantique qui restituera ses populations et ses mœurs à des lieux largement à découvrir.

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Bibliographie sur les voyages dans le nord de l’Afrique(16e-18e siècles)

En dehors des récits eux-mêmes:
Braudel Fernand: La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, Armand Colin, 1966 et 1990, Livre de Poche 3 volumes.
Turbet-Delof Guy:-L’Afrique barbaresque dans la littérature française aux XVI et XVIIè siècles, Genève, Droz, 1973
-Bibliographie critique du Maghreb,Alger, SNED,1976

Récits et études
Aranda Emmanuel d’: Relation de la captivité et liberté, Bruxelles, Jean Mommart, 1656
Béranger Nicolas: La Régence de Tunis à la fin du XVIIè siècle, intro et notes de Paul Sebag, Paris, L’Harmattan, 1993
Brahimi, Denise, Voyageurs dans la régence de Tunis. XVIe-XIXe siècles, [Carthage], Carthaginoiseries, 2008
Broc Numa: La Géographie des philosophes.Géographes et voyageurs français au XVIIIè siècle, Paris, Ophrys, 1975
Chateaubriand François: Itinéraire de Paris à Jérusalem, Paris, Gallimard la Pléiade t.2, 1969
Dan (Père): Histoire de la Barbarie et de ses corsaires, divisée en six livres, où il est traité de leur gouvernement, de leurs moeurs etc. Paris, Pierrre Rocolet, 1637, 2ème éd. 1649 (voyage au Maghreb en 1634)
Davis Robert C: Esclaves chrétiens, maîtres musulmans. L’esclavage blanc en Méditerranée(1500-1800), trad.franç. Jacqueline Chambon , Babel, 2006
Desfontaines (voir Dureau de la Malle): Fragments d’un voyage...Tunis et Alger 1783-1786
Dureau de la Malle:Voyages dans les Régences de Tunis et d’Alger, 1/Peyssonnel, 2/Desfontaines, 2 vol.Paris, Librairie de Gide, 1838
Guellouz E.: Voyageurs éclairés en Régences barbaresques: analyse idéologique du regard philiosophique sur les pays du Maghreb turc (1715-1789), Actes du VIè Congrès de l’Association Internationale de Littérature comparée, 1973
Labat J.B: Mémoires du Chevalier d’Arvieux, envoyé extraordinaire du roi à la Porte etc. , Paris, J.B Delespine, 1735 (voyage en Barbarie en 1674-1675)
Laugier de Tassy: -Histoire du Royaume d’Alger , Amsterdam, Henri du Sauzet, 1725
-Histoire des Etats barbaresques qui exercent le piraterie, trad.de l’anglais, 2 vol.1757
Léon l’Africain: Description de l’Afrique, Lyon, J.Temporal,1556
Lucas P : Voyage du Sieur Paul Lucas au Levant, Paris, Nicolas Simart, 1712
Marmol Carvajal, trad. Nicolas Perrot Sieur d’Ablancourt , L’Afrique de Marmol, 3vol. Paris, Thomas Jolly,1667
François Moureau(éd.): Captifs en Méditerranée, Histoires, récits et légendes , Paris, PUPS, 2008
Peyssonnel Jean-André(voir Dureau de la Malle): Relation d’un voyage en Barbarie, 1724-1725
Philémon de la Motte, Godefroy, Comelin : -Etat des royaumes de Barbarie, Tripoly, Tunis et Alger, Rouen, Guillaume Behourt, 1703
-Voyage pour la rédemption des captifs aux royaumes d’Alger et de Tunis, fait en 1720 par les pères FC,Pde laM et JB, Rouen, Machuel, 1731
Poiret Abbé: Voyage en Barbarie, 1785-1786,Paris, J.B.F Née de La Rochelle, 1789
Poiron Jean: Mémoire concernant l’état présent du royaume de Tunis, 1701 à 1752, présentation de J.Serres, Paris, Publications de l’Institut des Hautes Etudes Marocaines XV, 1925
Raynal Abbé: Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans l’Afrique septentrionale, Paris, Peuchet, 1826, 2vol. (le ms de Raynal va jusqu’en 1788; l’éditeur a ajouté un aperçu sur la suite jusqu’à son époque)
Savary de Brèves: Relation des voyages etc. par J.du Castel, Paris, Nicolas Gasse,1628
Shaw Thomas: Voyages de Mr Shaw dans plusieurs provinces de la Barbarie et du Levant, trad.par Jean Néaulne et Etienne Bourdeau, La Haye, Jean Néaulme, 1743
Valensi Lucette: Le Maghreb avant la prise d’Alger(1790-1830), Paris, Flammarion, 1969
Venture de Paradis : Tunis et Alger au XVIIIè siècle, Paris, Sindbad, 1983

Référencé dans la conférence : L’Afrique des voyageurs : découverte, mythes, littérature
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