Comme le vélo lui-même, le voyage à vélo est généralement considéré avec une curiosité polie mais superficielle, ou relégué au rang de passe-temps pour les masochistes, les grands enfants et les moins fortunés, ou – le plus souvent – tout bonnement ignoré et absent des rayons de la littérature viatique. Dès son apparition cependant, ce premier véhicule mécanique autonome dont disposait le public s’imposa comme l’outil de choix tant des touristes débutants que des explorateurs chevronnés. L’engouement fut aussi passionné qu’éphémère : la voiture remplaça le vélo, non sans que les récits cyclistes n’aient eu le temps de se multiplier et de poser les jalons textuels d’une véritable pratique de l’espace, aussi discrète que révolutionnaire. Plus de cent ans après et dans un contexte fort différent, on redécouvre avec un émerveillement renouvelé les possibilités offertes par l’engin, et derechef les récits de voyage à vélo, de proximité ou au long cours, se remettent à proliférer.
Ce sont ces deux temps de l’histoire du voyage cycliste que le présent volume se propose d’explorer en suivant des axes historiques, sociologiques, politiques ou philosophiques. Mais il s’agit aussi d’étudier les deux temps de l’action du « moteur humain », qui appuie alternativement sur les pédales et sur la plume, et la connivence très tôt proclamée de ces deux objets qui, contre toute attente, semblent se soutenir mutuellement : on pédale pour mieux écrire, on écrit pour mieux pédaler, et la vieille analogie du Livre-Monde retrouve, dans le contexte cycliste, une fraîcheur et une pertinence inattendues. Le vélo, véhicule nécessaire du vrai voyage, instrument de la renaissance d’une littérature viatique sempiternellement agonisante, machine magique capable de s’élever contre les dérives d’un monde en perdition et d’entraîner avec lui ses usagers ? Moyen, pour le moins, d’une différence qui affecte le rapport à l’espace autant que le rapport au texte, produisant un léger décalage dont les études rassemblées ici tentent de mesurer les effets.