Les Pérégrinations d'une paria de Flora Tristan : voyage, bâtardise, écriture

Conférencier / conférencière

Dans le cas de Flora Tristan opère un triple traumatisme : d’abord, la mort d’un père adoré, alors que la petite Flora n’a que quatre ans, et que la disparition de celui-ci est suivie par un changement brutal du niveau de vie et l’expérience de la misère ; ensuite, à quinze ans la découverte de la bâtardise ; enfin, à l’âge de dix-sept ans un mariage forcé et malheureux qui lui fait perdre sa liberté. Le voyage au Pérou entrepris entre avril 1833 et juillet 1834 prend le sens d’une quête de légitimité. Flora attend de sa famille péruvienne qu’elle la rétablisse dans ses droits et lui accorde l’héritage paternel qu’elle estime devoir lui revenir. Si de ce point de vue le voyage se solda par un échec, il révèle néanmoins à la voyageuse la possibilité d’une prise de parole. Flora Tristan prend conscience soudain de la considération dont elle est l’objet, ce qui pour elle prend la forme d’une seconde naissance, se présente comme une véritable révélation ou encore comme un avènement. Introduite dans les meilleurs salons d’Aréquipa et de Lima elle côtoie les élites du pays, propriétaires fonciers, négociants, avocats, militaires, dirigeants politiques. L’accès à la parole débouchera naturellement sur la revendication de l’écriture. C’est au Pérou que Flora Tristan se découvre écrivain, et c’est le Pérou qui lui fournit l’objet de son premier livre qui sera aussi son premier succès littéraire. La composante personnelle, privée, intime habite nécessairement pour Flora Tristan le programme mémorialiste et par voie de conséquence le récit de voyage qui y est associé et qui en constitue comme une subdivision. La voyageuse des Pérégrinations d’une paria exalte à la fois dans les préfaces à son livre et tout au long de celui-ci, la valeur du vécu et l’obligation de porter témoignage. Pour Flora Tristan la relation de voyage devient l’occasion d’un choix d’écriture, ou plus exactement l’occasion d’affirmer une éthique de l’écriture au moyen de laquelle le sujet en proie à la dereliction, retrouve la voie de son identité et la possibilité de se retrouver. On est cependant en droit de se demander si ce regain de soi ne se fait pas trop facilement au dépens de l’autre. Le devoir de raconter les événements dans toute leur vérité peut-il pleinement participer d’une éthique de l’écriture s’il n’est pas accompagné du devoir de réserve ?

Bibliographie
Tristan, Flora, Pérégrinations d’une paria, préface, notes et dossier par Stéphane Michaud, Arles, Babel (ACTES SUD), 2004.
 Tristan, Flora, la Paria et son rêve, Correspondance, établie par Stéphane Michaud, 2e édition revue et complétée, préface de Mario Vargas Llosa, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2003.
Michaud, Stéphane, (dir.), Un fabuleux destin, Flora Tristan, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 1985.
Michaud, Stéphane, (dir.), Flora Tristan, George Sand, Pauline Roland. Les femmes et l’invention d’une nouvelle morale, Paris, Créaphis, 1994.
Vargas Llosa, Mario, Le Paradis – un peu plus loin, trad. Albert Bensoussan et Anne-Marie-Casès, Paris, Gallimard, 2003.
Bloch-Dano, Évelyne, Flora Tristan, la femme-messie, Paris, Grasset, 2001.
Desanti, Dominique, Flora Tristan, la femme révoltée, 2e éd., Paris, Hachette, 2001.

Exemples : Flora Tristan, Pérégrinations d’une paria

1. J’ai dépeint les femmes de Lima telles qu’elles sont et non d’après le dire de certains voyageurs ; il m’en a coûté sans doute, car la manière aimable et hospitalière avec laquelle elles m’ont accueillie m’a pénétrée des plus vifs sentiments de reconnaissance ; mais mon rôle de voyageuse consciencieuse me faisait un devoir de dire toute la vérité.

2. avoir les idées qui, depuis, se sont développées dans mon esprit. A cette époque j’étais très exclusive : mon pays occupait plus de place dans ma pensée que tout le reste du monde; c’était avec les opinions et les usages de ma patrie que je jugeais des opinions et des usages des autres contrées. Le nom de la France et tout ce qui s’y rattachait produisaient sur moi des effets presque magiques […] J’étais donc bien loin encore de reconnaître la solidarité des nations entre elles, d’où résulte que le corps humanitaire en entier ressent le bien et le mal de chacune d’elles.

3. La présence de tout ce monde me rappelait comme un spectre horrible la société qui m’avait rejetée de son sein. A ce souvenir, ma langue resta glacée, une sueur froide me couvrit le corps, et usant du peu de forces qui me restaient, je demandai à Dieu, avec ferveur, la mort, la mort, comme le seul remède à mes maux.

4. J’appris, pendant ces six années d’isolement, tout ce qu’est condamnée à souffrir la femme séparée de son mari au milieu d’une société qui, par la plus absurde des contradictions, a conservé de vieux préjugés contre les femmes placées dans cette position, après avoir aboli le divorce et rendu presque impossible la séparation de corps […] Mise en dehors de tout par la malveillance, elle n’est plus, dans cette société qui se vante de sa civilisation, qu’une malheureuse Paria, à laquelle on croit faire grâce lorsqu’on ne lui fait pas d’injure.

5. On me montrât, ma manière d’être dans la maison attestait, aux yeux du monde, la conduite de ma famille envers moi. Ma mise, d’une simplicité extrême, annonçait suffisamment que cette riche famille ne suppléait en rien, par ses cadeaux, à mon manque de fortune ; et l’on voyait dans la maison de don Pio, la fille unique de Mariano traitée comme une étrangère.

6. C’est vainement que nous tentons de changer notre nature […] ayant la ferme intention de m’endurcir, de devenir ambitieuse, je ne pus y réussir. Je portai toute mon attention sur Baldivia ; je l’étudiai et compris son ardent désir de domination, sa haine contre l’évêque ; mais aucun de ces sentiments ne put pénétrer en moi ; je sentis que l’existence du moine me serait antipathique.

7. Les femmes indiennes embrassent cette vie volontairement et en supportent les fatigues, en affrontent les dangers avec un courage dont sont incapables les hommes de leur race. Je ne crois pas qu’on puisse citer une preuve plus frappante de la supériorité de la femme, dans l’enfance des peuples ; n’en serait-il pas de même aussi chez ceux plus avancés en civilisation, si une éducation semblable était donnée aux deux sexes ?

8. Ecrire sur le costume et les usages des Liméniennes, on concevra facilement qu’elles doivent avoir un tout autre ordre d’idées que celui des Européennes, qui, dès leur enfance, sont esclaves des lois, des mœurs, des coutumes, des préjugés, des modes, de tout enfin ; tandis que, sous la saya, la iménienne est libre, jouit de son indépendance et se repose avec confiance sur cette force véritable que tout être sent en lui, lorsqu’il peut agir selon les besoins de son organisation. La femme de Lima, dans toutes les positions de la vie, est toujours elle ; jamais elle ne subit aucune contrainte.

9. Avec cet homme, il me semblait que rien ne m’eût été impossible. J’ai l’intime conviction que, devenue sa femme, j’aurais été fort heureuse […] Il me fallut encore, cette fois, toute ma force morale pour ne pas succomber à la séduction de cette perspective… J’eus peur de moi, et je jugeai prudent de me soustraire à ce nouveau danger par la fuite.

10. Vainement aurais-je cherché à fuir les conversations sur la politique : chez mon oncle, la politique était le sujet de tous les entretiens ; chez Althaus, on ne s’occupait pas d’autre chose : sa femme s’y engageait avec ardeur.

11. Lorsque l’universalité des individus saura lire et écrire, lorsque les feuilles publiques pénétreront jusque dans la hutte de l’Indien, alors rencontrant dans le peuple des juges dont vous redouterez la censure, dont vous rechercherez les suffrages, vous acquerrez les vertus qui vous manquent […] Instruisez donc le peuple, c’est par là que vous devez commencer pour entrer dans la voie de la prospérité […] L’avenir est pour l’Amérique ; les préjugés ne sauraient y avoir la même adhérence que dans notre vieille Europe.

12. Je vais raconter deux années de ma vie : j’aurai le courage de dire tout ce que j’ai souffert. Je nommerai les individus appartenant à diverses classes de la société, avec lesquels les circonstances m’ont mis en rapport : tous existent encore ; je les ferai connaître par leurs actions et leurs paroles.

13. S’il ne s’agissait que de rapporter des faits, les yeux suffiraient pour les voir ; mais, pour apprécier l’intelligence et les passions de l’homme, l’instruction n’est pas seule nécessaire, il faut encore avoir souffert et beaucoup souffert ; car il n’y a que l’infortune qui puisse nous apprendre à connaître au juste ce que nous valons et ce que valent les autres.

14. Que tout individu enfin, qui a vu et souffert, qui a eu à lutter avec les personnes et les choses, se fasse un devoir de raconter dans toute leur vérité les événements dans lesquels il a été acteur ou témoin, et nomme ceux dont il a à se plaindre ou à faire l’éloge […] Dans le cours de ma narration, je parle souvent de moi. Je me peins dans mes souffrances, mes pensées, mes affections.

Référencé dans la conférence : Séminaire XIXe-XXe siècles
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