Résumé
Cette intervention intitulée « Retour au pays natal ou les dualités moderne du grand reportage » étudie la collaboration de l’écrivain reporter Jean-Claude Guillebaud et du photographe reporter Raymond Depardon dans La Colline des Anges et La Porte des Larmes. Ces deux ouvrages, comme leurs sous-titres l’indiquent, sont consacrés aux « retours au Vietnam et en Abyssinie », vingt après que les deux auteurs y soient allés couvrir l’actualité de la guerre.
Vingt ans après y être nés à l’Histoire et au reportage. Vingt ans soit l’âge qu’ils avaient au moment des faits, éprouvés dans l’enthousiasme et l’innocence de leur jeunesse européenne, et qui explique la dimension très intime de ces récits de l’origine. Sans être inédite, cette tonalité lyrique reflète l’une des évolutions majeures de la littérature de reportage et témoigne d’un renouvellement des effets de dramatisation de l’auteur. Moins rhétoriques et spectaculaires, plus discursifs et ténus, ils participent davantage de la fictionnalisation que de l’héroïsation de la figure du reporter : d’acteur de l’histoire, il en devient le personnage et l’auteur.
Si l’émergence de la figure de l’auteur reporter peut être retracée institutionnellement, elle peut également l’être de manière poétique et discursive. Le parcours de Raymond Depardon est à ce sujet emblématique. Il incarne le passage du photojournalisme au photoreportage, de la publication périodique au livre ou à « la forme livre », tout en refusant le mythe du reporter. L’essai d’une photographie sentimentale et de sa mise en fiction, dans Notes, Hivers et Les Fiancées de Saïgon, l’expérience d’une chronique photographique jouant sur « les absences du photographes » et « le ratage du réel » dans les Correspondances new-yorkaises sont les marques de cette littérarisation du regard photographique s’effectuant au sein même du système médiatique.
Cette littérarisation engage une vision de la réalité et de l’histoire où le rapport à l’événement est complètement repensé. Touchant à l’éthique et à l’esthétique, cette notion aborde le principe même de la prépondérance de l’image de reportage et la croyance en ses fonctions heuristiques. Elle s’attache principalement à préciser la nature profondément modifiée des rapports entre l’événement et sa diffusion et retrouve les réflexions des philosophes et penseurs de notre modernité, tel Deleuze pour qui « Il n’y a pas d’événements privés et d’autres collectifs ; pas plus qu’il n’y a de l’individuel et de l’universel, des particularités et des généralités. Tout est singulier, et par là collectif et privé à la fois, particulier et général, ni individuel, ni universel » (Logique du sens, Minuit, 1969).
La figure de Jean-Claude Guillebaud présente le terme extrême de cette tendance puisque après La Traversée du monde, recueil de ses reportages de jeunesse, son œuvre de maturité et d’essayiste en propose La Refondation (du monde) et aboutit au Principe d’humanité. Loin de ne proposer qu’un regard rétrospectif et seulement autobiographique, le reportage d’auteur préfigurait dans ses contradictions mêmes la création de cet espace philosophique.
Eléments bibliographiques
Raymond Depardon (texte et photogr.), Les Fiancées de Saïgon, Paris, "Cahiers du cinéma", 1986.
Raymond Depardon (photogr.), Jean-Claude Guillebaud (texte), La colline des Anges, retour au Vietnam : 1972-1992 , Paris, Seuil, 1993.
—La porte des larmes, retour vers l'Abyssinie, Paris, Seuil, 1996.
François Maspéro (texte), Klavdij Sluban (photogr.), Balkans-Transit, François Maspero, Paris, Seuil, 1997.
Klavdij Sluban ; interview, Brigitte Ollier, Transverses, photographies, 1992-2002, Paris, Maison européenne de la photographie, Centre des monuments nationaux, 2002.
Stephen Smith (texte), Patrick Robert (photogr.), Le Fleuve Congo, Arles, Actes sud, 2003.