Théophile Gautier se met rarement en scène dans ses relations. Le Voyage n’est pas pour lui l’occasion d’explorer les méandres de son moi, ce qui n’est pas dire pour autant que la subjectivité est absente de ses descriptions. Tout au contraire, celles-ci donnent l’impression d’un usage particulièrement réfléchi du monde qu’il décrit, et l’humour et l’ironie sont des procédés parmi d’autres qui contribuent à infléchir l’observation dans la mouvance du sujet. L’attention portée au détail, curieux ou pittoresque, sera un autre moyen d’inscrire l’objet décrit dans le champ de la subjectivité. Constantinople, relation d’un voyage que Théophile Gautier entreprit en 1852, participe de cette pratique tout en manifestant les contraintes d’une écriture en rubrique, suscitée par le feuilleton, et qui ne dédaigne pas une économie discursive inspirée des guides de voyages. Regrettant souvent la tendance vers l’occidentalisation dont le nouveau code vestimentaire en usage à Constantinople offre un exemple particulièrement probant, le voyageur préfère s’attarder à la saisie de spectacles insolites et curieux, à tout ce qui retient fortement son regard particulièrement sensible à la qualité de la lumière comme à celle de coloris fortement contrastés, et qu’il cherche à transposer en images littéraires par la magie d’un style qui faisait dire à ses contemporains que Gautier écrivait avec une brosse et qu’il avait une palette pour encrier.
Bibliographie sélective
Gautier, Théophile, Constantinople, présentation et notes de Sarga Moussa, Paris, La Boîte à Documents, 1990.
Gautier, Théophile, Constantinople, Istanbul en 1852, édition présentée et annotée par Jacques Huré, Istanbul, Éditions Isis, 1990.
Gautier, Théophile, Constantinople, préface de Stéphane Guégan, Paris, Bartillat, 2008.
Gautier, Théophile, Voyage en Espagne, Texte établi, présenté et annoté par Jean-Claude Berchet, Paris, Garnier-Flammarion, 1981.
Gautier, Théophile, Correspondance générale, éditée par Claudine Lacoste-Veysseyre, Genève, Paris, Droz, 1991, tome V.
Théophile Gautier à Constantinople, Lettres présentées par Jean Richer, Istanbul, Éditions Isis, 1991.
Berchet, Jean-Claude, Le voyage en Orient, Anthologie des voyageurs français dans le Levant au XIXe siècle, Paris, Laffont, 1985.
Berchet, Jean-Claude, « Théophile Gautier ou la saveur du monde : la modernié de Constantinople », in Bulletin de la Société Théophile Gautier, No 12, 1990, t. 1.
Bergerat, Emile, Théophile Gautier. Entretiens, souvenirs et correspondance, Paris, Charpentier, 1879.
Du Camp, Maxime, Théophile Gautier, Paris, Hachette, 1890.
Moussa, Sarga, La relation orientale, Enquête sur la communication dans les récits de voyage en Orient (1811- 1861), Paris, Klincksieck, 1995.
Richer, Jean, Études et recherches sur Théophile Gautier prosateur, Paris, Nizet, 1981.
Thérenty, Marie-Ève, La littérature au quotidien, Paris, Le Seuil, 2007.
« La maladie du bleu » : art de voyager et art d’écrire chez Théophile Gautier, Bulletin de la Société Théophile Gautier, No 29, 2007.
L’Orient de Théophile Gautier, actes du colloque international de Port-Marly (16-19 mai 1990), in Bulletin de la Société Théophile Gautier, No 12, 1990, 2 vol.
Exemplier
1 « Qui a bu boira » assure le proverbe; on pourrait modifier légèrement la formule, et dire avec non moins de justesse : « Qui a voyagé voyagera. » - La soif de voir, comme l’autre soif, s’irrite au lieu de s’éteindre en se satisfaisant. Me voici à Constantinople, et déjà je songe au Caire et à l’Égypte.
2 Voilà encore de la copie. C’est un tout complet : Je commence Constantinople même. Fourre ces choses à Dutacq, puisqu’il y a opposition à La Presse, et dis-lui qu’il les tienne en portefeuille jusqu’à ce que j’arrive. Aie soin de faire envoyer la monnaie par un bon sur la poste, bureau restant, à M. Théophile Gautier, sans quoi je reste en plan. Dis à la Signora, si elle est encore à Paris, que c’est une ingrate, je lui ai écrit de tous les points de l’horizon et je n’ai reçu qu’une lettre, très belle à la vérité, mais unique. Je ne lui demande qu’un mot et elle sait bien quel est ce mot. A toi, mille choses aux amis. P.S. Je m’ennuie cordialement.
3 Le premier feuilleton que Gautier écrivit dans La Presse est du 22 août 1836 […] Pendant dix-neuf années consécutives, il fut le pourvoyeur attitré des articles d’art et de critique dramatique dans ce que l’on appelait alors : le journal d’Émile de Girardin ; il le quitta au mois d’avril 1855 pour entrer au Moniteur universel. Lorsque le Journal officiel fut créé pour remplacer le Moniteur universel, Théophile Gautier y passa et y continua, jusqu’à son heure suprême, cette tâche énervante qui depuis longtemps lui était devenue insupportable. Il se vit condamné, durant un laps de trente-six ans, à rendre compte des pièces jouées sur les théâtres de Paris et à disserter sur les tableaux, les statues encombrant les expositions publiques ; la mort seule le délivra.
4 Dans le feuilleton que je lis aujourd’hui […], je vois qu’on a supprimé ou reporté au lendemain une colonne ou demi-colonne qui finissait le chapitre nécessairement. […] Je ne suis pas une personne de métier, en fait de feuilletons, et il peut se faire que les miens soient trop courts ou trop longs pour ce que les imprimeurs appellent la grâce du journal. Mais je suis artiste et par conséquent d’humeur vétilleuse. C’est une véritable contrariété pour moi de voir que l’on traite un tableau […] en vue du cadre, et non le cadre en vue du tableau. (George Sand)
5 La pratique du récit de voyage journalistique existe au moins depuis l’époque romantique. Théophile Gautier, à partir de 1840 et de son voyage en Espagne, se fait à plusieurs reprises financer par La Presse ou Le Moniteur universel des voyages en Europe ou en Afrique du Nord contre des feuilletons viatiques. Cependant, ces écrits de voyage ne constituent pas des reportages, car nulle actualité ne contraint ces déplacements, nul événement à répertorier ne soumet l’article à une véritable urgence. (M.-E. Thérenty)
6 Ces murailles roussâtres, encombrées de la végétation des ruines, qui s'écroulent lentement dans la solitude, et sur lesquelles courent quelques lézards, il y a quatre cents ans voyaient ameutées à leurs pieds les hordes de l'Asie, poussées par le terrible Mahomet II. Les corps des janissaires et des timariots roulaient, criblés de blessures, dans ce fossé où s'épanouissent maintenant de pacifiques légumes ; des cascatelles de sang ruisselaient sur leurs parois où pendent les filaments des saxifrages et des plantes pariétaires. Une des plus terribles luttes humaines, lutte de race contre race, de religion contre religion, eut lieu dans ce désert où règne un silence de mort. Comme toujours, la jeune barbarie l'emporta sur la civilisation décrépite, et, pendant que le prêtre grec faisait frire ses poissons, ne pouvant croire à la prise de Constantinople, Mahomet II, triomphant, poussait son cheval dans Sainte-Sophie, et marquait sa main sanglante sur la muraille du sanctuaire, la croix tombait du haut des dômes pour faire place au croissant, et l'on retirait de dessous un tas de morts l'empereur Constantin,
sanglant, mutilé, et reconnaissable seulement aux aigles d'or qui agrafaient ses cothurnes de pourpre.
7 Il y a loin de là aux magnificences des Mille et une Nuits que ce seul mot de sérail fait rêver aux imaginations les plus paresseuses, et il faut avouer que ces boîtes de bois à grillages serrés, qui enferment les beautés de Géorgie, de Circassie et de Grèce, houris de ce paradis de Mahomet dont le padischa est le dieu, ressemblent furieusement à des cages à poulets. Nous confondons malgré nous l'architecture arabe et l'architecture turque, qui n'ont aucun rapport, et nous faisons involontairement de tout sérail un alhambra, ce qui est fort loin de la réalité.
8 La rue est bordée de marchands de tabac étalant sur une planchette leurs blondes meules de latakyé surmontées d'un citron, de gargotiers faisant rôtir le kébab à des broches perpendiculaires, de pâtissiers enfournant le baklava, de bouchers suspendant à des chaînettes des quartiers de viande au milieu d'un tourbillon de mouches, d'écrivains traçant des suppliques dans une échoppe placardée de tableaux calligraphiques, de cawadjis apportant à leurs pratiques le narghilé à la carafe limpide, au long tuyau de cuir flexible. Quelquefois, la rue s'interrompt pour faire place à un petit cimetière qui s'intercale familièrement entre une boutique de confiserie et un vendeur de râpes de maïs […] Des arabas remplis de femmes assises les jambes croisées, montent ou descendent la rue, au pas modéré de grands bœufs bleuâtres, conduits par un saïs, qui souvent tient la corne de la bête sous la main. Les chiens, endormis au milieu de la voie publique, se dérangent à peine, au risque de se faire broyer sous l'ongle des lourds fissipèdes ou l'orbe des roues massives. Heureusement la marche de ces chars primitifs est lente, et les Turcs ne sont jamais pressés.[…] Voici un convoi qui passe : un cercueil, couvert d'une draperie verte, appuyé sur les épaules de six hommes marchant d'un pas rapide, se dirige en toute hâte au grand Champ-des-Morts de Scutari; il trouvera là, sous l'ombre des hauts cyprès, dans la terre maternelle d'Asie, un repos que les Francs d'Europe ne troubleront pas. Des pâtres, traînant un mouton monstrueux, d'une obésité phénoménale, grossie encore par ses longues laines, se croisent avec le convoi, qui court comme si le diable l'emportait ; des soldats à cheval passent d'un air indolent et fier ; des chameaux, ayant en tête un petit âne, défilent en balançant leur col d'autruche, agitant leurs babines velues, en partance pour quelque lointaine caravane, et, à travers cette foule mouvante et bigarrée, j'arrive avec mes compagnons dans le haut Scutari, au tekké des derviches hurleurs.
9 (Malte) L’heure avance, et le bateau à vapeur n’attend pas les retardataires. Parcourons encore une fois la rue de Saint-Jean et de Sainte-Ursule la pittoresque […] jetons un coup d’œil, du haut des remparts, sur cette campagne fauve […] regardons la mer du haut de la piazza Régina […] traversons en canot la Marse, parcourons la grande rue de la Sangle, et remontons à bord avec le regret de ne pouvoir emporter une paire de ces jolis vases en pierre de Malte.
10 Je pourrais copier ici, dans les voyageurs qui m’ont précédé, une foule de détails sur la Validé, sur les Hassakis, les sultanes, les odalisques et l’aménagement intérieur du sérail ; les livres d’où je tirerais ces notions sont aux mains de tout le monde, et il est inutile de les transcrire. Passons à quelque chose de plus précis, et donnons un intérieur turc d’après le récit d’une dame invitée à dîner chez la femme de l’ex-pacha du Kurdistan dont j’ai déjà parlé.
11 J’aperçus arrêtée près d’un cippe funèbre, une jeune femme masquée d’un yachmack assez transparent, et drapée d’un feredjé vert tendre […] au bruit des sabots de mon cheval, elle releva la tête, et, sous la claire mousseline, je pus discerner un charmant visage.
12 Je contemplai l'admirable spectacle qui se déroulait devant mes yeux : le premier plan était formé par le Petit-Champ et ses déclivités plantées de cyprès et de tombes ; le second par les toits de tuiles brunes et les maisons rougeâtres du quartier de Kossira-Pacha ; le troisième par les eaux bleues du golfe qui s'étend de Seraï Burnou aux eaux douces d'Europe, et le quatrième par la ligne de collines onduleuses, sur le revers desquelles Constantinople se déroule en amphithéâtre. Les dômes bleuâtres des bazars, les minarets blancs des mosquées, les arcs du vieil aqueduc de Valens se découpant sur le ciel en dentelle noire, les touffes de cyprès et de platanes, les angles des toits, variaient cette magnifique ligne d'horizon prolongée depuis les Sept-Tours jusqu'aux hauteurs d'Eyoub : tout cela argenté par une lumière blanche où flottait comme une gaze transparente la fumée des bateaux à vapeur du Bosphore chauffant pour Therapia ou Kadi-Keuï, et d'une légèreté de ton formant le plus heureux contraste avec la fermeté crue et chaude des devants.
13 Si je faisais un voyage d'antiquaire au lieu d'une tournée d'artiste, j'aurais pu, à grand renfort de bouquins, disserter longuement sur les emplacements probables des anciens édifices de Byzance, les reconstruire d'après quelques fragments douteux perdus sous des agrégations de baraques turques, et rapporter à ce sujet un certain nombre d'inscriptions grecques qui m'auraient donné l'air fort savant; mais je préfère un croquis fait sur nature, une impression réelle, sincèrement rendue. Ainsi je n'entrerai pas dans le détail de chaque porte antique, et je ne chercherai pas l'endroit précis où tomba le malheureux Constantin-Dracosès, endroit marqué, dit-on, par un arbre gigantesque, poussé dans le rempart.
14 En parcourant l'Elbicei-Atika, devant ces armoires peuplées de fantômes du temps passé, on ne peut se défendre d'un sentiment mélancolique, et l'on se demande si ce n'est pas un mouvement de prescience involontaire qui a poussé les Turcs à faire ainsi l'herbier de leur ancienne nationalité, si vivement menacée aujourd'hui. Ce qui se passe maintenant semble donner un sens prophétique à ce soin de réunir les physionomies du vieil empire ottoman d'Europe, près d'être refoulé en Asie.
15 Le bazar des armes peut être considéré comme le cœur même de l'Islam. Aucune des idées nouvelles n'a franchi son seuil ; le vieux parti turc y siége gravement accroupi, professant pour les chiens de chrétiens un mépris aussi profond qu'au temps de Mahomet II. Le temps n'a pas marché pour ces dignes Osmanlis, qui regrettent les janissaires et l'ancienne barbarie, — peut-être avec raison. Là se retrouvent les grands turbans évasés, les dolimans bordés de fourrure, les larges pantalons à la mameluk, les hautes ceintures et le pur costume classique, tel qu'on le voit dans la collection d'Elbicei-Atika, dans la tragédie de Bajazet ou la cérémonie du Bourgeois gentilhomme. Vous revoyez là ces physionomies impassibles comme la fatalité, ces yeux sereinement fixes, ces nez d'aigle se recourbant sur une longue barbe blanche, ces joues brunes, tannées pas l'abus des bains de vapeur, ces corps à robuste charpente que délabrent les voluptés du harem et les extases de l'opium, cet aspect du Turc pur-sang qui tend à disparaître, et qu'il faudra bientôt aller chercher au fond de l'Asie […] Les richesses entassées dans ce bazar sont incalculables: là se gardent ces lames de damas, historiées de lettres arabes, avec lesquelles le sultan Saladin coupait des oreillers de plume au vol, en présence de Richard Cœur-de-Lion, tranchant une enclume de sa grande épée à deux mains, et qui portent sur le dos autant de crans qu'elles ont abattu de têtes ; ces kandjars, dont l'acier terne et bleuâtre perce les cuirasses comme des feuilles de papier, et qui ont pour manche un écrin de pierreries ; ces vieux fusils à rouet et à mèche, merveilles de ciselure et d'incrustation ; ces haches d'armes qui ont peut-être servi à Timour, à Gengiskan, à Scanderberg, pour marteler les casques et les crânes, tout l'arsenal féroce et pittoresque de l'antique Islam. Là rayonnent, scintillent et papillotent, sous un rayon de soleil tombé de la haute voûte, les selles et les housses brodées d'argent et d'or, constellées de soleils de pierreries, de lunes de diamants, d'étoiles de saphirs ; les chanfreins, les mors et les étriers de vermeil, féeriques aparaçons, dont le luxe oriental revêt les nobles coursiers du Nedj, les dignes descendants des Dahis, des Rabrâ, des Haffar et des Naâmah, et autres illustrations équestres de l'ancien turf islamite.