Transparence et opacité du paysage montagnard. Ramond de Carbonnières et l’exploration des Pyrénées au tournant des XVIIIe et XIXe siècles.

Conférencier / conférencière

Louis-François Elisabeth Ramond de Carbonnières (Strasbourg 1755 - Paris 1827) passe à juste titre pour le père du « pyrénéisme ». Entre XVIIIe et XIXe siècles, il participe plus largement au mouvement d’exploration de la montagne, aux frontières de la littérature et des sciences. Alors, l’exploration scientifique est le mode privilégié de la construction des connaissances scientifiques. Ramond est un écrivain brillant, au style concentré qui évoque son modèle : Buffon. Secrétaire du cardinal de Rohan, archevêque de Strasbourg, en exil en Auvergne et dans les Pyrénées à la suite de l’Affaire du Collier, il l’accompagne aux eaux de Barèges en 1787. Auparavant, il avait voyagé dans les Vosges et dans les Alpes suisses, ce qui l’avait amené à traduire , et surtout à annoter, en 1781 les lettres de William Coxe sur la Suisse. Profitant d’une éducation complète aussi bien littéraire que scientifique, il publiera rapidement sur les Pyrénées : en 1789, les _Observations faites dans les Pyrénées_ complément pyrénéen au texte de Coxe ; en 1801, les _Voyages au Mont-Perdu_, outre quelques mémoires académiques : « De la végétation sur les montagnes » (an IV, 1804) et « Etat de la végétation au sommet du pic du Midi de Bagnères » (Académie des Sciences, 1826). Mais une grande partie de son œuvre est restée inédite, et ses importants carnets ont été publiés récemment (« Herborisations dans les Hautes-Pyrénées, ou essai poour servir à l’histoire naturelle tant des végétaux qui y croissent spontanément que de ceux qu’une culture habituelle y a naturalisés », 1794, carnets publiés en 1997). D’autre part, Ramond fit une carrière politique et administrative : député de Paris à l’Assemblée législative en 1791, il se réfugie l’année suivante dans les Pyrénées (girondisme) et est emprisonné à Tarbes en 1794 (où il écrit), il échappe de peu à la guillotine. Libéré, il enseigne à l’Ecole centrale de Tarbes (1796) et devient à nouveau député en 1800 (Hautes-Pyrénées). De 1806 à 1813, il est préfet du Puy-de-Dôme, où il entreprend des études barométriques sur les monts d’Auvergne. Dans les Pyrénées, où il revient régulièrement, il fréquente un espace limité, celui de la vallée de Barèges, du gave de Pau et du cirque de Gavarnie. Pour lui, cela n’a qu’une importance relative, car la partie parle pour le tout ; la montagne est un concentré de la nature. Doué d’une grande énergie physique, il multiplie les itinéraires en montagne et les ascensions pour diversifier les angles de vue (notes et croquis). Il y a aussi une part d’aventures humaines et de découvertes dans ces escalades. Par exemple, il fait 35 ascensions du Pic du Midi de Bigorre, une région alors mal cartographiée. Il échoue de peu à la Maladetta (1787), qu’il croit le point culminant des Pyrénées. En 1797, il lance une expédition sur le Mont-Perdu, où il part accompagné de 13 personnes, dont le naturaliste Lapeyrouse : c’est un échec pour l’ascension, mais une réussite scientifique (confirmation de ses hypothèses sur la nature calcaire du mont, contrairement au granit du Mont-Blanc). Les Pyrénées ne sont pas des Alpes en Méditerranée : la génèse des « montagnes primitives » est plus complexe qu’on ne l’imaginait. Pour Ramond , la montagne est un terrain heuristique, la voie d’accès aux grandes lois de la nature, à l’interprétation d’un système global. L’observation va de pair avec l’hypothèse explicative : par un voyage dans la géographie et dans l’histoire, il s’agit de voir plus et ensemble (le tableau de la nature), de déceler l’ordre sous-jacent au chaos, de restituer au paysage son harmonie et définir les lois qui l’organisent. « Le désordre n’est que la face de l’ordre qui se rapporte à la position du spectateur » (_Voyages au Mont-Perdu_, 1801). Le regard d’en-haut permet de saisir le passage du « désordre » à la « symétrie » (_Mémoires sur le Mont-Perdu_, 1798). La réflexion de Ramond correspond à un épisode de transition épistémique. Même s’il est question de révéler les vérités générales de la nature, Ramond analyse en particulier le cas des Pyrénées. Les Pyrénées deviennent ramondiennes par la création d’une géographie de la curiosité. Les sites étudiés par Ramond trahissent une puissance métonymique : le cirque de Gavarnie, qui attire de nombreux curieux dès les années 1780, ravive une esthétique du sublime par la simple explication scientifique. Mais c’est surtout en naturaliste que Ramond parcourt la montagne. Il observe les divers milieux végétaux. Emprisonné à Tarbes en 1794, il rédige ses « herborisations » dans lesquels il feint de s’adresser en priorité aux curistes de Barèges. En fait, la grande originalité de sa réflexion consiste à étudier la plante dans son milieu, en opposition avec les naturalistes catalogueurs qui se limitent à la description des spécimens. Il définit les espèces en fonction des divers étages (« bandes ») de la montagne (comme Humboldt : voir la conférence de Jean-Paul Duviols). Plus il se rend compte de la complexité de la nature, plus il est conscient de sa perte de transparence. Contrairement à la plaine, l’espace montagnard est celui de la concentration temporelle (sur une année, les divers états des plantes sont raccourcis) (« De la végétation », 1804). Par ailleurs, l’activité humaine modifie rapidement les paysages (déboisement, apport de plantes nouvelles) : « Tout vieillit avec une rapidité croissante ». La transparence montagnarde décroît quand sa complexité s’accroît. En 1826, dans sa dernière production, Ramond constate que la complexité l’emporte, que les liens entre botanique et géologie, fruits des « Révolutions du globe », sont de plus en plus difficiles à établir. La science exploratrice a fait son temps.

 

BIBLIOGRAPHIE

- BRIFFAUD Serge, « Découverte et représentation d'un paysage. Les Pyrénées du regard à l'image (XVIII°-XIX° siècles) », dans Serge BRIFFAUD (sous la dir. de), Pyrénées. Un paysage à la croisée des regards (XVIII°-XX° siècle), Catalogue de l'exposition, Toulouse : ASCODE, 1989 ; réedité dans Alain ROGER (sous la dir. de), La Théorie du paysage en France (1974-1994), Seyssel : Champ Vallon, 1995, p. 224-259. BRIFFAUD Serge, « Ecrire la science. Ramond de Carbonnières et les Pyrénées », dans Une cordée originale : histoire des relations entre science et montagne, Genève: Georg Editeur, 2000, p. 344-354.
- BRIFFAUD Serge, « L’esplorazione delle montagne e la teoria del viaggio tra Sette e Ottocento », dans Viaggi e scienza. Le istruzioni scientifiche per i viaggiatori nei secoli XVII-XIX, sous la direction de Maurizio Bossi et Claudio Greppi, Gabinetto scientifico letterario G.P. Vieusseux, studi 13, Florence : Leo S. Olschki, 2005, p. 27-36.
- BRIFFAUD Serge, « Le temps du paysage. Alexandre de Humboldt et la géohistoire du sentiment de la nature », dans La géographie au tournant des XVIIIème et XIXème siècles, Paris : L'Harmattan, 2006, p. 245-267 (coll. "Histoire des sciences humaines").
- BRIFFAUD Serge, « Naissance d'un paysage. L'invention géologique du paysage pyrénéen à la fin du XVIII° siècle », Revue de Synthèse, n° 3-4, juillet-décembre 1989, p. 419-452.
- BRIFFAUD Serge, Naissance d'un paysage. La montagne pyrénéenne à la croisée des regards (XVI°-XIX° siècle), Toulouse : AGM et CNRS, 1994, 529p. [Publication du Doctorat après remaniement du texte].
- CHADEFAUX Michel, Aux origines du tourisme dans les Pays de l’Adour, Pau : Université de Pau, 1987 .
- FOURCASSIÉ Jean, Le romantisme et les Pyrénées (1ère éd. 1940), Toulouse : Esper. 1990.
- GIRDLESTONE Cuthbert, Poésie, politique, Pyrénées. Louis-François Ramond, 1755-1827, sa vie, son oeuvre littéraire et politique, Paris : Lettres modernes, 1968.
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SOURCES :

- RAMOND de CARBONNIERES L.-F.-E., Observations faites dans les Pyrénées pour servir de suite à des observations sur les Alpes insérées dans une traduction des lettres de W. Coxe sur la Suisse, Paris : Belin Libraire, 1789.
- RAMOND de CARBONNIERES L.-F.-E., [1794], « De l’économie pastorale dans les Hautes-Pyrénées, de ses vices et des moyens d’y porter remède », édition présentée par Jean-François Le Nail, Bulletin de la Société Ramond, 2° sem. 1981, p. 1-13.
- RAMOND de CARBONNIERES L.-F.-E., [1801], Voyages au Mont-Perdu et dans la partie adjacente des Hautes-Pyrénées, Paris : Belin Imprimeur-Libraire ; rééd. Genève, Slatkine, 1978.
- RAMOND de CARBONNIÈRES L.-F.-E., an XII (1804), « De la végétation sur les montagnes », Annales du Muséum d’Histoire Naturelle, IV.
- RAMOND de CARBONNIÈRES L.-F.-E., « Etat de la végétation au sommet du pic du Midi de Bagnères, Méoire lue à l'Académie des Sciences en sa séance du 16 janvier 1826 », Mémoires du Museum d'Histoire Naturelle, t. XIII, 1826, p. 281.
- RAMOND de CARBONNIÈRES L.-F.-E., Herborisations dans les Hautes-Pyrénées, ou essai pour servir à l'histoire naturelle tant des végétaux qui y croissent spontanément que de ceux qu'une culture habituelle y a naturalisés, [mss. de 1794], Toulouse : Randonnées Pyrénéennes, 1997.

Référencé dans la conférence : La littérature de la montagne
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