Esthétique
«Ces lettres n’étoient point destinées à voir le jour. Ecrites avec la rapidité du voyage, et, pour ainsi dire, en courant, sans autre prétention que celle de fixer des souvenirs et de retracer des impressions au moment même et en présence des objets qui les faisoient naître, on ne doit pas s’attendre à y trouver un caractère de style étudié, mais de la candeur, de la bonne foi, de l’exactitude. L’auteur a poussé si loin le scrupule à cet égard, qu’il a laissé subsister sa correspondance dans sa forme primitive, et qu’il s’est même abstenu de retoucher quelques tableaux, de peur que la réflexion ne fît tort à l’enthousiasme, et que la correction n’y fût mise aux dépens de la vérité. Une relation pittoresque de la Suisse n’intéresseroit peut-être que foiblement des esprits tournés aux spéculations politiques; mais comme notre voyageur partage ce travers avec la plupart de ses contemporains, il leur offre encore ici de quoi se satisfaire. Les changemens introduits à plusieurs reprises dans le système politique de la Suisse, [...], méritent de fixer l’attention des hommes publics, et sont généralement peu connus en France, malgré les relations intimes des deux Etats. Sous ce rapport, ces nouvelles Lettres sur la Suisse ne sauroient manquer d’exciter l’intérêt du public»(I-II, Avertissement de l’éditeur).
«Ici peut-être, ma chère amie, devrois-je te prémunir contre mes propres illusions, et mieux instruit par l’expérience, me défier de la vivacité de mes premières impressions. Mais pourquoi, habitué que je suis à te confier toutes mes pensées, chercherois-je à atténuer des sensations qu’il me fut si doux d’éprouver, et que je renouvelle en te les retraçant? Pourquoi me priverois-je du plaisir d’exposer à tes yeux mon âme toute entière, avec les émotions, même passagères, même exagérées qu’elle a pu recevoir? C’est encore moins sans doute l’aspect de ces lieux inconnus, qui t’intéresse dans ma description, que le sentiment même avec lequel je les envisage; c’est leur impression sur moi qui en fait pour toi tout le charme: et quand je m’éloignerois de la vérité que tu ignores, je suis sûr, en peignant fidèlement ce que j’éprouve, de rester dans la vérité que tu aimes. D’ailleurs, est-ce que l’enthousiasme retraceroit des objets si dignes de l’inspirer, avec moins d’exactitude que la froide et sévère raison? [...] Mais moi, qui ne m’élèves [sic!] au sommet des montagnes que pour y chercher des sensations et des images, dois-je donc mesurer mes expressions d’après la hauteur réelle de ces montagnes, plutôt que d’après leur effet sur mon imagination, et ne dois-je plus marcher dans les Alpes, qu’armé de la toise ou du compas d’un géomètre? Non, sans doute; je me moque du pédant qui m’endoctrine, pour contempler un tableau qui m’enchante; et, voulant jouir à la fois de la nature et de moi-même, je peins comme je vois, bien plus encore que ce que je vois»(12-14).
«Je n’essaierai point de te décrire l’impression qu’il [sc. le Staubbach] fit sur moi. Comment, après tant de voyageurs, d’artistes, de poëtes, qui en ont fait chacun à leur manière de si magnifiques récits, trouverois-je à mon tour des couleurs qui fussent neuves sans cesser d’être vraies? Je dois craindre de me brouiller avec ceux dont l’admiration trop exclusive ne souffre pas qu’on en rabatte rien; je dois craindre surtout d’affoiblir mes propres impressions, en voulant les retracer, et de dissiper des images brillantes et fugitives, comme les ondes mêmes du Staubbach, en les soumettant à l’épreuve rigoureuse de la réflexion»(157).
«J’aurois mieux fait peut-être, ma chère amie, de m’abstenir de peindre à tes yeux ce qu’aucun pinceau mortel ne pourra jamais rendre; et en relisant ce que je viens d’écrire, je trouve mes expressions si foibles, si languissantes, auprès de ce que j’ai vu et senti, que je suis tenté d’effacer mon misérable barbouillage. Mais je trouve encore je ne sais quel charme dans le sentiment même de mon impuissance; [...]»(212).
«Je doute que ces images, quelque extraordinaires qu’elles puissent te paroître, soient capables de reproduire à tes yeux l’aspect de ces montagnes éclairées des derniers rayons du jour; mais, dans l’impuissance de te rendre sensible leur effet réel, j’ai tâché du moins d’exprimer l’effet qu’elles produisirent sur mon imagination»(327).
«Je regagnai alors ma demeure, impatient et désespérant à la fois de fixer les magiques images que j’en remportois; et à ce moment où je viens de l’entreprendre, je regrette plus que jamais l’impuissance du langage, ou du moins la mienne, à rendre ce que j’ai si vivement senti»(328).
«L’imagination remplie des poétiques récits de M. Bourrit, tu t’attends sans doute, ma chère amie, à une description bien pompeuse; tu espères, au moins, que je vais essayer de rivaliser par la magnificence de mes expressions, avec celle des objets étalés à mes regards. Mais je dois te l’avouer; la grandeur et l’immensité du spectacle est telle, qu’elle confond l’imagination, plus encore qu’elle ne l’excite; et il faut avoir été bien foiblement ému d’une scène aussi extraordinaire, pour s’amuser à la peindre avec des images nécessairement si imparfaites. Qu’est-ce que, en effet, que cette ville de glace bâtie en amphithéâtre, avec ses rues, ses édifices, ses portiques resplendissans d’azur et de diamant, que M. Bourrit a cru voir dans le glacier du Rhône; qu’est-ce que toute cette pompe orientale et ces prestiges de la féerie, auprès de l’effet bien autrement imposant de la réalité, [...]?»(432-433).
«Je ne chercherai point à rendre les sentimens que j’éprouvai quand je mis enfin le pied sur la terre, quand je me sentis porté sur le sol. Il est plus facile d’imaginer, que de décrire une situation pareille»(441).
«Il faut bien, ma chère amie, que tu te contentes de cet aperçu général, et que ton imagination supplée pour les détails du tableau, à la disette de mes expressions. J’ai épuisé jusqu’ici tous les termes de ma langue, à rendre les beautés pittoresques des vallées et des montagnes de l’Helvétie; et tandis que la nature y reproduit à chaque instant de nouveaux aspects, je me trouve réduit à une honteuse stérilité, en présence de ses plus ravissantes images. Que puis-je dire, par exemple, du Reichenbach et du Giessbach, ces deux cascades si célèbres, si différentes entre elles et de toutes les autres, que je n’aie déjà dit des divers phénomènes du même genre? Et quand les arbres, les rochers, les eaux, les montagnes prennent à chaque pas, sous la puissante main du Créateur, des formes et des dispositions toutes nouvelles, est-il en mon pouvoir de donner de même, aux mots qui les désignent, des acceptions variées comme elles, et des différences caractéristiques? Je dois donc m’abstenir de peindre, puisque je manque de couleurs; et je me hâte d’avouer mon impuissance, pour que tu ne reproches pas à la nature de se répéter, précisément quand elle varie et se renouvelle sans cesse»(458).