Les voyages d'art d'André Malraux et leur impact sur son Musée Imaginaire
Commémoration du cinquantenaire de la disparition d’André Malraux
Les 21 et 22 novembre 2026
Les Amitiés Internationales André Malraux
Colloque international
Proposé par Moncef Khémiri
Contact: moncefkhem@yahoo.fr
« J’erre dans les temples et les tombeaux, ces lieux délivrés du monde. »
Cité par André Brincourt dans Messagers de la nuit, Grasset, 1996, p.179.
« Le voyageur est encore ce qui importe le plus dans un voyage [...]
Voir n’est pas commun »,
André Suarès, Voyage du Condottiere, Emile Paul Edit., 1931, p. 9.
Loin d’être le fruit de connaissances purement livresques ou d'un savoir acquis uniquement grâce à la fréquentation des musées, la découverte par Malraux de l’art dans ce qu'il a de plus énigmatique, a été aussi le résultat d'une expérience esthétique vécue à la faveur des grands voyages qui l'ont conduit sur les hauts lieux de l'art mondial. C’est qu’il fallait, lorsque l’on a réalisé que les musée sont nécessairement lacunaires car privés des vitraux et des fresques, des grottes et des temples et surtout « […] à une époque où l’exploration artistique du monde se poursuit[1] […] », accompagner ce mouvement de fouilles archéologiques et de découvertes par des voyages d’art.
Dans Les Voix du silence, tout en soulignant l’importance des musées, des collections privées et de la gravure dans la constitution du Musée imaginaire, Malraux rappelle également le rôle qu’y a joué jadis le voyage d’art qui servait à « compléter le musée[2] ». Mais au XIXe siècle, en dépit de « l’évolution des moyens de transport, leur diversification et leur plus grande rapidité[3] », peu d’écrivains d’art, explique Malraux, ont fait le voyage d’Italie ou se sont aventurés loin de leur « île européenne[4] » : « (…) l’homme qui a vu l’ensemble des grandes œuvres de l’Europe est alors rare. Gautier[5] a vu l’Italie sans voir Rome, à trente-neuf ans : Edmond de Goncourt, à trente-trois ; Hugo, enfant ; Baudelaire, Verlaine, jamais[6] », écrit-il. C’est pourquoi, se comparant à ses illustres prédécesseurs, mais aussi à ses contemporains, Malraux estime être dans une meilleure position pour parler non seulement de l’art européen, mais également de l’art mondial : « La différence capitale entre les écrivains d'art, et moi, c'est que mon expérience de l'art et de la sculpture est une expérience mondiale, et que généralement, leur expérience est une expérience des musées. Or, pour moi, le Japon, ce n'est pas les musées[7]... », déclare-t-il en 1969, à son interlocuteur japonais, Tadao Takemoto. Ce sont en effet ses voyages au Japon qui lui ont fait découvrir « le Temple des Renards », les fresques de Nara et le « Jardin -Sec » de Kyoto, auxquels il fera un sort particulier dans ses écrits autobiographiques comme dans ses écrits esthétiques.
En effet, les voyages qui ont conduit André Malraux, très tôt, en Italie, en Grèce, en Tunisie, à Bruxelles, au Cambodge, en Perse, en Afghanistan, en Russie, à New York, puis plus tard, en tant que personnalité officielle, en Egypte, en Chine, en Inde, au Japon, en Irak, au Brésil, au Mexique, au Sénégal, au Japon, et enfin, à la fin de sa vie, dans les Caraïbes - en tant que simple amateur d’art vaudou – ont été motivés, pour la plupart d’entre eux, par le souci de voir in situ des œuvres dont il avait pris connaissance dans des ouvrages d’histoire de l’art et par des reproduction photographiques, mais qui n’étaient pas « transportables[8]» dans un musée comme les fresques d’Arezzo, les temples et les sculptures de l’Acropole, les grottes sacrées d’Ellorâ, le Sphinx et les pyramides d’Egypte, le temple d’Ise, les ziggurats de la Mésopotamie, les sites aztèques, le site de Carthage en Tunisie[9], la maison de Saint-Soleil de Port-au Prince, etc. Mettant à profit ses séjours dans ces différents pays – même lorsqu’il s’agit de visites officielles -, Malraux s’est toujours fait un devoir d’en visiter les musées, d’en arpenter les grands sites archéologiques et d’y rencontrer les artistes et les intellectuels les plus représentatifs.
De ces voyages d’art, il recueille non seulement un ensemble de connaissances, mais aussi une moisson d’émotions[10], d’impressions et de visions qui finiront, après leur transposition poétique, par trouver leur chemin vers son œuvre romanesque, autobiographique ou esthétique. Elles viennent alors enrichir sa méditation sur l’art, à laquelle elles donnent le poids et l’épaisseur de l’expérience vécue. Aussi le voit-on dans La Tête d’obsidienne où il revient sur l’exposition que lui avait consacrée, en 1973, la Fondation Maeght, relativiser la portée qu’on croirait universelle du « Musée Imaginaire », et le recentrer sur sa propre expérience de l’art : « Ce Musée n’est que celui d’une vie : j’ai cité ces œuvres, ou leurs parentes, parce que je les ai rencontrées[11] […]»
Dans ce cas, il conviendrait peut-être de réviser l’idée que beaucoup de lecteurs et même de critiques se font du Musée imaginaire de Malraux, dans lequel on a eu tendance à ne voir qu’un « un lieu mental », abstrait et désincarné, une assemblée d’ersatz, et que Roger Caillois s’est empressé de qualifier de « Kamtachtka[12] ». En fait, quand on prend soin de réexaminer le Musée imaginaire malrucien, sous l’angle de l’expérience viatique et des myriades d’images qui l’accompagnent, on se rend vite compte, qu’il n’y est pas seulement question de la confrontation des œuvres d’art en dehors de l’espace et du temps et de l’« ensemble de connaissances[13] » qui en résultent, mais aussi de l’évocation des condition de leur découverte et des émotions qu’elles ont suscitées. C’est cette expérience sensible de l’art qu’il conviendrait alors de tenter de restituer au Musée imaginaire. L’auteur n’a-t-il pas déclaré à ce propos dans Les Voix du silence : « (...) nous entendons fonder nos concepts d’art sur notre expérience de l’art, et non subordonner celle-ci à des concepts[14]. » L’approche malrucienne de l’œuvre d’art - palais, temple, grotte, statue ou fresque – nous semble devoir toute son originalité et sa richesse à cette expérience viatique qui fait irruption dans le discours analytique et le transforme en un journal de voyage. Déjà dans l’ Introduction au premier musée imaginaire de la sculpture mondiale (1952), pour illustrer le thème de «la présence de l’art dans ce qu’elle de plus énigmatique[15]», Malraux se fait diariste en écrivant : « Je l’ai éprouvé jadis devant les carcasses des chevaux mongols au masque d’or, devant quelques fantômes de fibres polynésiennes sur lesquels se posaient des oiseaux, devant une statue pré-khmère de la forêt siamoise, une grenouille des ruines réprobatrice sur l’épaule[16]. » De même, à Pise, devant « les figures et les ébauches que l’atelier de Giovanni avait destinées à la décoration du Baptistère », il se met à évoquer l’espace désert qui s’offre à son regard : « Voici la place nocturne, déserte cette nuit comme elle le fut quatre cents ans ; voici l’herbe noire semblable à celle qui, au Campo Santo voisin, croît de la terre prise à Jérusalem par les bateaux chrétiens[17]. » Et dans sa dernière œuvre, L’Intemporel (1976), l’évocation de l’art naïf pratiqué par les peintres de Saint-Soleil, cède très vite la place à un récit de voyage : « A cinquante kilomètres de Port-au-Prince, après quelques kilomètres de sentier, à mille mètres d’altitude, des paysans, des bêtes, un cimetière barbare[18]. » L’écriture malrucienne de l’art ne procède pas ainsi de l’Ekphrasis[19], dans la mesure où l’auteur s’y montre attentif au génie du lieu - au point que l’on peut parler d’une topologie esthétique[20]-, aux paysages qui imprègnent l’œuvre d’art et à l'univers héroïque ou spirituel dont celle-ci semble l’émanation comme c’est par exemple le cas dans l’évocation du Sphinx qui surgit, la nuit, comme « un colossal masque funèbre[21] » incarnant la puissance du désert et des ténèbres. Le discours que Malraux tient sur l’art déborde souvent son objet car il n’est pas un simple relevé de volumes, de formes, et de couleurs, mais un discours polymorphe et puissamment poétique où l’auteur associe souvent à l’œuvre qu’il contemple ses propres souvenirs personnels (« ce Colosse de Hatra, je l’ai vu à Bagdad[22] »), des réminiscences historiques et littéraires liées à des auteurs qui l’ont marqué – Plutarque, Eschyle, Baudelaire, Loti, Valéry ou Dostoïevski….- , sans compter l’interrogation métaphysique que le monument ou la statue ont pu réveiller dans son esprit, comme en témoigne par exemple le récit de l’ascète Narada[23] dans l’introduction générale de La Métamorphose des dieux. Ainsi, comme les écrits romanesques ou autobiographiques, les Ecrits sur l’art qui sont nourris de cette expérience viatique, ne donnent pas seulement à voir l'œuvre observée par un « œil détaché[24] », comme le souhaite Théophile Gautier, mais les « yeux fertiles[25] » qui la contemplent, les émotions et les questionnements que celle-ci réveille chez l’écrivain voyageur.
Même s’il emprunte aux philosophes – Aristote, Protagoras, Spengler ou Heidegger - certains de leurs concepts, Malraux n’adopte pas la posture de philosophe de l’art et n’a pas le souci de construire une théorie esthétique. Il est avant tout un écrivain d’art qui « regarde et qui s’engage dans son regard[26] ». A Pierre Dumayet, il a confié avoir développé dans ses Ecrits sur l’art surtout une « une pensée de voyageur[27] », c’est-à-dire une pensée attentive au génie du lieu, ouverte sur la pluralité des formes, étrangère à tous les systèmes esthétiques et philosophiques préétablis, et surtout une pensée née au rythme des voyages, imprégnées par le temps et le lieu où l’écrivain a découvert telle ou telle œuvres d’art qui a marqué sa sensibilité et nourri sa réflexion et son imaginaire. C’est pour cette raison sans doute que Malraux a pu affirmer qu’il ne faisait pas « de différence très sensible entre [s]es) livres sur l'art et [s]es) livres de fiction[28]. »
D'ailleurs la remarquable série télévisée que Jean-Marie Drot consacrée aux Ecrits sur l’art de Malraux, sous le titre fort évocateur de Journal de voyage avec André Malraux, fait ressortir cette poétique du voyage d'art en replaçant Le Surnaturel, L'Irréel et L’Intemporel dans les lieux qu'ils évoquent et en face des œuvres avec lesquelles ils dialoguent.
C'est cette expérience concrète, sensible de l’art que nous voudrions mettre en avant en nous penchant, à l’occasion de ce colloque, sur les voyages d'art que Malraux a effectués dans les grandes villes d'art et sur les grands sites archéologiques du monde entier, et qui pourraient nous permettre voir autrement son Musée imaginaire, d’y reconnaître peut-être l’espace de l’imaginaire dont la configuration, la dynamique et la puissance d’envoûtement doivent beaucoup à l’écriture viatique et poétique.
Axes de réflexion :
- Les voyages d'art d’André Malraux et la tradition viatique
- Les Ecrits sur l’art à la lumière des écrits autobiographiques
- L’écriture poétique dans les Ecrits sur l'art
- Les voyages d’art et le Musée Imaginaire.
Notes de pied de page
Gilles Bertrand et Alain Guyot, « Les arts de voyager au XIXe siècle ? Prolégomènes à une recherche future » . Viatica, n° 9, 2022.
Voir Alain Guyot, « L’art de voyager de Théophile Gautier », Viatica [En ligne], 3 | 2016, mis en ligne le 01 mars 2016, consulté le 27 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/viatica/578 ; DOI : https://doi.org/10.52497/viatica578
« Il eût été dommage de ne pas donner la petite tête aux coquillages : de ce que fut la Carthage punique, il ne reste pas beaucoup plus qu’un écho à travers les terres cuites d’Ibiza, et cette amulette de Salammbô… » Introduction au premier musée imaginaire de la sculpture mondiale, OC, IV, p.965.
C’est ce que André Suarès appelle sa « toison d’or » : « Voilà pourquoi le voyage est si beau, quand on l’a derrière soi : il n’est plus, et l’on demeure ! C’est le moment où il se dépouille. Le souvenir le décante de toute médiocrité. Et le voyageur, penché sur sa toison d’or, oublie toutes les ruses de la route, tous les ennuis et peut-être même qu’il a épousé Médée. » André Suarès, Voyage du Condottiere, Emile Paul Edit., 1931, p. 9.
Roger Caillois dans sa préface au catalogue de l'exposition "André Malraux" à la Fondation Maeght, en 1973, intitulée : "Esquisse de quelques-unes des conditions requises pour concevoir l'idée d'un véritable Musée imaginaire» évoque le Musée imaginaire de Malraux en ces termes : « (…) il annexe tout Kamchatka géographique ou mental, sans compter les résurrections qui métamorphosent. » Malraux lui répond dans une lettre publiée avec la préface de Caillois : « Je crois que chacun y découvrira, qu'il le veuille ou non, son propre Trésor, non un "Kamchatka géographique ou mental.»
« « L’Homme et la culture artistique », in La condition humaine et autres écrits, La Pléiade, Gallimard, 2016, p. 703 .
André Malraux, Les Voix du silence, Ecrits sur l’art I, Œuvres complètes, t. IV, Gallimard, 2004, p. 683.
L’Ekphrasis est définie comme un « modèle codé de discours qui décrit une représentation (peinture, motif architectural, sculpture, orfèvrerie, tapisserie) ». Georges Molinié et Michèle Acquien, Dictionnaire de rhétorique et de poétique, p. 140-142.
[20] « Lotman distingue la topographie, c’est-à-dire la représentation d’espaces « concrets » dans un texte littéraire et variable d’une œuvre à l’autre, de la topologie qui cristallise les structures de base, à savoir les constantes, communes à tous les textes d’une culture. » Antje Ziethen, «La littérature et l’espace », in Arborescences, Revue d’études françaises, Numéro 3, juillet 2013, Lire le texte et son espace : outils, méthodes, études. Sous la direction de Janet Paterson, Caroline Lebrec et Antje Ziethen. Département d'études françaises, Université de Toronto, 2013, p.5.
« Nous nous réduisons autant que possible à n’être qu’un œil détaché comme l’œil d’Osiris sur les cartonnages de momie, ou celui qui arrondit ses noires prunelles à la proue des barques de Malte et de Cadix. » Théophile Gautier, Voyage en Égypte, chap. I, op. cit., p. 31.
« C’est donc à une quasi-disparition du sujet regardant qu’aspire profondément le Gautier itinérant(…) » Alain Guyot, « L’art de voyager de Théophile Gautier », Viatica [En ligne], 3 | 2016, mis en ligne le 01 mars 2016, consulté le 27 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/viatica/578 ; DOI : https://doi.org/10.52497/viatica578
Cité par Pascal Payen Appenzeller, « André Malraux, l'urbs et l'urbanisme », in André Malraux, L'homme des univers, colloque Grand-Palais, Paris, Déc. 1986, Comité National André Malraux, 1989, p. 18.
[27] Par Clovis Prevost et Claude Lenfant, Les Métamorphoses du regard. Emission: Paris, 3e chaîne, 1974.Walter Langlois, Pierre Dumayet et André Parrot interrogent André Malraux. Quatre émissions produites par la fondation Maeght en juin et juillet 1973, et diffusées en 1974 :
- «Les Dieux de la nuit et du soleil», 12 juin 1974.
- «Les Maîtres de l'irréel», 26 juin 1974.
- «Le Monde sans Dieu», 3 juillet 1974.
- «La Métamorphose du regard».
Les quatre films sont repris sous le titre Maeght présente André Malraux. André Malraux : la métamorphose du regard, Paris, Maeght éditeur, 2006.
C’est ce que Malraux a déclaré à Walter Langlois dans le film de