Alexandrie dans la littérature française du XXe siècle : histoire d'une bibliothèque engloutie

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ans son roman Les Alexandrins (Paris, Gallimard, 2004) François Sureau feuillette le nuancier du cosmopolitisme à la dérive : Alexandrie après les nationalisations nassériennes, à la fin des années 1950, alors que la plupart des « étrangers », Grecs, Italiens, Juifs ont déjà quitté l'Égypte. Les nationalistes et les nostalgiques du cosmopolitisme peuvent bien s'accorder sur une chose : qu'on le déplore ou qu'on le regrette, Alexandrie était le rendez-vous des « étrangers ». Elle fut aussi Le Rendez-vous des étrangers au sens où l'entendait Elsa Triolet lorsque, en 1956, l'année de la nationalisation du canal de Suez, elle publia ce roman à ses propres dires « prolétarien », dépeignant l'exil parisien de réfugiés communistes de diverses nationalités, pour la plupart juifs. Ce milieu, également présent en Égypte, où les groupes communistes étaient dirigés par des militants comme Joseph Rosenthal, Hillel Schwartz, ou le plus célèbre Henri Curiel, définit une partie, occultée mais non moins réelle, de la cité indolente et vénale, qui ne fut pas qu'une Riviera. Il mérite d'être redécouvert à côté de l'Alexandrie cosmopolite et bourgeoise et du petit peuple égyptien (suivant une dichotomie sommaire mais consacrée), grouillait un monde infernal, celui des anarchistes et des communistes, absent de la plupart des études sur Alexandrie, qui, en revanche, accordent une assez large place au fascisme . Dans son ouvrage fondamental sur l'histoire et sur la formation de l'Alexandrie moderne, Robert Ilbert explique pourquoi les engagements internationalistes, incarnés par des « groupuscules isolés et sans pouvoir », demeurèrent isolés dans une ville où « ils ne pouvaient s'appuyer ni sur les représentants de colonies ni sur ceux de l'État égyptien ». L'impact de ces mouvements marginaux sur la littérature n'en apparaît que plus singulier.
Loin des simplifications réductrices et d'une organisation binaire responsable de bien des lacunes, François Sureau reconstitue un monde en sursis, où tous les paravents sociaux se fissurent. Une partie de son roman concerne les clandestins, parias autochtones ou réfugiés russes en Alexandrie où ils rencontrent une héritière juive et communiste rêvant de devenir apatride, comme pour devancer volontairement le sort réservé à tous les non Égyptiens. Nulle part, ces Juifs soviétiques aussi étrangers en Alexandrie qu'en URSS, n'échappent à la stigmatisation, au racisme, à l'épreuve de la véritable altérité, celle de la différence imposée, loin du concept pittoresque ou exotique : « la perception tenace de la judéité comme altérité absolue par de nombreux Russes – “eux” et “nous” – fut une entrave à la phase transitoire de l'identité à trait d'union sur le chemin de l'assimilation ». Sureau, un des romanciers français le plus lettré, apparaît comme le successeur inattendu de ces écrivains autodidactes que furent Panaït Istrati, et, côté italien, Enrico Pea ou Giuseppe Ungaretti.
Istrati, ce nomade « né à Braïla, port du Danube où se mêlaient toutes les races des pays balkaniques et les va-nu-pieds du Proche-Orient », touchait Joseph Kessel par son insatiable instabilité, commune aux très pauvres et aux très riches . Cette position précaire révèle une symétrie ironique : d'une certaine façon, cet aristocrate solitaire, errant et démuni, dont le déplacement fut constitutif de la biographie, se présente comme le double inversé d'Archibald Olson Barnabooth, l'émissaire poétique de Valery Larbaud, courant « à l'infini, les côtes de l'Empire ottoman », qui confiait son ennui de milliardaire aux palaces, aux paquebots et à la Compagnie des Wagons-lits. « Le vagabond est l'homme civilisé de l'existence absolue » : six années de suite à partir de 1906, ce clochard poitrinaire, orgueilleux de sa marginalité, passager clandestin fier qu'on ne le trouvât « pas une seule fois inscrit sur la liste des voyageurs, ni sur le registre des passeports », passa en effet ses hivers en Égypte, comme les oisifs les mieux nantis. Istrati balaie l'opposition entre l'indigène opprimé, cireur de chaussures à l'hôtel Sémiramis, et l'Européen exploiteur, retranché dans le somptueux complexe architectural d'Héliopolis, la cité modèle du baron Empain. Dans son œuvre, cet hôtel, ce quartier, ne sont vus ni du dehors ni du dedans mais en construction, par le regard d'un ouvrier du chantier, qui n'est pas l'esclave indigène mais lui-même, l'auteur. On voit Héliopolis sortir du sable dans Mes départs, et le Sémiramis prendre forme dans Méditerranée. La place de l'Esbékieh, le centre névralgique du Caire, qui impressionna Gautier avant même son départ, lorsqu'il la contempla sur la toile de Prosper Marilhat au Salon de 1833, est dépouillée de tous ses oripeaux orientalistes : elle n'est que le centre d'un crasseux labyrinthe. L'admiration d'Istrati pour l'Égypte n'en est pas moins grande. Dans les mêmes années où Larbaud, « le riche amateur », voyait défiler son passé par un trou, « comme dans les dioramas des foires », Istrati, sur les échafaudages du Sémiramis, contemplait « une vue si grandiose que les ouvriers étrangers, comme moi, s'oublient à contempler le panorama, ébahis, l'outil à la main ». Tout comme les voyageurs de l'impériale, les soutiers perçoivent l'immensité du monde.
Remarquable par sa composition littéraire, l'humanité d'Istrati l'est aussi par sa situation décalée, en Égypte, principalement en Alexandrie. Ce petit monde, dont l'exil reproduit une condition existentielle, fonctionne en vase clos, les émigrés juifs roumains ne rencontrant sur place que des immigrants de plus longue date, ou des Juifs nés en Égypte. On retrouve ici la structure typique caractérisant par exemple les récits de Joseph Roth, « l'anti-Bildungsroman du monde d'hier » comme l'écrit Magris, où la famille n'a de sens positif que « comme image et reflet d'un cosmos religieux » : « hors du milieu ostjüdisch – et surtout dans le contexte falsificateur et répressif de la société bourgeoise occidentale – la famille n'est plus qu'une institution conventionnelle, suffocante, qui rogne les ailes des individus au lieu de les renforcer ». Comme dans la littérature judéo-orientale, la famille pérégrinante d'Istrati est une famille éclatée, en quête de l'harmonie perdue, indifférente ou hostile aux sirènes du monde bourgeois. Il faut faire place à cet autre cosmopolitisme, celui des illuminés et des exclus, au milieu des innombrables portraits d'une ville, Alexandrie, surtout décrite dans ses aspects florissants. Les représentants de ce cosmopolitisme prolétarien, acteurs beaucoup plus modestes que les banquiers du cosmopolitisme ordinairement visé par la rhétorique antisémite, ne sont dupes d'aucune altérité spatiale. Ceux-là savent que le monde, où qu'ils aillent, est imperméable et ne comporte qu'une division, verticale. À l'étage des pauvres, la figure symbolique de la médiation, le drogman Schimké, narquois, observe les réactions de deux types de voyageurs, à égale distance de la réalité : « qu'il conduisît devant les merveilles de l'Égypte le touriste d'élite ou “le plat bourgeois”, c'était pour lui également intéressant : l'un l'étonnait par sa compréhension, l'autre l'amusait par sa sottise ».

Bibliographie

Basch, Sophie, « “Le rendez-vous des étrangers” : de Panaït Istrati à François Sureau, portrait d'Alexandrie en anarchiste », La Pensée de midi, n° 14, hiver 2004-2005, Marseille-Arles, Actes Sud, p. 89-98.

Référencé dans la conférence : Civilisations et cités perdues dans la littérature des voyages
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