La Nubie des voyageurs au XIXe siècle

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 Au XIXe siècle, la Nubie est à la fois une contrée connue et inconnue. Car, dès l’Antiquité, Hérodote évoque ces « Ethiopiens » qui vivent entre la première et la sixième cataracte du Nil (Livre III, Ch. 25), où l’on trouve de l’or, des éléphants, de l’ébène et des hommes d’une longévité exceptionnelle. Mais, avant le XIXe siècle, peu de voyageurs se sont aventurés en Haute-Egypte et au-delà d’Assouan. En 1820, le vice-roi d’Egypte fait occuper ce territoire réputé pour ses esclaves. Flaubert ira jusqu'à la deuxième cataracte. Il y eut certes quelques rares précurseurs : James Bruce suit le Nil bleu jusqu’en Abyssinie et en publie en 1790 le récit : on ne croit guère une relation pleine d’invraisemblances. Le Bâlois Johann Ludwig Burckhardt , dit John Lewis en Angleterre, voyage pour l’African Association de Londres : il découvrira, outre Petra, Abou Simbel, dont le temple est ensablé. Même découverte à nouveau par l’Italien Belzoni, qui travaille pour le consul anglais en Egypte et se charge de rassembler les antiquités destinées à la Grande-Bretagne. Son voyage témoigne de sa gêne devant le gigantisme pharaonique : son goût le porte vers la tradition gréco-romaine. Il observe sur place un syncrétisme religieux qui évoque les liens entre l’Egypte ancienne et la Grèce ; il relève plusieurs langues sur les temples, mais voit dans les Nubiens modernes des populations sauvages. Hérodote, déjà, disait que les dieux grecs venaient d’Egypte. Dans le texte de Belzoni, l’origine valorisante des temples fait contraste avec une ethnographie méprisante, un rejet de l’autre fondé sur des critères moraux. Le rapport entre primitivisme et relativisme antique se marque, en contraste, chez d’autres voyageurs du début du XIXe siècle. Accompagnant Champollion en Nubie, le peintre Nestor L’Hôte rédige un journal qui sera publié partiellement dans la revue _L’Artiste_. Il voit, par exemple, dans la coiffure moderne des Nubiens la reproduction de ce qu’il voit sur les murs mêmes des temples, une permanence à travers l’histoire. Si les voyageurs occidentaux sont, en général, très sévères à l’égard du pouvoir ottoman, Nestor L’Hôte, qui a des sentiments identiques, est sensible à la résistance passive des populations, au chant rythmé des matelots sur le Nil qui évoque à la fois l’antiquité et les chants des églises chrétiennes d’Occident… Ce voyage dans le temps confère à la Nubie une légitimité historique, un prestige aussi par rapport à l’Antiquité occidentale. L’Hôte entrevoit des passerelles entre ce monde et l’Occident : les ciels de Nubie lui évoquent ceux de Raphaël ou de Léonard. Il existe pour lui une commune humanité, voire une commune préhumanité, à une époque où les idées de Gobineau sur l’inégalité des races humaines tendent à s’imposer en Europe. Le célèbre voyage de Flaubert et de Maxime Du Camp va dans une tout autre direction. D’ailleurs les deux voyageurs ont une vision très différente de la Nubie et de ses habitants. Du Camp publiera texte et photos dès 1854 dans _Le Nil_. Les notes de voyage et la correspondance de Flaubert resteront longtemps inédites. Pour Flaubert, l’Afrique véritable commence au sud d’Assouan : « un paysage d’une férocité nègre », écrit-il dans un moment d’enthousiasme vite refroidi. Quant aux danses nubiennes qui excitent sa sensualité toujours active, « cela sent le tigre et le nègre ». Le décor est planté : la Nubie est le lieu des excès et des extrêmes. Et au premier chef, le climat qui provoque une expérience de décivilisation par l’affolement de tous les sens : « le soleil me mord le crâne ». Flaubert est fasciné par cet espace de sauvagerie, auquel il lie la vision de l’esclavage qu’il considère en esthète. La Révolution de 1848 venait pourtant de l’abolir en France et dans ses colonies. Ce regard esthétisant conduit à la déshumanisation des êtres rencontrés. Certes la notion d’impersonnalité est au centre de l’esthétique flaubertienne, mais les notes de voyage et la correspondance témoignent d’une animalisation et d’une érotisation des populations : nudité féminine et obsession des « mamelles »… La Nubie est redevenue le lieu de la sauvagerie pour un Flaubert indifférent, contrairement à Du Camp, aux monuments pharaoniques.

Quelques réflexions méthodologiques

L’étude de la littérature de voyage recherche des constantes, une approche imagologique des documents écrits. Elle demande aussi d’historiciser le genre des voyages, par une prise en compte d’une chronologie relativement fine (ce qui manque aux théories « orientalistes » d’E Saïd, par exemple) : entre un Benzoni qui découvre et le touriste Flaubert, il y a tout un monde.

Les travaux sur la littérature de voyage exigent de sortir des frontières nationales de la littérature. Il faut faire communiquer les espaces. Y a-t-il des traces de contact chez les populations visitées ? Existe-il aussi un regard croisé ? Les études comparatistes, les mises en résonance des diverses sources viatiques sont nécessaires, en particulier du domaine linguistique anglo-saxon.

La réévaluation de la littérature viatique exige un décloisonnement entre les textes canoniques et les sous-genres. On notera aussi que Benzoni fut lu et eut une influence, mais que notes et correspondances de Flaubert restèrent inédites.

Le regard du peintre n’est pas à négliger dans cette reconstruction du voyage : il est souvent le rival de celui de l’écrivain et n’est pas à exclure, même si le mode d’analyse diffère.

Bibliographie sommaire concernant les voyages en Égypte et en Nubie au XIXe siècle

Carre, Jean-Marie, Voyageurs et écrivains français en Égypte, Le Caire, Institut Français d’Archéologie Orientale, 1932 et rééd. 1956, 2 vol.
Clayton, Peter A., L’Égypte retrouvée. Artistes et voyageurs des années romantiques, trad. fr., Paris, Seghers, 1984.
Guadalupi, Gianni, À la découverte du Nil, Paris, Gründ, 1997.
Itinéraires d’Égypte. Mélanges offerts au père Maurice Martin s.j., Le Caire, Institut Français d’Archéologie Orientale, 1992.
Kalfatovic, Martin R., Nile Notes of a Howadji : a bibliography of travelers’ tales from Egypt, form the earliest time to 1918, Metuchen, N.J. (Etats-Unis) et Londres, the Scarcrow Press, 1992.
Moussa, Sarga, Le Voyage en Égypte. Anthologie de voyageurs européens de Bonaparte à l’occupation anglaise, Paris, Laffont, coll. « Laffont », 2004.
Saïd, Edward W., L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, trad. fr., Paris, Seuil, 1980.
Starkey, Paul et Janet (dirs.), Travellers in Egypt, actes du colloque international de Durham, Londres et New York, Tauris, 1998.
Vatin, Jean-Claude (dir.), La Fuite en Égypte. Supplément aux voyageurs européens en Orient, Le Caire, IFAO, 1989.
Vercoutter, Jean, À la recherche de l’Égypte oubliée, Paris, Gallimard, coll. « Découvertes », 1986.
Voyages en Égypte de l’Antiquité au début du XXe siècle [catalogue d’exposition], sous la dir. de Cäsar Menz, Jean-Luc Chappaz et Claude Ritschard, Genève, Musée d’art et d’histoire et La Baconnière/Arts, 2003.
Wolfzettel, Friedrich et Estelmann, Franck, L’Égypte « après bien d’autres ». Répertoire des récits de voyage de langue française en Égypte, 1797-1914, Moncalieri, C.I.R.V.I., 2002.

Sur l’Égypte au XIXe siècle, on trouvera également une petite bibliographie, établie par les soins de Sarga Moussa, dans le dossier « L’Égypte » de la revue _Romantisme_, n° 120, 2e trimestre 2003.

 

Référencé dans la conférence : Civilisations et cités perdues dans la littérature des voyages
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