La notion même d’écrivain-voyageur, que les spécialistes utilisent volontiers, correspond à une réalité sociologique relativement récente, qui ne remonte pas au-delà de la première moitié du XIXe siècle. Elle est contemporaine, et ce n’est pas un hasard, du développement de la grande presse d’information et des feuilletons qui l’accompagnait. L’écrivain-voyageur est d’abord un journaliste en mission, même si ses feuilletons d’abord publiés dans la presse se convertissent ensuite en volumes. De Théophile Gautier à Pierre Loti, de Roger de Beauvoir à Emile Zola, le récit de voyage est d’abord une commande éditoriale, dont des périodiques spécialisés comme le Tour du monde (1860-1914) feront leur fond de commerce. C’est l’époque aussi où « le reporter » devient le héros positif de la fiction destinée à l’adolescence. Dans une version plus orientée encore vers la défense des intérêts coloniaux et de la « civilisation », « l’explorateur » est un autre modèle qui se présente lui-même ou que l’on produit pour l’édification de la jeunesse. Évidemment ni Chateaubriand, ni même Lamartine, qui fut aussi un homme de presse, n’avaient voyagé en Orient dans cette perspective. Ils furent seulement à l’origine d’un mouvement qui suggérait que l’écrivain avait quelque chose d’original à dire sur le voyage. En effet, jusqu’alors, la relation de voyage n’était pas le fait des écrivains, sauf dans le domaine très limité du voyage humoristique, souvent mêlé de vers, dont le modèle français était celui de Chapelle et Bachaumont et le plus achevé, The Life and Opinions of Tristram Shandy de Sterne, dont le succès fut européen. Mais ce type de voyage limité dans l’espace – le Limousin de La Fontaine ou la France de Sterne – et fortement marqué par la personnalité « littéraire » de son auteur occultait largement l’aspect viatique de la relation au profit d’une promenade poétique dont le cheminement réel n’était que le prétexte. D’ailleurs, l’Âge classique au sens large est une période où les écrivains ne voyagent guère. Souvent attachés à des professions sédentaires ou à des sinécures courtisanes, ils n’ont pas plus que leurs contemporains, moins favorisés par la fortune, l’occasion de quitter leur environnement immédiat. La liste serait vite établie des grands écrivains qui allèrent au-delà de leur « pré carré » d’origine : Rabelais et Du Bellay en Italie, mais Ronsard ne voyagea ni vers l’Olympe ni vers le Pinde. Tout le monde connaît l’unique voyage de Montaigne en Italie, par la Suisse, l’Allemagne et l’Autriche : mais, à part quelques séjours à Paris, ce fut surtout pour ce remuant et actif gentilhomme une tournée thérapeutique des villes d’eau. Les poètes baroques ou burlesques voyagèrent un peu plus, vers l’Italie, de Saint-Amant à d’Assoucy, mais nos grands Classiques échappèrent peu au soleil de la capitale et de Versailles : on allait à la campagne, en banlieue, à Auteuil, et guère plus loin - Boileau, Racine et La Fontaine -, La Bruyère à Chantilly par devoir « domestique », Mme de Sévigné en Bretagne ou en Provence par nécessité familiale : tous ces beaux esprits ne connurent de carte que celle de Tendre que leur fournissait le Grand Cyrus de Madeleine de Scudéry. Un seul voyageur, qui arpenta durement les chemins de la France profonde, le fit pas nécessité professionnelle : Jean-Baptiste Poquelin s’y forgea la ferme volonté de ne plus quitter Paris et la Cour. Au siècle des Lumières, période de changement, de moyens de locomotions perfectionnés, d’échanges intellectuels internationaux multipliés, de cosmopolitisme revendiqué, de paix relative aussi, on s’attendrait à voir les écrivains sur le chemin de la curiosité viatique. Il n’en fut rien, hélas ! Comme aux siècles précédents, le voyage reste une occasion unique dans leur vie : la tournée européenne de Montesquieu entre 1728 et 1731 le mène de La Brède à l’Angleterre par l’Autriche, la Hongrie, l’Allemagne et la Hollande : on imagine ce que le futur auteur de De l’Esprit des lois en tira pour son œuvre et dont témoigne des relations, malheureusement perdues pour l’Angleterre. Entre cette même nation et la Prusse, Voltaire voyagea souvent malgré lui, et sa correspondance allemande montre une assez totale indifférence à un environnement que le cocon francophone et mondain de Sans-Souci lui évitait de respirer de trop près. C’est après avoir été longtemps sollicité que Diderot se rendit chez Catherine II à Saint-Pétersbourg, par la Hollande et par l’Allemagne ; mais Diderot qui n’aimait ni les voyages ni les voyageurs – et Rousseau partageait ce sentiment – se limita à cette unique expédition vers la Sémiramis du Nord. On n’ignore pas les voyages largement involontaires de Rousseau et qui furent rarement des « promenades ». Marivaux ne quitta jamais Paris de tout son âge mûr, et Prévost et Beaumarchais voyagèrent le plus souvent malgré eux : ils n’en ont d’ailleurs donné aucune relation, sauf les lettres tourbillonnantes du second. Car il ne suffit pas d’être un écrivain et de voyager pour sentir la nécessité intérieure de passer de la situation de spectateur du quotidien à celle de narrateur viatique. La littérature de voyage n’intéresse pas, en effet, le domaine de la fiction pas plus que celui de la narration mémorialiste. Le romancier, protégé jusque là par le voile plus ou moins opaque de la fiction, s’y montrerait trop à découvert, et il faut être un « promeneur solitaire » pour accepter d’y placer de nouvelles pages de « confessions ». Rousseau, adepte du voyage à pied dès sa jeunesse, est peut-être le seul « phare » des Lumières à avoir eu la sensation physique de l’espace conquis au jour le jour par le voyageur, mais l’auteur de La Nouvelle Héloïse ne nous dit rien du voyage autour du monde de Saint-Preux. Quant au mémorialiste, il peint à larges traits et se présente en héros dans un décor qui le met en valeur. Mais ce n’est ni le décor perçu en tant que tel – paysage - ni l’espace-temps resserré du simple déplacement viatique - sentiment de la durée - qu’il tente de reproduire ; le mémorialiste court vers son but, qui est lui-même. Le duc de Saint-Simon nommé ambassadeur en Espagne ne voit rien, de l’Île-de-France à la Castille, que de futures et délicieuses luttes d’étiquette à la chapelle de l’Escorial. Relater le voyage serait indigne d’un duc et pair. De l’Allemagne, Voltaire ne retiendra que quelques lignes fort désagréables sur la Westphalie et se censurera sur la Prusse dans sa correspondance ; les Lettres anglaises, malgré leur liminaire chez les Quakers, ne sont rien moins qu’une relation de voyage : de l’architecture de l’abbaye de Westminster, il ne retient que les pierres tombales ; on ne saura jamais ce que Scarron eût respiré des effluves antillais, car son voyage se termina au bord de la Seine. Manon Lescaut évoque les plaines désertiques (!) de la Louisiane, où l’abbé Prévost n’aborda jamais, mais aucune couleur locale britannique ou hollandaise ne teint ses romans, et pourtant il résida dans ces refuges des mal-pensants. Les relations de voyage semblent, dans ces décennies, réservées à des esprits de plus haute ambition que la littérature. Cela peut expliquer une singularité de ce type de texte dont il n’y a d’équivalent, sous l’Ancien Régime, que dans la littérature philosophique clandestine et dans certaines formes mémorialistes : leur transmission sous forme manuscrite. Pour la philosophie clandestine – déiste ou pire -, le manuscrit est un mode de diffusion par copies ; à l’occasion, le manuscrit mémorialiste a la même fonction – les « mémoires » de La Rochefoucauld par exemple -, mais la relation de voyage manuscrite appartient, sauf exception, à une catégorie particulière de manuscrits : le document intime, le témoignage personnel, qui rejoint en ce sens certaines formes mémorialistes à diffusion réservée. Le voyage étant rare, souvent unique, comme on l’a vu, dans la vie d’un homme de ces époques, la relation écrite est destinée à conserver la mémoire d’une expérience dont le récit est une espèce de relique intime que l’on confie à sa famille, sans la moindre intention de la publier, de la rendre publique. C’est ainsi que Mme de Montaigne et Mlle de Gournay, « fille d’alliance » du philosophe, rassemblent les moindres rogatons de l’auteur des Essais pour bâtir un monument impérissable à sa gloire, « le promenoir de M. de Montaigne » pour reprendre l’expression de Marie de Gournay. Mais personne ne songe au manuscrit du journal de voyage qui sera retrouvé deux siècles plus tard par l’abbé Prunis et publié en 1774. La même aventure arrive aux journaux de voyages de Montesquieu, édités par sa famille à la fin du XIXe siècle seulement, alors que son fils avait préparé en 1758 une édition posthume dite complète de ses œuvres. Indifférence à ces écrits secondaires ? De toute évidence, non ; mais plutôt le respect d’une relation privilégiée et familiale qui rappelle la tradition de brûler, à l’annonce de sa mort, la correspondance d’un parent ou d’un ami disparu, démarche pieuse qui nous a privés de tant de lettres d’écrivains. Il est clair que, pour l’imaginaire social du temps, ces journaux de voyage ne sont pas de la littérature. Et pourtant il existe une littérature des voyages dès les premiers balbutiements de l’imprimerie. Elle concerne d’abord le seul voyage qui vaille, le pèlerinage en Terre Sainte, dont le grand classique illustré de Bernhard von Breidenbach est, à la fin du XVe siècle (1486), le modèle parfait, internationalement reconnu et traduit. Les Grandes Découvertes mettront quelque temps à faire gémir les presses européennes, car, de même que la cartographie, la littérature géographique est du domaine des secrets jalousement gardés par les Portugais, Catalans, Génois et autres Vénitiens qui, seuls, pouvaient donner des nouvelles de ces mondes enfantés par le progrès technique et par l’ardeur coloniale. Les jésuites furent les premiers, avant même le milieu du XVIe siècle, à diffuser par l’imprimerie des « lettres » de leurs missions au Japon ou au Brésil : « ad majorem Dei gloriam », certes, sans oublier néanmoins la volonté de faire soutenir leurs entreprises « de propaganda fide ». Pèlerinage ou missions : il s’agit là d’activités qui n’évoquent pas le voyage « pour le plaisir », tel que le XVIIIe siècle le pratiquera avant que le siècle suivant le désigne sous le vocable de « tourisme ». Dans ces siècles où le monde s’élargit au-delà du champ-clos de la Méditerranée autour de laquelle se confrontaient depuis l’Antiquité les empires et les religions, tout est à découvrir, à décrire, voire à inventer. La tâche est trop importante pour être confiée à la littérature. « A beau mentir qui vient de loin », selon le proverbe ; les Marco Polo imaginatifs ne manquent pas en des siècles où l’on brûle les sorcières et où l’on tremble de ce que la zone torride pourrait annoncer des terres australes. Îles flottantes, animaux fantastiques, peuples oubliés par la Révélation : le monde immobile et clos du Moyen Âge, remué seulement par des épidémies et des invasions attendues, prend conscience de n’être qu’un petit appendice terrestre au bord d’un univers où presque tout reste à découvrir. Et la « science », la connaissance objective, marche avant la littérature. Il s’agit d’engranger, de cataloguer, de hiérarchiser ces masses énormes d’informations inconnues des grandes encyclopédies médiévales, des Etymologiæ d’Isidore de Séville aux cornucopiæ tardives. Naturalistes ou « cosmographes », anthropologues sans le savoir – les missionnaires -, dessinateurs et graveurs, parfois peintres comme celle belle école hollandaise du Brésil au XVIIe siècle ou les jésuites paysagistes au service des empereurs de Chine, les esprits les plus curieux s’évadent du « monde de deça ». La Renaissance, qui ranime l’Antiquité, est aussi la porte ouverte sur la modernité la plus immédiate. Le monde ancien est ébranlé par ce nouveau déluge qui submerge les vieilles certitudes : sans en naître, la Réforme y trouva un aliment pour sa critique d’une Europe figée dans des certitudes que démentait un univers relativisé. 1516 : la publication de l’Utopia de Thomas More est la première contribution littéraire à cette prise de conscience, c’est aussi la date de naissance d’un genre. La fiction utopique va se couler durant trois siècles dans le moule de la relation de voyage. À tel point que certains récits de voyages réels exhalent un parfum d’utopie qui a fait douter de leur authenticité, comme la relation de François Leguat et de sa république huguenote des Mascareignes créée à quelques années de la Révocation de l’Édit de Nantes ; une semblable coloration, mais inconsciente, règne sur la partie tahitienne du Voyage autour du monde (1771) de Bougainville, qui rêvait depuis longtemps de rencontrer quelque part sur la planète une république d’athées heureux : aussi aveugle à la réalité maorie que le Supplément au voyage de Bougainville de Diderot, qui n’en connaissait que ce que le voyageur en disait, Bougainville ne vit pas, ou ne voulut pas voir, une société fortement hiérarchisée, esclavagiste et offrant des sacrifices humains à diverses divinités dans les maraes secrets de la montagne polynésienne. Car tel Lamartine partant pour l’Orient avec sa bibliothèque, le voyageur, et cela ne peut étonner, navigue ou chemine avec sa culture, ses a-priori, ses peurs et ses certitudes, avec ses lectures aussi. Le récit de voyage est, à plusieurs points de vue, un palimpseste : il est récriture, superposition, plagiat quelquefois. Il ne peut échapper au référentiel et à la chronologie, au strict déroulement du protocole viatique. Le récit de voyage a horreur du vide. Le roman peut sauter à pieds joints sur des mois ou des années ; les entractes permettent au théâtre de s’abstraire d’une durée nécessairement calquée sur la réalité. La relation de voyage peut accélérer le temps, le distendre ; elle ne peut le supprimer. Mais, comme dans la vie, il est des moments où rien ne se passe. C’est alors que le descriptif prend le pas sur le sensible. D’où tant de relations qui ressemblent à une interminable revue de détail. Le « relateur », comme l’on disait parfois au XVIIe siècle pour désigner celui qui faisait fonction de scribe de la réalité, n’avait garde de quitter son propos : œil expert à l’occasion, il ne devait pas plus que la lunette astronomique avoir d’autre perspective que celle que lui assignait sa fonction. Le voyageur de l’Âge classique est le plus souvent le grand absent de sa relation, même quand il s’exprime sur le mode personnel. Ses compagnons de voyage ? Il les nomme à peine ou pas du tout. Ses angoisses, ses désirs, sa lassitude, sa nostalgie du pays natal ? De tels sentiments n’affleurent même pas dans la plupart des récits. Ce grand vide personnel, intime est grossièrement compensé par une avalanche de faits, d’érudition, d’informations impersonnelles où brillent les scories de lectures passées ou convoquées au moment de la mise au net de la relation. La relation de voyage est d’abord un commentaire de textes, une imitatio au sens rhétorique. C’est ainsi que le voyage se construit comme un genre : littérature géographique pour une part, mais aussi encyclopédie naturaliste qui privilégie le catalogue des realia et dissout l’espace en simples coordonnées référentielles, mais encore parcours de vie et chemin de rédemption quand tel lieu sacré est le but et le bout du voyage. Il n’y a pas tant de différence entre le récit du pèlerin et la compilation du naturaliste : le voyage est un prétexte à rebroderie. Et l’on doit y voir la broderie primitive, celle qui justifie ce que Restif de la Bretonne nommait d’un terme suggestif : la « revie ». En écrivant, le voyageur revit son voyage, mais aussi ceux de ses prédécesseurs : pèlerins, archéologues, adeptes du Grand Tour, circumnavigateurs… Ils l’accompagnent, comme les lieux visités parlent de leurs habitants disparus et de civilisations anéanties. Sinon tout site archéologique ne serait qu’un dérisoire amas de pierres plus ou moins sculptées : il revit par ce que le voyageur y met de sa culture et de sa sensibilité aux ondes secrètes, peut-être inexistantes, qui en émanent. Le récit de voyage est typiquement un produit culturel. Existe-t-il des voyages sans référence ? On songe aux explorations, à certaines circumnavigations ? De fait, presque chaque voyage de découverte est curieusement un retour. S’enfonçant depuis le Pacifique dans la forêt amazonienne inconnue, l’académicien Jean-Marie de la Condamine s’apprête à y rencontrer les sœurs des Amazones antiques ; à Tahiti, Bougainville retrouve la statuaire grecque dans le profil harmonieux des autochtones, que, quelques mois plus tôt, son prédécesseur en Polynésie, Wallis, voyait à l’occasion blonds comme de petits Européens du Nord. Et l’on ne parlera pas des Patagons que, du XVIe au XVIIIe siècle, les plus froids des marins et les moins aventureux de savants virent, de leurs propres yeux, comme ces géants du bout du monde évoqués par la Genèse ou une création extravagante de la Nature : ces Fuégiens n’étaient que de misérables tribus errantes, et d’une taille très commune. Au milieu du XVIIIe siècle, Pierre Moreau de Maupertuis, président de l’austère Académie des Sciences de Berlin, affirmait sereinement dans une lettre à Frédéric II qu’on ne pouvait « raisonnablement douter » de l’existence des Patagons. Dès 1698, la Relation de François Froger avait pourtant affirmé que les Patagons étaient de complexion tout à fait normale, mais personne ne l’avait cru, tant l’éloignement annihile l’esprit critique et développe l’imagination. Si trop peu de culture fait de certains journaux de bord conservés dans les archives de simples catalogues de courants marins et de directions des vents, trop de culture rend souvent aveugle à la réalité vécue. Combien de voyageurs de l’Âge classique ne voient la Grèce qu’à travers leurs lectures et ignorent totalement la Grèce moderne ! Les archéologues voyagent les yeux plongés dans une édition de Pausanias ou d’un autre historien antique ; la vision directe, l’autopsie, ne leur apporte rien d’autre qu’une nouvelle sacralisation de l’écrit ; leur relation est à proprement parler une reformulation du même, une écriture palimpseste. Il existe néanmoins plusieurs écritures du voyage. Elles correspondent évidemment à la fonction qu’elles s’assignent. Le degré zéro de l’écriture viatique est le propre des « itinéraires » et des « journaux de bord ». D’un côté, une simple liste de lieux, complétée par des distances, des tarifs de poste ou d’auberge ; de l’autre, une relation normée et quotidienne donnant des informations techniques auxquelles sont joints à l’occasion des récits assez secs de « fortunes de mer » : la littérature et le plaisir du texte n’ont rien à démêler de ces pages squelettiques. Toute la saveur du voyage a disparu dans les béances du texte. A l’autre extrémité, l’auteur en voyage, poète ou romancier, est conscient de ne pas être un simple voyageur. Cela donne parfois d’excellents résultats. Mais souvent la pose – moi et le Parthénon, mes méditations sur les Pyramides ou sur le Forum, etc. – peut irriter : trop de littérature tue la littérature. Et il existe toutes les catégories intermédiaires. Il serait intéressant de cerner le moment où l’écrit de voyage devint consciemment de la littérature. En France, si l’on exclut les prosimètres qui sont, à partir du XVIIe siècle, un simple divertissement mondain et les voyages en vers comme ceux de Jean Marot en Italie au début du XVIe, c’est dans la seconde moitié du XVIIIe siècle que la littérature de voyage devint un genre. Elle fut l’objet de recueils et de parodies, signes d’une existence autonome et reconnue. L’Histoire générale des voyages de l’abbé Prévost commence à paraître en 1746 (d’ailleurs simple traduction, à l’origine, d’un modèle anglais, celui d’Astley) et, deux ans plus tard, on publie la première édition du Voyage de Paris à Saint-Cloud par mer et retour de Saint-Cloud à Paris par terre de Louis-Balthazar Néel, encyclopédie burlesque de tous les topoï de la littérature des voyages mis en place pour un simple aller-retour dans la banlieue parisienne. Dans les décennies suivantes, on voit se développer deux types de relations : celle qui continue, en l’adaptant à son nouvel objet, la tradition des voyages savants et celle qui penche de plus en plus vers une écriture particulière, subjective du voyage. Les circumnavigations et voyages transocéaniques submergent la librairie parisienne des années 1770 : de Byron à Wallis, de Cook à Bougainville et à Kerguelen, ce ne sont plus que terres lointaines, navigations hasardées et découvertes qui rendent illustres leurs auteurs. La littérature a peu de part dans ces ouvrages, même si les navigateurs recourent souvent à des écrivains professionnels pour parfaire le fini de leur statue héroïque. Il y aurait d’ailleurs beaucoup à réfléchir sur ce goût de l’ailleurs dans la France pré-révolutionnaire. Sans que le lien soit évident, sauf à imaginer la conjonction de l’exotisme et du mal de vivre – on se suicide beaucoup en ces années -, l’écriture personnelle du voyage rejoint un pacte autobiographique dont Rousseau est l’agent zélé. Elle ne concerne pas nécessairement des terres lointaines ; elle est davantage délectation que description. En ces temps où l’on recrée le monde en miniature dans les jardins pour en jouir au quotidien, le « spectacle de la nature », selon l’expression de l’abbé Pluche, auteur éminemment à la mode, devient le miroir de l’âme et le marchepied de la sensibilité. À esprit tourmenté, repos de l’âme par la recréation de paysages et de perspectives : gloriettes dans les parcs des résidences princières, temples de la philosophie et ruines artificielles du désert de Retz ou à Ermenonville, mais aussi jusqu’aux contrées les plus reculées de l’Europe centrale. La Chine envahit l’Angleterre et ses jardins par un style composite dit « anglo-chinois » qui n’est ni d’un pays ni de l’autre, mais qui fait voyager chez soi, sublime du confort pour un Britannique. Ces « pagodes » émigrent en France dans les parcs qui refusent l’ordonnance du modèle versaillais : exilé à Chanteloup par Louis XV, le ministre Choiseul en bâtit l’une des plus magnifiquement insolente. Au Petit Trianon, la reine Marie-Antoinette, un peu lasse des intrigues de cour, joue à la fermière dans un décor factice qui rappelle de très près les paysages de Boucher ou de Watelet : simples mises en scène d’un exotisme interdit aux princes et qui transpose sur le mode bucolique une réalité trop commune pour leurs sujets. Mais, pour reprendre le titre d’un beau livre de Friedrich Wolfzettel, ce « désir de vagabondage cosmopolite » ne concerne pas seulement les princes et les ministres, les décennies qui précèdent la Révolution française sont en Europe celles d’une émergence de la culture du moi, d’un égotisme qui place l’homme sensible au centre d’un réseau complexe de séquences et d’images chargées de pouvoirs émotifs. La littérature des voyages commence alors à s’émanciper du simple constat référentiel. Il s’agit d’une espèce de révolution copernicienne. C’est le « relateur », et non plus son objet, qui devient le centre du récit. Le sens du paysage se substitue à l’esprit topographique. L’écrivain-voyageur va naître de ce processus d’appropriation du moi reflété par l’écriture. Mais il lui faut un médium qui puisse exprimer ce qui était jusqu’alors du non-dit. De même que le roman du XVIIe siècle dut inventer le vocabulaire de la psychologie si pauvre auparavant, de même la littérature des voyages détourna divers vocabulaires techniques pour les adapter à son nouveau propos : jargon de l’analyse picturale reprise des travaux académiques, de De Piles ou de Félibien, glossaire maritime et surtout vocabulaire de l’histoire naturelle. De Buffon à Bernardin de Saint-Pierre, dans son Voyage à l’île de France avant Paul et Virginie, le style descriptif se charge de ces termes techniques à coloration psychologique. Les peintres et dessinateurs britanniques avaient découvert les Alpes suisses, avant que les poètes, tel Haller, les transforment en autre chose que ces lieux d’horreur et de désolation décrits par les voyageurs de la Renaissance et du premier XVIIIe siècle, de Montaigne à Montesquieu au moins. On attribue le plus souvent à Rousseau et à La Nouvelle Héloïse (1761) la découverte de la poésie de la montagne, et il est sûr que les écrivains suisses y eurent une large part. Le patriotisme helvétique fondé sur un communitarisme lié à des vallées ou à des paysages-cantons fermés favorisa une adaptation des vieux mythes arcadiens à une écriture de proximité pour laquelle les « mots de la tribu », peu académiques ou réputés provinciaux, furent de grande utilité. La poésie des noms et des mots, un exotisme à portée de la main et de la vue firent de la Suisse l’un des laboratoires essentiels de la littérature de voyage en général et de la littérature nationale en langue française ou allemande. La « magie » de la montagne et des glaciers, le passage de la randonnée-promenade à l’escalade nourrissent la littérature suisse et étrangère de la fin du XVIIIe siècle : on songe à Horace-Bénédict de Saussure (1740-1799) naturellement qui, le premier, gravit le Mont-Blanc à partir de « Chamouni » durant l’été 1787, mais aussi aux relations des voyageurs anglais – infatigables découvreurs de sensations nouvelles –, tel William Coxe et ses Sketches of the Natural, Civil and Political State of Swisserland (1779), dont le traducteur Louis-François de Ramond de Carbonnières (1781) fut le père du « pyrénéisme », premier avatar de l’« alpinisme ». On pourrait dater de la fin du XVIIe siècle déjà la naissance du récit d’aventures maritimes qui allait donner lieu au XIXe siècle à une florissante littérature pour la jeunesse. S’il y a quelque chose dans l’esprit « marin » qui témoigne d’une évidente volonté de rompre avec le « monde de deça », un esprit d’aventure plus sensible néanmoins dans la cabine des officiers que dans les cales où s’entassent les hommes d’équipage, il n’est pas étonnant que le récit de mer, dans sa forme élaborée au-delà du simple journal de bord, ait acquis dès le « siècle de Louis XIV » une originalité trop longtemps occultée par les paradigmes de l’art classique. On redécouvre Robert Challe depuis quelques décennies, et le moins étonnant de son œuvre n’est pas le Journal du voyage aux Indes orientales enfin connu dans ses deux versions : autographe (1690-1691 ?) et révisée pour l’édition de 1721. Mais Challe « voyageur » est considéré comme un cas à part, car dans la vivacité de son style « marin », on croit pressentir le futur auteur des Illustres Françaises. Il faudrait peut-être défendre le paradoxe que la relation de voyage maritime a, au contraire, formé un style dont le romancier a profité : un style concret de proximité aux choses et aux êtres, qui paraît n’avoir que faire de la « littérature », mais qui transcrit la réalité de façon apparemment plate et sans aucune distance. Ce style n’est pas seulement celui de Challe, on le trouve à la même époque dans la « vulgate » des récits de mer, l’Histoire des aventuriers qui se sont signalés dans les Indes d’Alexandre-Olivier Exquemelin (1645 ?-1707), dont la version française parut à Paris en 1686, après des versions en néerlandais (1678), en allemand (1679), en espagnol (1681) et en anglais (1684) : un énorme succès européen La version française passe pour une traduction, mais Exquemelin était français : le mystère de la rédaction originale reste entier. Il n’en demeure pas moins que le texte français (présenté par un certain Frontignières, écrivain polygraphe parisien) développe largement les « micro-fictions » selon l’expression de Réal Ouellet (à paraître dans Les Tyrans de la mer, Paris, PUPS, 2002), la dramatisation pathétique et le macabre : de l’encyclopédie de la flibuste narrée par un témoin oculaire, on passe clairement à de la littérature. Mais c’est une littérature qui renverse les critères traditionnels de l’héroïsme et du bien-dire. Le glossaire marin qu’étudie actuellement Isabelle Turcan pour le XVIIe siècle à travers les ouvrages spécialisés et les dictionnaires colore évidemment ces textes, qui mettent de même à profit le vocabulaire des naturalistes et celui des « histoires véritables » ou des « historiettes » du temps publiées mensuellement par le Mercure galant. Les « mots à la mode » (Callières, 1692) s’y mêlent aux vocabulaires spécialisés, la rhétorique de roman contraste avec les formes de l’oralité dont vont bientôt s’emparer les contes de fées. La diversité des styles n’est pas le moindre charme de ces récits renversant des tabous qui ne sont pas seulement moraux. Les versions largement augmentées du texte d’Exquemelin au cours des décennies suivantes prouvèrent une attente particulière du public pour ce type d’ouvrages : on les édita même à Trévoux, sanctuaire des publications jésuites. Elles témoignèrent aussi que plus qu’un écrivain, c’était un genre nouveau qu’on célébrait. La littérature des voyages serait-elle autre chose que de la littérature ? D’aucuns s’en satisferaient aisément. Il est certain qu’elle n’a pas suscité autant de chefs-d’œuvre que des genres plus favorisés. Mais c’est une littérature que l’on peut encore lire avec plaisir, de la Renaissance à la période contemporaine. Ces textes qui nous parlent des autres - anonymes ou modestes voyageurs et rencontres d’un jour - sont curieusement ceux qui nous paraissent souvent les plus proches. Diderot parlait de « magie » à propos du peintre Chardin, peut-être pourrait parfois en dire autant du voyageur ? Chardin peignait une réalité commune, objets de la vie quotidienne, scènes intimes de la vie familiale, le voyageur les routes de l’Orient et le quotidien du négociant en voyage : du peintre au « relateur », il ne peut y avoir de différence que dans le génie, la démarche est identique. Et tout le reste est littérature…
Référencé dans la conférence : Horizons du voyage : écrire et rêver l'univers
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