Que reste-t-il du royaume du Prêtre Jean à l'heure des empires européens en Afrique ? Observations sur le séjour en Ethiopie de la Mission Dakar-Djibouti (1932)

Conférencier / conférencière

Le Prêtre Jean est un des grands mythes de l’Orient médiéval. Dans cet espace vaguement délimité, il est un enjeu politique. Ce souverain chrétien qui règne au-delà du monde méditerranéen apparaît dans l’Occident des Croisades. En 1145, lors de la deuxième croisade, l’évêque Othon de Freising évoque ce monarque qu’il situe à l’est de la Perse et de l’Arménie. Ayant vaincu ses voisins païens, ce chrétien nestorien songeait à partir en croisade à Jérusalem, mais son avancée fut bloquée sur le Tigre. Tout cela est narré dans la _Chronique et l’histoire des deux cités_. On suppose qu’il s’agissait du khan mongol du Turkestan dont le bouddhisme avait quelque rapports extérieurs avec le christianisme (monastères, cloches, etc.). Vers 1175, commence à se répandre en manuscrit une _Lettre du prêtre Jean_ latine qui sera reproduite jusqu’au XVe siècle. Cette forgerie émane d’un soi-disant monarque chrétien régnant sur les « trois Indes » (souvenir de Ptolémée), un roi guerrier dont tous les sujets ne sont pas chrétiens. Au-delà de la partie chrétienne de son royaume, où se trouve un fleuve qui sort du paradis, vivent des monstres et Mog et Magog (référence apocalyptique et _Roman d'Alexandre_). Copies de cette lettre furent adressées à l’empereur de Constantinople, mais aussi à Frédéric Barberousse et au pape. Les études récentes (Bejczy, Ramos) ont montré la dimension millénariste et utopistes d’un tel mythe, en soulignant que le royaume du Prêtre Jean partiellement chrétien était aussi le point d’équilibre entre le désordre et le chaos, un lieu de tolérance, tolérance dont l’Occident ne pouvait se flatter. Le royaume du Prêtre Jean va ensuite être situé soit en Asie, quelque part entre les Indes et la Mongolie (c’est le sentiment de Marco Polo), soit au sud de l’Egypte dans un royaume chrétien qui existe, celui d’Abyssinie. En 1310, des ambassadeurs éthiopiens son reçus par le pape en Avignon ; au XVe siècle, la cartographie situe en général ce royaume dans l’Ethiopie actuelle. Venus d’Alexandrie, le pseudo Méthode et la littérature apocalyptique ont modelé un christianisme particulier, qui, dès le XIIIe siècle, est considéré comme un rempart contre l’islam. A l’Âge des Grandes Découvertes, quand exploration se conjugue avec dessein impérialiste, les Portugais envoient en 1487 deux expéditions vers l’Ethiopie pour retrouver le Prêtre Jean. Une deuxième ambassade y part pour six ans en 1520. Francisco Alvares, le chapelain de l’ambassade, va en rapporter une relation publiée en 1541 qui sera l’ouvrage le plus complet concernant l’Ethiopie. L’ouvrage est censuré avant publication pour adapter le christianisme éthiopien à la vulgate catholique. Dans ce livre, le nom réel du roi disparaît pour être remplacé par celui du Prêtre Jean. Un autre texte publié en Hollande sur une adaptation de Damiao (Damien) de Gois rapporte le jugement d’un prêtre éthiopien qui s’est rendu en Europe et qui a été victime des interrogatoires de l’inquisition. Il s’agit du _Fides, religio moresque Aethiopum_. L’Ethiopie va devenir rapidement une terre d’évangélisation jésuite. Des lettres d’Ignace de Loyola pressent le « Prêtre Jean » de se convertir au catholicisme et de les aider à en faire de même pour son peuple. Malgré la méfiance des Ethiopiens, ils réussissent à s’accorder avec le roi Susneyos qui règne de 1607 à 1632, mais à sa mort son fils expulse les jésuites. C’est alors que disparaît la figure du Prêtre Jean. Durant les siècles suivants, les missionnaires catholiques ne seront pas les bienvenus en Ethiopie. Si l’on passe au XXe siècle, et aux missions ethnographiques qui tentent d’analyser la société éthiopienne, on doit remarquer que, dans le domaine français, le Prêtre Jean est totalement sorti de la mythologie du lieu. Compagnon –vite brouillé - de Marcel Griaule, lors de la Mission Dakar-Djibouti de 1931-1933, Michel Leiris, qui vient de s’échapper du mouvement surréaliste, évoque seulement le Prêtre Jean dans « l’imagerie africaine » qu’il refuse. En revanche, _Le Prêtre Jean (Prester John)_ (1897) de l’Ecossais John Buchan développait dans une Afrique du Sud de fantaisie le mythe d’un souverain sanguinaire. L’auteur de _L’Afrique fantôme_ (1934) ne voit, lui, dans une « Mission » apparemment savante que le pillage d’une Afrique sous la botte du colonisateur.

« Que reste-t-il du royaume du Prêtre Jean à l’heure des empires coloniaux ?
Observations sur la Mission Dakar-Djibouti en Éthiopie (1932) »

Bibliographie
Sources et études relatives au Prêtre Jean

Alvares, Francisco, Verdadeira informacào das terras do preste Joào das Indias. Introduçào e notas de Neves Aguas, Lisboa, ed. Europa-América, 1989.
Alvares, Francisco, The Prester John of Indies. A true relation of the lands of the Prester John, being the narrative of the Portuguese Embassy to Ethiopia in 1520 written by the Father Francisco Alvares, Beckingham, C.F. et Huntingford, G.W.B. (trad), London, Hakluyt Society, 1961, 2 vol.
Aubin, Jean, « Le prêtre Jean devant la censure portugaise », Le Latin et l’astrolabe. Recherches sur le Portugal de la Renaissance, son expansion en Asie et les relations internationales, Centre culturel Calouste Gulbenkian, Paris-Lisbonne, 1996, pp. 183-210.
Beckingham, Charles F. et Hamilton, Bernard., Prester John, the Mongols and the Ten Lost Tribes, Aldershot, 1996.
Bejczy, Istvan, La lettre du Prêtre Jean, une utopie médiévale, Paris, Imago, 2001, 214 p.
Beylot, Robert, « Encore le Prêtre Jean », in Les orientalistes sont des aventuriers. Guirlande offerte à Joseph Tubiana par ses élèves et amis, A. Rouaud (dir.), Paris, Sépia, 1999, p. 87-90.
Beylot, Robert, « Origines de la localisation en Éthiopie du royaume du Prêtre-Jean », Aethiopica 3 (2000), p. 188-189.
Hirsch, Bertrand, Connaissance et figures de l’Éthiopie dansla cartographie occidentale du xive siècle au xvie siècle, thèse de doctorat, Université de Paris-1 Sorbonne (CRA), 1990.
Pennec, Hervé, " Ignace de Loyola et le royaume du Prêtre Jean, projet et malentendus ", Mélanges de l’École Française de Rome 3/1 (1999), p. 203-229.
Pennec, Hervé, Des Jésuites au Royaume du Prêtre Jean (Éthiopie). Stratégies, rencontres et tentatives d'implantation (1495-1633), Paris, Publications du Centre Culturel Calouste Gulbenkian, 2003
Ramos, Manuel João, Ensaios de mitologia cristã, o Preste João e a reversibilidade simbólica, Lisbonne, Assirio, Alvim, 1997.
Thomas, L.F., "Entre l'histoire et l'utopie : le mythe du Prêtre Jean", in Les civilisation dans le regard de l'autre, Actes du colloque international, Paris, 13 et 14 décembre 2001, Paris, UNESCO, 2002, p. 117-142.

Bibliographie relative à la Mission Dakar-Djibouti et aux écrits de Michel Leiris et Marcel Griaule

Archives Marcel Griaule de la mission 1928-1929, Bibliothèque Éric-de-Dampierre, Maison de l’archéologie et de l’ethnologie, Université de Paris 10-Nanterre.
Archives de la Mission Dakar-Djibouti, fonds Marcel Griaule, Bibliothèque Éric-de-Dampierre, Maison de l’archéologie et de l’ethnologie, Université de Paris 10-Nanterre.
Archives de la Mission Dakar-Djibouti, musée de l’Homme (transférées au Musée du Quai Branly).
Archives de la Mission Dakar-Djibouti, fonds Jean Jamin.
« La Mission Ethnographique Dakar-Djibouti 1931-1933 », numéro spécial des Cahiers ethnologiques, Bordeaux, nouvelle série, 5, 1984.
Le Minotaure, I/2, printemps 1933, pp. 7-12. [numéro spécial dédié à la Mission Dakar-Djibouti].
Griaule, Marcel, « Mission Dakar-Djibouti (loi du 31 mars 1931). Rapport général (juin à novembre 1932) », Journal de la Société des Africanistes, 2, 1932, pp. 229-236.
Griaule, Marcel, Silhouettes et graffiti abyssins, avec une introduction de Marcel Mauss, Paris, Larose, 1933 (1ère édition), Maisonneuve & Larose, 2001 (rééd.).
Griaule, Marcel, « L’enlèvement des peintures d’Antonios », La Revue de Paris, 19, 1934 (1er octobre), pp. 545-570.
Griaule, Marcel, Les flambeurs d’hommes, Paris, Calmann-Lévy, 1934.
Jolly, Éric, « Marcel Griaule, ethnologue. La construction d’une discipline », Journal des Africanistes, 71/1, 2001, pp. 149-190.
Leiris, Michel, « L’œil de l’ethnographe », Documents, 1930, n°7, (pp. 404-414) [repris dans Zébrage, Paris, Gallimard,1992 ].
Leiris, Michel, Instructions sommaires pour les collecteurs d’objets ethnographiques, Paris, musée d’ethnographie du Trocadéro et mission Dakar-Djibouti, 1931.
Leiris, Michel, L’Afrique fantôme, Paris, Gallimard, 1934.
Leiris, Michel, Miroir de l’Afrique, édition introduite et annotée par Jean Jamin, avec la collaboration de Jacques Mercier, Paris, Gallimard, 1996.
Mercier, Jacques, Les traverses éthiopiennes de Michel Leiris, Archange Minautore, 2003.
Moré, Marcel « l’Afrique fantôme », in Cahiers du Sud, n°165, octobre 1934.

Bibliographie relative aux récits de voyage en Éthiopie

Abbadie, Antoine (d'), Introduction pour les voyages d’exploration, Paris, 1867.
Abbadie, Antoine (d’), « Exploration de l’Afrique équatoriale. Credo d’un vieux voyageur. », Société italienne de géographie, Rome, 1884.
Bossolasco, Gérard, « Éléments et dynamique de l’image de l’Ethiopie dans les récits de voyage publiés en français de 1553 à 1990 », Thèse de doctorat, Université de Rennes 2, 1993.
Bruce, James, Voyage aux sources du Nil (1769-1770), édition préparée par Didier Morin précédée de « James Bruce, l’anti-Rimbaud », Paris, Karthala, 2004.
Hugon, Anne, L’Afrique des explorateurs : vers les sources du Nil, Paris, Découvertes Gallimard, 1993.
Malecot, Georges, Les voyageurs français et les relations entre la France et l’Abyssinie de 1835 à 1870, Soc. française d’histoire d’Outre-Mer, Paris, 1972.
Pankhurst, R.J. et R.K. « Annoted bibliography of travel books on Ethiopia », Africa Journal, 1978, 9, pp. 113-132; 3, pp. 101-133.

Le site Gallica, bibliothèque numérique de la BnF, propose de nombreux récits de voyage en Éthiopie, parmi lesquels il est possible de télécharger ceux de James Bruce et d’Arnault d’Abbadie, incontournables : http://gallica.bnf.fr/VoyagesEnAfrique/

Référencé dans la conférence : Civilisations et cités perdues dans la littérature des voyages
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