BALZAC ET LE REPORTAGE EN PROVINCE

Balzac et le reportage en province
Echec et réussite de l’entreprise ou Lousteau en anti-modèle du reporter

 

Toutes les références de ce travail à La Comédie humaine sont empruntées à l’édition publiée sous la direction de Pierre-Georges Castex pour la Bibliothèque de la Pléiade. Pour les œuvres récurrentes, nous précisons la tomaison uniquement dans la première note.

La simple évocation du terme «reportage » invite l’imaginaire à s’évader vers de grands espaces inconnus, étrangers parfois périlleux mais toujours fascinants et dépaysants. Quant aux reporters ce sont des têtes brûlées, des conquistadors. Des plumes et des voyages combinés qui assurent aux journaux du xixe siècle, commanditaires et éditeurs de ces feuilletons, un lectorat nombreux et fidèle, avide d’aventures. Encore aujourd’hui, preuve de la pérennité de cet engouement, le magazine hebdomadaire Le Monde 2 du quotidien du même nom a choisi de réserver dans ses carnets du mois de juillet des rétrospectives sur les grandes aventurières de légendes, Isabelle Eberhardt, Alexandra David-Néel, Ella Maillart, Anita Conti. Chacune a rapporté de ses expéditions des récits d’aventures, des expériences humaines, des découvertes, attisant toujours davantage cette fabuleuse machine à nourrir le mythe de l’ailleurs.

Suite à l’explosion de l’ère médiatique, lorsque Girardin crée le journal La Presse en 1836, le lecteur parisien, baigné dans cette atmosphère feuilletonesque, est plus à même de découvrir des coutumes espagnoles, en lisant les Lettres d’un feuilletoniste de Gautier, que de connaître les centres d’intérêts de la vie de province. Le reportage est déroutant, surprenant, exotique, pourquoi un directeur de journal commanderait-il un feuilleton sur la province. L’association des termes reportage et province semble tellement improbable que leur assemblage n’est même pas considéré comme tabou, mais comme régressif. Dans les deux dernières décennies du xixe siècle, le parisianisme est tel que les organes de la presse parisienne résument Paris à la France. Ce blocus intentionnel de la capitale renverse l’ordre conventionnel de l’ici et du là-bas. Le pont aérien de reportages qui permet de la relier à l’extérieur permet de rendre l’étranger familier, tandis que l’intérieur de la France, l’extra muros, devient l’inconnu. Au fil du temps, cet état de fait immuable rend de plus en plus légitime le reportage provincial ou l’excursion du journaliste parisien en Province. La frontière à dépasser aussi proche soit-elle n’en pas moins difficile à franchir, tant sont pléthores les tensions, les a priori qui opposent ces deux France.

Balzac, provincial monté à Paris, marqué par l’expérience de la centralisation parisienne, a choisi, dans son projet d’étude de la société française au xixe siècle, d’exploiter cette configuration unique en Europe. La province devient pour l’auteur un espace à conquérir, et le parisianisme un phénomène à analyser. Dans La Muse du département, ouvrage de 1844, Lousteau, journaliste parisien, définitivement gagné par l’antipathie qui stigmatise les régions françaises, part en voyage à Sancerre. Rédacteur de reportage, comment va-t-il exploiter l’expérience atypique qu’il est en train de vivre ? Comment, par le biais de la littérature Balzac s’efforce-t-il de répondre à la faillite de la presse parisienne qui ne remplit pas son devoir d’utilité sociale en excluant la majorité provinciale de son discours ? Le reportage du Parisien à Sancerre devient en littérature le reportage d’un Parisien en province dont l’utilité réside autant dans la découverte de l’inconnu provincial que du méconnu parisien.

Anti-reportage de l’anti-reporter

Dans le roman français du début du siècle balzacien, la province est une sorte de « non-espace, fondé sur le refus de l’exotisme, des grands voyages et des aventures exceptionnelles[1] », considéré comme terne et passif. Autrement dit, la Province en elle-même, cet espace monochrome n’a certainement pas de quoi susciter l’écriture d’un reportage digne d’intérêt. Nicole Mozet explique que, dès le xiie siècle, le terme même de province a un sens global et péjoratif, et que cette situation d’opposition avec la capitale va s’exacerber au xixe siècle. Par définition, la supériorité parisienne est écrasante et fascinante. Il y a quelque chose de sociologique là-dedans, voire même, de géographique : la centralisation parisienne est à l’origine de cette attractivité irréductible de la périphérie vers le centre. « Sachons le bien ! » dit Balzac dans La Femme de province, « la France au xixe siècle est partagée en deux grandes zones : Paris et la province. Autrefois Paris était la première ville de province, la Cour primait la Ville ; maintenant Paris est toute la Cour, la Province est toute la Ville.[2] » Cette suprématie du centre sur la périphérie est un problème typiquement français. L’Italie, la Suisse ou encore l’Allemagne connaissent des régimes fédéraux, chaque région est régie indépendamment de l’autre, tandis qu’au Royaume uni, l’aristocratie ne vit à Londres que deux mois de l’année avant de se retirer sur ses terres. Paris, plus que jamais, arbore justement sa dénomination de « capitale », du latin, caput, capitis qui signifie la tête. La province n’existe pas par elle-même, elle est un amas informe d’électrons libres où il n’existe aucune passerelle, ni même aucun système qui permette de s’emparer de l’espace nucléaire autour duquel évoluent d’autres espaces, elle n’est que les membres reliés à l’esprit et contrôlés par lui, et qui refusent de communiquer entre eux. La province, faite d’espaces ouverts est un bocal fermé, calme à l’ennui.

Dès les premières pages de La Muse du département, Balzac dresse une description de la ville de Sancerre laquelle insiste sur l’aspect fané de cette ville autrefois influente et qui désormais dépérit. L’atmosphère immuable génère sa propre dégénérescence et finit de convaincre les lecteurs modernes que nous sommes de la puissance des idées reçues, seules véritables frontières à franchir. L’aventure est partout ailleurs comme la motivation du reportage. Si le mythe du Parisien est fondé et avéré en province, le mythe provincial n’existe pas. Si le nombre de Provinciaux venus chercher la gloire, le pouvoir et l’argent à Paris est incommensurable, le recensement inverse n’a pas lieu d’être. La puissance du parisianisme motive le désintérêt des Parisiens pour leurs cousins régionaux, et promeut de surcroît le provincialisme. La Province a appris à se prémunir contre le snobisme et le mépris de la capitale en entreprenant pour sa part un mode de vie autarcique. De telle sorte que de part et d’autre le refus de communication est un état de fait immuable. Les uns et les autres s’ignorent et tandis que Paris se tourne vers le monde, la Province s’intériorise.

Il est autant de s’interroger sur la légitimité d’un reportage en province comme sur celle du journaliste choisi par Balzac pour le mener à terme. De l’ensemble des journalistes qui peuplent La Comédie humaine, Lousteau se distingue de ses confrères par son absence de professionnalisme. Il incarne le petit journaliste, ultime catégorie énoncée par Balzac dans La Monographie de la Presse parisienne[3], la plus méprisable. Indigne de l’Art, il n’a aucune volonté, aucun talent, il n’a ni esprit, ni conscience. La preuve de ses productions littéraires n’a jamais été apportée, son ambition s’étant arrêtée en pénétrant les sphères de la critique parisienne. Loin d’être un sacerdoce, le journalisme est pour le « faiseur[4] » qu’il incarne un commerce qui répond aux seules lois de la spéculation : une ligne écrite correspond à une somme d’argent gagnée. Avec le temps, l’oisiveté se transforme en fainéantise avérée qui achève d’anéantir toutes volontés créatrices. Ce rapide portrait du personnage remet en cause ses capacités de journaliste et compromet fortement l’image mythique du reporter aventurier hyperactif. Si tant est qu’Étienne Lousteau veuille à un seul instant s’approprier l’image du reporter. En effet, la paresse du « viveur » vient se nicher jusque dans sa soif de gloire, et une fois le chemin parcouru de Sancerre à Paris, c’est non sans rechigner qu’il quittera la capitale pour le Berry, en septembre 1836. Cependant, ce retour au pays natal, n’est nullement motivé par l’écriture d’un reportage. Pourquoi un journal parisien quel qu’il soit lui en aurait commandé un d’ailleurs, s’empresserait de nous rétorquer Balzac, tandis que nous imaginions déjà le déclin de l’obscurantisme territorial suivant la parution d’un feuilleton d’aventure modestement intitulé : « Voyage au centre de la France. » Balzac jugerait utile de nous rappeler que l’industrie littéraire et journalistique du xixe siècle ne s’attachait qu’à satisfaire la demande, qu’à se soumettre à la mode : ce que le public veut, le libraire l’exécute. Or, le public parisien ne veut pas d’aventure provinciale. Si l’anti-reporter, Étienne Lousteau, se rend à Sancerre, c’est uniquement parce que la muse du département, Dinah de La Baudraye l’a invité, ainsi que l’illustre docteur Bianchon, également originaire du centre de la France, en vue des prochaines élections départementales. Ce n’est donc pas une démarche personnelle qui provoque le voyage du journaliste en province.

Étienne Lousteau : un journaliste provincial et parisien

Aussi surprenant que cela puisse paraître, le personnage d’Étienne Lousteau en dépit de ses incompétences n’en est pas moins considéré comme un journaliste. Sur sa carte de presse figure sa double identité à la fois provinciale et parisienne, double statut qui constitue un véritable passeport. Or, le passe-partout, le passe droit n’est-il pas indispensable au reporter qui souhaite s’immiscer, s’introduire dans des milieux aussi fermés les uns aux autres que sont les deux sphères fortifiées de la province et de Paris ?

Bien que provincio-parisien, le point de départ de sa mise au monde littéraire dans le texte d’Illusions perdues est, tout d’abord, parisienne. En 1821, il s’anime plein d’une jeunesse déjà tarie, et révèle à Lucien, qui vient seulement de quitter Angoulême, un aperçu de ses vingt premières années passées dans le Berry avant sa conquête de la capitale. Pour Lucien et le lecteur, il incarne la modernité avec tout ce que mot peut contenir de vices pour Balzac. Ce n’est qu’en septembre 1836, lorsque Dinah de La Baudraye entreprend de faire élire aux législatives de Sancerre « une des deux célébrités du pays », parmi lesquelles figure Lousteau, que l’origine provinciale de celui-ci passe sur le devant de la scène. Fonctionnant comme un sésame, c’est, ni plus ni moins, grâce à son origine géographique que Lousteau est invité et accueilli à Sancerre. Le voyage en province est par conséquent favorisé.

Une étude rapide des différentes apparitions du journaliste dans La Comédie humaine soumet comme une évidence sa double appartenance. Les deux œuvres majeures dans lesquelles sa prestation est primordiale sont des textes appartenant aux Scènes de la vie de province. Cependant, il serait faux de considérer qu’Illusions perdues et La Muse du département soient des romans purement provinciaux. Bien au contraire, ils sont étroitement liés à la vie parisienne, fonctionnent comme des passerelles entre ces deux sphères. La partie centrale du triptyque d’Illusions perdues, Un grand homme de province à Paris, où Lousteau apparaît sous les traits du journaliste tuteur de Lucien de Rubempré, est encadré par de deux panneaux provinciaux, Les Deux poètes, puis Les Souffrances de l’inventeur. La partie parisienne s’offre comme une immense parenthèse qui vient rompre le rythme paisible et feutré de la province. C’est bien à Paris, s’insinuant dans le provincial ambitieux, Lucien de Rubempré, que Lousteau est associé. Inversement, La Muse du département est le deuxième volet du diptyque intitulé « Les Parisiens en province » et fait pendant à L’Illustre Gaudissart. Cette fois, c’est Paris qui se déplace hors de ses murs. Le chiasme possible entre Un grand homme de province à Paris et la sous partie « Les Parisiens en province » met en exergue la position de médiateur, de lien évident que constitue le journaliste.

Pour les Provinciaux à Paris, Lousteau est le guide de leur voyage au cœur de la labyrinthique capitale. Le reportage s’écrit sur le carnet de route des voyageurs provinciaux novices, au fil des découvertes dévoilées et expliquées par Lousteau, cicérone parisien. La capitale est symboliquement entourée de remparts infranchissables pour les non-initiés. Passer d’extra à intra muros implique le parrainage d’un passeur qui accepte de faire jouer sa carte de presse. En analysant scrupuleusement les différentes étapes de cette progression à travers Paris, nous avons pu dégager différentes fonctions remplies par le journaliste. Passe-partout, un de ces gestes suffit, pour pénétrer les coulisses du théâtre le Panorama-Dramatique : « Sur un signe de Lousteau, le portier de l’Orchestre prit une petite clef et ouvrit une porte perdue dans un gros mur.[5]» La symbolique de la porte et du seuil est signifiante depuis l’Antiquité, elle renvoie aux notions contradictoires de frontière et d’ouverture, d’obstacle et de passage vers un monde parallèle. Il s’agit d’un espace duel, hybride entre deux espaces. Il est particulièrement intéressant d’associer Lousteau à cette symbolique, car si une porte permet la communication réel et fictive entre deux mondes, c’est la mission du reporter de l’ouvrir et de permettre la mise en relation.

Non seulement passeur, le journaliste est un guide ainsi qu’un introducteur. Il met les personnages en relation avec les lieux mais également en relation avec les autres personnages. Chez le libraire Dauriat, par exemple, Lousteau, comme les didascalies au théâtre, présente à Lucien les personnages qui entrent en aparté : « Tenez, voilà Finot, le directeur de mon journal ; il cause avec un jeune homme qui a du talent, Félicien Vernou […] .[6]» Quel que soit le niveau fonctionnel des missions remplies par le journaliste, Lousteau représente un point d’affrontement, d’interconnexion, un relais entre le connu et l’inconnu, l’ici et le là-bas. Ainsi, lien pour les Provinciaux à Paris, il est également un lien pour les Provinciaux en province, de telle sorte qu’il apparaît, dans les deux œuvres majeures, comme un cordon ombilical qui rattache le Provincial à la vie, à la capitale. Dans La Muse du département, Dinah découvre Lousteau avant Paris. Une fois introduit dans la société sancerroise du château d’Anzy, Lousteau est considéré comme l’ambassadeur parisien. Dans Illusions perdues, c’est grâce à la correspondance qu’il entretient avec Lousteau, que Lucien, de retour à Angoulême, peut rester connecté avec la mode parisienne. Le journaliste finira sa lettre par ces mots : « Je ne puis que te plaindre d’être retourné dans le bocal d’où tu sortais quand tu t’es fait un vieux camarade de ton ami Étienne L.[7] » La métaphore du bocal pour décrire la société provinciale met en exergue l’espace confiné, reclus difficilement pénétrable, et au travers duquel l’information ne passe pas facilement, d’où la nécessité du reporter. Lousteau ne serait-il pas un medium, singulier de media ? S’il est vrai que le terme, média, est un anglicisme adopté dans la seconde moitié du xxe siècle, issu de l’expression mass media utilisée pour désigner tout support de diffusion massive de l’information, il trouve également son origine dans le substantif latin medium qui signifie le milieu, l’intermédiaire, le moyen. La racine de ce substantif a donné naissance au nom de médiateur ; celui qui sert d’intermédiaire. Or, le reporter n’est autre que celui qui sert d’intermédiaire entre l’inconnu et le connu, qui permet la communication, la mise en relation des faits et des personnes au moyen du média. Lousteau constitue la médiation concrète entre le dehors et le dedans, l’ici et le là-bas, l’avant et l’après.

À l’interconnexion des deux sphères, provinciale et parisienne, Lousteau est le point d’affrontement de deux mentalités. Ses origines provinciales légitiment son statut de traducteur. Il est capable d’évoluer d’une langue à l’autre et de la rendre intelligible pour celui qui ne la connaît pas. Le verbe « traduire » est issu du verbe latin, traduco ou transduco composé du préfixe trans- qui implique la traversée, et du radical duco, conduire. Le traducteur est celui qui fait passer au-delà de l’incompréhension. Unique journaliste voyageur en province, Lousteau transforment les soirées au coin du feu du domaine de La Baudraye en leçons sur les usages littéraires en vigueur à Paris. À l’occasion de la lecture d’Olympia ou les Vengeances romaines à l’assemblée berrichonne, Lousteau s’efforce d’éclairer le public sur les mutations de la littérature qui se fait, est-il nécessaire de le souligner, à Paris :

La littérature de cette époque […] se contentait alors, suivant l’expression de la Revue des Deux Mondes, d’une assez pure esquisse et du contour bien net de toutes les figures à l’antique […] Aujourd’hui, reprit Lousteau, les romanciers dessinent des caractères ; et au lieu du contour net, il vous dévoilent le cœur humain, ils vous intéressent soit à Toinette, soit à Lubin.[8]

Traducteur, il est aussi observateur, et s’étonne des mœurs provinciales. Lorsque, lors d’une partie de chasse, certains hommes présents justifient l’absence de M. de Clagny par la liaison supposée qu’il entretiendrait avec Dinah, Lousteau, témoin de la rumeur en gestation intervient : « Je ne comprends pas comment vous vous occupez autant les uns des autres, vous perdez votre temps à des riens. [...] Mais quel intérêt avez-vous à cela.[9] » Intrigué par ces manières, Lousteau entreprend de mettre à l’épreuve les doutes entretenus sur la relation entre de Clagny et Dinah et de vérifier la théorie des Provinciaux qui veut que la femme supérieure de province qui s’ennuie mortellement ait forcément des égards pour le jeune homme qui cherche à deviner ses secrets : « Cela s’appelle ici des égards, dit le journaliste en souriant.[10]» Le piège qu’il tend aux amants supposés doit mettre à l’épreuve, d’une part, les mythes provinciaux et, d’autre part, les a priori sur le type de la femme de province ainsi qu’elle est perçue depuis Paris et ainsi décrite dans La Femme de province. Le reporter en province y trouverait un sujet de reportage à rapporter aux Parisiens infirmant ou confirmant les idées préconçues sur la Province et rendant accessible le fonctionnement de cet espace si proche physiquement mais si différent dans sa mentalité.

L’exercice est périlleux, cependant. En effet, Lousteau arrive à Sancerre avec l’étiquette de journaliste mais non pas en journaliste. C’est-à-dire que la curiosité qui le pousse à expérimenter les limites de Dinah ainsi que les us et coutumes de cette province n’est pas vraiment professionnelle mais personnelle. Dès lors, sera-t-il mener achever le reportage dans le respect du primat de l’objectivité ? En d’autres termes, si fier d’être accueilli en homme supérieur saura-t-il faire preuve de suffisamment d’humilité pour étudier la Province avec professionnalisme et non avec parisianisme ?

Le reportage manqué

Dans son ouvrage, intitulé Sociologie du journalisme, Erik Neveu souligne la spécificité du discours journalistique. La première tendance :

tient à la revendication de la soumission aux faits. Si l’écriture de presse peut interpréter, prendre position sur l’événement, elle se donne avant tout comme son miroir. La seconde tient à l’importance d’une dimension pédagogique. Si la connaissance réelle des publics par les journalistes est souvent floue, leur pratique n’en intègre pas moins une anticipation sur la réception qui se traduit par une écriture assujettie à des principes de clarté, d’explication, d’adaptation du vocabulaire aux capacités présumées du public. Enfin, l’écriture de presse est marquée par l’importance de ce que les linguistes nomment la fonction phatique soit un ensemble de dispositifs visant à entretenir le contact.[11]

Telle est la théorie formulée par Erik Neveu, qu’en est-il de la pratique lousteauienne ?

Quand Lousteau arrive, accompagné de Bianchon, pour passer quelques semaines à Sancerre, il n’est pas psychologiquement enclin à aller à la découverte de l’autre. Le voyage en lui-même n’est pas pour Lousteau un sacerdoce, un désir à combler, mais un pis-aller auquel il a dû se soumettre par intérêt. Son parisianisme, de même que son aversion pour son origine provinciale sont trop importants pour être réprimés à son arrivée. Plongé dans un tel état d’esprit, il apparaît par conséquent difficile de respecter la déontologie journalistique. Chacun de ses pas, chacune de ses rencontres débordent de l’animosité, des a priori de celui qui croit déjà tout connaître. En voyant la soi-disant « femme supérieure », Dinah, mise en artiste, les deux Parisiens échangent des regards entendus. Bien qu’elle leur tienne un premier discours plein de sagesse et de raison sur le malheur des femmes de province, Lousteau ne semble avoir rien entendu de la détresse de cette femme, ni rien appris du caractère de Dinah qui se dessine déjà, et s’entête à la déconsidérer. L’ironie et la moquerie couvent. Chaque observation de la vie de province par Lousteau prête à rire. Ni l’objectivité, ni la volonté de comprendre ne sont au rendez-vous. Ainsi, lorsqu’il met à l’épreuve la fidélité de Dinah à son mari, il est permis de s’interroger sur l’origine de ce désir de mettre à nu la vérité. Personnage à l’ego démesuré, ce n’est pas par curiosité professionnelle, ni même dans la perspective de rompre l’ennui qu’il engage ce processus de dévoilement, c’est uniquement par ambition. Conscient de sa renommée auprès de son hôtesse, il s’apprête à tester les limites de l’admiration qu’il suscite aux dépens de l’honneur de Dinah. En effet, après avoir raconté à Dinah et M.de Clagny trois histoires effroyables de femmes adultères punies par leurs maris dans le but de déceler un signe de panique dans le comportement de son hôtesse, et après être contraint de constater l’innocence de celle-ci, Lousteau, insatisfait d’avoir eu tort, décide de séduire à son tour Dinah. À mesure que la démarche de séduction de Lousteau évolue, il la pousse au crime. Il provoque l’adultère par la mystification, et avant de rentrer à Paris peut se targuer d’avoir confirmer l’a priori formulé dans la monographie de La femme de province : « elle a choisi quelque supériorité qui passe, un homme égaré par hasard en province, elle en [a] fait quelque chose de plus qu’un sentiment, elle y [a] trouvé un travail, elle est occupée ![12] »

« Parler ! se faire écouter, n’est-ce pas séduire ?[13]», lit-on dans L’Illustre Gaudissart. Sous la séduction de la femme, c’est la séduction de la Province par le Parisien qui se dessine. Aux soirées du château d’Anzy, Lousteau, conscient de son pouvoir sur l’audience, saisit l’occasion de la lecture d’Olympia ou les Vengeances romaines pour « mystifier les Sancerrois.[14] » Le jeu malsain qu’il entreprend afin d’asseoir sa domination, consiste à surjouer le rôle de journaliste parisien savant qu’on attend de lui. C’est par l’utilisation de la rhétorique journalistique outrée à l’excès que Lousteau d’une part assoit son charisme, et d’autre part humilie l’audience du château d’Anzy qui adhère à ce jeu de dupes. Ainsi, devant déchiffrer et reconstituer le feuilleton mal imprimé d’Olympia éparpillé de part la maculature, Lousteau prétexte la dimension pédagogique, exacerbant le souci de clarté, d’explication et d’adaptation au vocabulaire, et provoque des scènes d’humiliation où les Provinciaux sont considérés comme des enfants : « Elle [une page] est signée IV, J, 2eédition. Mesdames, le IV indique le quatrième volume. Le J, dixième lettre de l’alphabet, la dixième feuille. Il me paraît dès lors prouvé que ce roman en quatre volumes in-12 a joui d’un grand succès, puisqu’il aurait eu deux éditions. Lisons et déchiffrons cette énigme ?[15] » Lousteau progresse par balbutiements. Il s’abaisse au niveau des Provinciaux en utilisant la première personne du pluriel, anticipe leurs attentes et cherche à s’adapter à leurs intérêts : « En style typographique, le côté de seconde, ou, pour vous le mieux faire comprendre, tenez, le revers qui aurait dû être imprimé, […] appartient à la classe des feuilles dites de mise en train. Comme il serait horriblement long de vous apprendre en quoi consistent les dérèglements d’une feuille de mise en train, […].[16] » Enfin, la mise en œuvre des procédés essentiels à l’orateur pour tenir l’audience attentive, ou la fonction phatique du discours, donne lieu, encore une fois, à une scène de performance du personnage Lousteau en brillant orateur. Pour cela, il ponctue les lectures des pages d’exclamations : « Peste ! », « Malepeste ! je ne vois plus Rinaldo, s’écria Lousteau. Mais quels progrès dans la compréhension un homme littéraire ne fera-t-il pas à cheval sur cette page ?[17] » Il ne cesse de s’écrier, de s’exclamer, il rend son discours vivant, fulgurant, s’interroge à haute voix et questionne l’audience. Dans ses élans d’éloquence pour capter l’attention, il cherche à rendre visible, autant qu’à se rendre visible. A l’issue de l’épisode, les Sancerrois se lancent des regards d’interrogation, immédiatement réprimés par des hochements de tête à l’égard du Parisien pour masquer leur ignorance. Lousteau est ravi de ce passage à Sancerre qui lui a permis de démontrer aux Provinciaux, ce dont il était déjà convaincu, c’est-à-dire leur inintérêt et leur ingénuité. Le jeu de mystification l’aura du moins diverti.

A son retour à Paris, le journaliste ne rapporte rien, aucune expérience. Si, comme le dit Emerson, le réel bénéfice du voyage est de donner « droit à ces élargissements, et, une fois ces frontières franchies, nous ne redeviendrons jamais les misérables pédants que nous étions », le reportage est manqué. L’échec palpable se matérialise par cette frontière d’obscurantisme entre les deux sphères qui demeure, chez le journaliste, inchangée, voire renforcée.

Le reportage du journaliste écrivain Balzac

La sentence du reportage manqué semble tomber sans appel. Lousteau a refusé de laisser au voyage une partie de son intégrité. La fatuité de son statut de journaliste et de reporter éclate au grand jour dans cette incapacité à saisir l’expérience et à en témoigner. Confronté à tant de mauvaise volonté, le lecteur en oublierait presque qu’Etienne Lousteau est un personnage de roman balzacien. Désormais, l’auteur, Balzac lui-même, prendra les rênes du voyage, et depuis son statut d’écrivain s’efforcera de faire dévier le reportage de sa piteuse trajectoire lousteauienne. En effet, supposé être un moyen de découverte pour les personnages et les lecteurs, le journaliste est également un moyen, un outil de compréhension de la société française au début du xixe siècle. Avec lui, c’est la force du parisianisme et la tension inébranlable qui sépare les deux France où tout n’est qu’un jeu de domination par la mystification qui est mise en exergue. En d’autres termes, Lousteau est le témoignage du mépris par la sphère de la presse parisienne de la province, le témoin instantané d’un des nombreux reportages qui constituent La Comédie humaine. Réceptacle du rythme parisien et de son machiavélisme, reproducteur de ses mœurs lors de son voyage à Sancerre, il se fait inconsciemment la caisse de résonance de ce blocage. Le journaliste est trop impliqué dans le monde qu’il est censé observer et rendre compte qu’il n’est plus en mesure d’y distinguer quoi que ce soit avec recul et raison. Balzac exploite cette myopie visuelle, obstacle du reportage, en adoptant une distance critique matérialisée par la mise en place d’un narrateur omniscient. Cette seconde vue distancée sur le personnage souligne subrepticement la partialité de Lousteau. Le jeu malsain qu’il entreprend est mis à nu par les indications du narrateur qui accompagne le déroulement du voyage en province.

La scène de lecture d’Olympia prend une tout autre dimension pour le lecteur, de même que l’ensemble du séjour. Si Lousteau ne se contente pas de la place de témoin objectif et se laisse engloutir par la vanité de devenir acteur, condamnant l’échec du reportage, Balzac dépasse la contradiction. La supériorité de l’auteur sur le reporter est d’être en mesure de provoquer l’écriture d’un journalisme d’expérience capable d’exprimer la densité de la situation. Lousteau propose une vision : il est une restitution de l’événement forte d’émotions. Balzac en propose une autre simultanément : il se fait témoin indépendant du témoin acteur. Ainsi, le personnage du parisien en province devient révélateur de ce « sens caché » que s’efforce de mettre en lumière Balzac dans son projet de compréhension de sa société.

La Muse du département est un ouvrage de La Comédie humaine qui vient prendre sa place parmi les Scènes de la vie de province, de telle sorte que le lecteur parisien aussi frappé soit-il par le parisianisme ambiant est peut-être sans s’en rendre compte en train de commettre un péché de provincialisme. Le voyage en province est livresque. Le reportage s’accomplit au fur et à mesure que l’esthétique romanesque dévoile dans leur absurdité, par la minutie du détail, les arcanes des a priori , de la mystification de Paris sur la France. L’issue des deux romans formant le diptyque des « Parisiens en province », La Muse du département et L’Illustre Gaudissart, se distingue par un renversement du rapport de force établi, des idées reçues. Lousteau comme Gaudissart, venus en province pour flouer ses habitants, sont pris à leur propre jeu, et mystifiés à leur tour. Dinah, en suivant un Lousteau exécrable à Paris, prend conscience de son inconsistance, et parallèlement adopte l’assurance nécessaire pour s’arracher au carcan provincial et s’épanouir en vraie parisienne, accroissant davantage l’écart de moralité qui la sépare de Lousteau. Attrapeur attrapé, c’est Lousteau, le parisianisme, qui subit dans ce reportage la dissection de l’observateur.

Le reportage doit surprendre, nous arracher au quotidien, nous propulser vers l’inconnu. Un voyage vers l’ailleurs, un nouvel ici, qui devrait permettre essentiellement d’apprendre à mieux nous connaître maintenant. Bien que le peu de kilomètres qui séparent Paris de Sancerre rendent ce voyage peu attrayant, Balzac en a réalisé un reportage du Parisien en province respectant les attentes du genre. Comme un reportage télévisuel, la comédie humaine se joue sous nos yeux de lecteurs du xxie siècle, en France et dans le monde, outre passant les frontières géographiques et temporelles de l’actualité. Le reportage romanesque a cette capacité exceptionnelle de pouvoir rendre aux événements la densité de l’expérience par le témoignage simultané du personnage mis à l’épreuve. À celle-ci s’ajoute de surcroît la faculté de parvenir à « la synthèse par l’analyse, de dépeindre et de rassembler les éléments de [la] vie, de poser des thèmes et de les prouver tous ensemble de tracer enfin l’immense physionomie d’un siècle en en peignant les principaux personnages.[18] » Balzac pallie les défaillances de la myopie du journaliste qui touche autant le regard de celui-ci sur la société que sur lui-même, et l’empêche de remplir sa fonction. Or cette fonction est primordiale pour la progression de la société. Par l’analyse et la réflexion, Balzac devient hypermétrope, plus contemporain que ses concitoyens. Barbéris nous dit que « l’Histoire exige qu’on réfléchisse à sa signification. Pourquoi les événements se produisent-ils ? » Cette question, que se pose Balzac en rédigeant La Comédie humaine, est celle que se pose l’historien du présent, le reporter qui part s’enquérir de l’information, les mieux à même de dire et révéler leur époque à elle-même, de lui donner corps et force de progresser.

Loren Baux

Notes de pied de page

  1. ^ Nicole Mozet, La ville de province dans l’œuvre de Balzac, Genève, éd. Slatkine Reprints, 1998, p.285.
  2. ^ La Muse du département, t.iv p. 652, citation parue dans un premier temps dans La femme de province publiée en 1841.
  3. ^ Monographie de la presse parisienne, Mille et une nuits, 2003.
  4. ^ MD, p.733 : « Le Sancerrois appartenait, par sa facilité, par son insouciance, si vous voulez, à ce groupe d’écrivains appelés du nom de faiseurs ou hommes de métier. […] Lorsqu’il ne peut plus ou qu’il ne veut plus rien être, un écrivain se fait faiseur. »
  5. ^ IP,t.v p.372
  6. ^ Ibid., p.361
  7. ^ Ibid., p.665
  8. ^ MD, p.714
  9. ^ Ibid., p.676
  10. ^ Ibid.
  11. ^ Erik Neveu, Sociologie du journalisme, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2004, p.64
  12. ^ MD, Gallimard, folio classique, La Femme de province, p.306
  13. ^ L’Illustre Gaudissart, t.iv, p.563
  14. ^ Ibid., p.704
  15. ^ Ibid., p.709
  16. ^ Ibid., p. 708
  17. ^ MD, p.705
  18. ^ CH, t.ii, p.263

Référence électronique

Loren BAUX, « BALZAC ET LE REPORTAGE EN PROVINCE », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Août 2006, mis en ligne le 24/07/2018, URL : https://www.crlv.org/articles/balzac-reportage-en-province