ÉCHOS DE LA FUREUR DES VOYAGES

Échos de la fureur des voyages
Enquête sur l’art du jugement dans la presse périodique (1750-1789)

image002.jpg
(les citations empruntées au livre sont suivies entre parenthèses du numéro de page)

 

Les éditions Honoré Champion viennent de publier dans la collection « L’atelier du voyage », dirigée par Jean-Michel Racault et Frank Lestringant, La fureur des voyages sous titrée Les récits de voyage dans la presse périodique (1750-1789). Il s’agit, sous une forme remaniée, de la thèse de Yasmine Marcil, maître de conférence en histoire, spécialiste des voyages et de la presse. Cette conjonction est l’un des atouts de ce livre qui propose sur le voyage à l’époque classique un regard original.

Ce n’est plus tant la pratique du voyage ni même son récit qui sont interrogés mais l’acte de lecture. Le livre renseigne ainsi dans sa première partie – « L’engouement pour les récits de voyage » – sur les goûts de cette période prérévolutionnaire en matière de littérature de voyage, procurant quelques statistiques sur les choix des bibliothèques privées, des cabinets de lecture et bien sûr de la presse dont les titres emblématiques sont Le Journal encyclopédique, L’Année littéraire, Le Journal des savants, le Mercure de France ainsi que le quotidien le Journal de Paris.

C’est, en effet, à l’exercice du compte rendu que l’auteur consacre les deuxième et troisième parties de son livre – « Les règles d’écriture du compte rendu » et « Les récits de voyage scientifique » – accordant donc toute son attention à l’acte particulier de la lecture critique, une lecture sélective, normative et prescriptive qui s’impose du seul fait de l’explosion des publications. « L’objet de ce livre est d’évaluer le rôle de médiateur que jouent les journalistes littéraires entre auteurs et publics, à partir de l’étude des règles d’écriture de leurs articles » (14). L’intérêt de cette enquête est qu’elle « se propose d’étudier le journal en tant que tel, c’est-à-dire comme un moyen de communication plutôt que comme une des sources permettant de connaître la société du XVIIIe siècle » (14). Cette précision et cette restriction l’ancrent davantage encore dans une perspective historique dont Yasmine Marcil donne la filiation :

L’étude de la presse périodique comme instance médiatrice s’inscrit au sein de questionnements sur la culture de l’imprimé, et plus particulièrement ceux concernant l’appropriation des textes par les lecteurs. Dans les perspectives ouvertes par M. de Certeau dans l’Invention du quotidien et réélaborées par R. Chartier dans une réflexion prenant aussi en compte la matérialité des textes, cet ouvrage porte sur la construction de la signification d’un texte se déployant à travers les lectures multiples des journalistes. (20)

Cet acte de lecture critique, ou, pour rendre plus fidèlement le choix chronologique du livre, cette émergence d’une critique littéraire, depuis le simple compte rendu descriptif jusqu’à une prise de position plus interprétative voire polémique, est étudiée dans ses aspects poétiques et sociaux. Comme dans le chapitre six – « Evaluer un récit de voyage » – où l’auteur étudie les critères de la crédibilité du récit parmi lesquels les bonnes conditions de voyage et de séjour, les qualités requises pour être un bon voyageur, l’organisation et le style du récit. Si la véracité et l’utilité des informations sont communément exigées – « le XVIIIe siècle continue globalement à envisager le récit sous l’angle de son apport en connaissances tout en opérant un déplacement, que souligne D. Roche, « d’une culture de la curiosité à une culture savante et civique » » (29) – le style apparaît de plus en plus comme un point controversé. La règle de simplicité et de clarté, reprise aux revendications des voyageurs eux-mêmes, est de plus en plus contestée à la fin du siècle par l’accent mis sur la sensibilité du voyageur.

Depuis Maximilien Misson et son Nouveau Voyage en Italie (1691), Joseph Addison et ses Remarks upon several Parts of Italy (1705), jusqu’à Goethe et Sterne pour les littératures allemandes et anglaises contemporaines, Yasmine Marcil retrace finalement la littérarisation du récit de voyage et sa mise en débat. Si au début du siècle :

Il lui [Joseph Addison] est en quelque sorte fait grief d’avoir violé la conception dominante du récit de voyage qui ne laisse place ni au narrateur et à ses impressions esthétiques ou philosophiques, ni à la trame des petits événements qui émaillent un voyage (30) ;

Le débat se poursuit en France à la fin du siècle avec la publication des Lettres sur l’Italie de Dupaty (1785). Son éditeur le résume d’un mot ou d’une préposition, afin sans doute d’anticiper la critique des périodiques qui pensent encore la relation comme un outil de connaissance du monde, un ouvrage utile, plus proche du document que de la littérature : « Ceci, indique-t-il, n’est pas un voyage d’Italie, mais un voyage en Italie » (242). La correction adversative semble vouloir substituer à l’exhaustivité des informations la description des sentiments.

Mais il est une figure qui fait la quasi-unanimité, celle du voyageur philosophe auquel il est accordé une plus grande mansuétude pour les libertés de style :

Ainsi à la différence du voyageur ordinaire à qui l’on demande de rapporter des observations exactes afin qu’elles puissent servir aux savants et aux écrivains, le voyageur philosophe se caractérise par sa capacité à analyser lui-même les faits et les lieux observés. (225)

Si le style excessif et la trop grande proximité avec le journal intime sont parmi les défauts relevés par la presse, elle doit elle-même – ironie de l’histoire ou autre signe de cette évolution du style – se plier à la demande du lecteur d’une critique plus personnelle, argumentée et érudite ; ce qui aboutit dans les années 1780 à la signature des articles dans Mercure de France. La mise en évidence de ce commun éloge de la capacité à analyser les faits ou les écrits permet à Yasmine Marcil de proposer une conclusion historique à la possible dimension politique :

Cette orientation de la presse périodique vers l’exercice d’une critique publique témoigne des vifs débats qui se développent dans la France des années 1780 aussi bien que dans les salons que dans les cafés, les musées ou encore les cabinets de lecture. De l’ensemble de ces lieux émerge une forte capacité critique, qui est perçue, selon R. Koselleck, comme « l’art de l’appréciation compétente ». (417)

Que cette fureur critique se nourrisse des voyages, s’explique peut-être, pour paraphraser le Mercure de France, en ce qu’ils « servent à perfectionner l’étude de l’esprit humain, autant qu’à diminuer les erreurs & les maux politiques qui nous accablent » (221)

Jean-François Guennoc

L’auteur

Yasmine Marcil est maître de conférences en histoire à la Sorbonne Nouvelle. Elle est spécialiste de l’histoire des voyages et de la presse périodique de la seconde moitié du XVIIIe siècle.

Quatrième de couverture

L’accroissement du nombre de récits de voyage et l’engouement pour ce genre dans la seconde moitié du siècle des Lumières ont trouvé un écho dans la presse périodique. Cette dernière a eu une part active dans la publication des livres nouvellement parus et dans la circulation des savoirs. Au travers de leurs annonces d’ouvrages, les journalistes sont conduits à guider leurs lecteurs, à stimuler leurs désirs de lecture, et par là même à orienter la lecture des livres. Ils jouent un rôle de médiateur entre auteur et public qui est ici étudié par l’analyser des règles d’écriture des commentaires. Ce livre porte sur la façon dont les journalistes rendent compte des récits de Dupaty en Italie et de Savary en Egypte ainsi que sur les relations de voyage scientifique qui soulèvent de manière particulièrement aiguë la question de la validation des faits et des résultats rapportés par les voyageurs. Les périodiques littéraires contribuent à la construction d’un savoir scientifique au moment où il n’est plus seulement réservé au monde des savants. Au fil de leurs articles, les journalistes s’orientent progressivement vers l’exercice d’une critique autonome.

Lien de l’éditeur

http://www.honorechampion.com/cgi/run?wwfrset+3+121627043+1+2+cccdegts1+21445785

Référence électronique

Jean-François GUENNOC, « ÉCHOS DE LA FUREUR DES VOYAGES », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Mars 2007, mis en ligne le 26/07/2018, URL : https://www.crlv.org/articles/echos-fureur-voyages