FRAGMENTS MÉMORABLES DE LA GRANDE GRÈCE

FRAGMENTS MÉMORABLES DE LA GRANDE GRÈCE
Notes de voyage comparées : Renan/Flaubert

 

Corpus considéré :

  • Ernest Renan, Voyage en Italie suivi de Voyage en Norvège (1849), Paris, Arléa, 1999, p. 62-69.
  • Gustave Flaubert, Voyage en Orient (pour Naples : février-mars 1851), Arléa, 1998, p. 603-638.

 

Avant eux, Nerval notait "tout [le] voyage" qu'était "une course à Pompéi"[1] en partant de Naples, avant le chemin de fer précise-t-il cependant. La Campanie, c'était déjà la conclusion d'un Grand Tour qui s'achevait, pour l'Italie, aux abords de Paestum – tant pis pour la moins spectaculairement antique cité de Velia, autre colonie hellène. Au nord de l'ancienne école des Éléates, les relativement récentes découvertes de Pompéi ou Herculanum attiraient les jeunes gens cultivés et curieux, davantage peut-être que les plus austères Misène ou Pouzzoles, à l'ouest de Naples cette fois, et proches de Cumes comme du lac Averno, entrée des Enfers selon Virgile[2]. Au reste, le golfe de Naples constituait déjà un véritable "paradigme touristique"[3] de la fin de la République romaine jusqu'au Bas-Empire, entre thermalisme reconnu et mondanité volontiers brocardée par Horace ou Sénèque.

Si l'Orient point à Venise, la Grèce affleure dès ici : au VIIème siècle, l'île d'Ischia est nommée Pithekoussai par les marchands grecs qui y abordent, avant de fonder plus fermement une colonie territoriale à Cumes (Kumè). Un siècle plus tard, des Grecs de Sybaris édifient la cité de Poseïdonia, plus connue sous le nom latin de Paestum. C'est donc une double antiquité qui fait l'aura des lieux, lointain(s) historique(s) par ailleurs nuancé d'un exotisme plus géographique, c'est-à-dire plus actuellement européen : l'Italie – "université" d'été pour un Goethe, par exemple.

Lorsque le jeune Renan (26 ans) s'y rend début 1849, c'est dans le cadre d'une mission de l'Institut, huit mois qui seront aussi un tournant dans la formation de sa pensée, un premier vrai voyage, dans un pays où il reviendra d'ailleurs souvent ; Flaubert, à peine plus âgé en février-mars 1851 (29 ans), séjourne à Naples avec son ami Du Camp, avant de retrouver sa mère à Rome. Chacun semble progressivement touché par une certaine gravité de la Magna Graecia, alors même que l'agitation napolitaine, durable lieu commun, brusque d'abord le futur historien du christianisme, tandis qu'elle séduit, par l'hospitalité de ses engageantes "demoiselles"[4], l'auteur de Novembre (1842), mais aussi de la première version de La Tentation de saint Antoine (1849). Les écrits de voyage ici considérés, relèvent sans doute davantage de la res literaria que de l'œuvre panthéonisée ou seulement considérable comme classique. Les deux textes, fort dissemblables, sinon quant aux lieux et choses vues, relèvent de la prise de notes pour mémoire, en même temps qu'ils témoignent d'un travail de mise en mots vraisemblablement pas destiné à une publication initialement concertée. Ce que l'œil a vu et l'esprit ressenti, présent animé et passé parcouru au fil des sites ruinés ou des figures retrouvées et placées au musée, se voit archivé, ordonné et commenté. Entre italienne réalité et antique plastique, deux regards considèrent et théorisent le reste monumental, les signes de ce que le temps a fait passer et la vie des autres alentour. Et ce regard se montre in progress chez Renan notamment : moins de dix maigres pages de notes font passer l'ancien séminariste de considérations révulsées, ironiques, fascinées pourquoi pas, sur la foi rude et populaire à de quasi révélations, entre le sentiment de comprendre les Anciens et une certaine angoisse civilisationnelle. Flaubert, systématique, froid parfois, archi-note ce qu'il voit, décrivant, chiffrant, fichant à bien des égards. Frappant pourtant de voir les lieux communs aux deux voyageurs – autant que la singularité de leurs observations et considérations.

Il s'agit dès lors moins de comparer arbitrairement deux personnalités itinérantes, écrivains en devenir, que d'observer la propension des notes de voyage à vouloir-pouvoir (re)créer un univers intimisé de choses vues, entre le constat objectivement consigné et l'impression plus ou moins fugitivement tenue pour vraie. Fragment jugé nécessaire, la note peut relever d'un ponctuel et méthodique memento comme témoigner d'une brutale vision exigeant trace écrite. Ecriture privée, ces "mémorables" enregistrent et collectionnent des passages d'étapes, par définition insaisissables, mais aussi des realia, images et objets de temps éloignés tandis qu'approchés dans l'ici-maintenant du voyage, largement investis, surtout, par la rumeur, et par la rêverie.

Les rues de Naples

Leur brouhaha se voit mentionné par la plupart des voyageurs, jusqu'au XXIème siècle commençant. Le musée est-il le seul espace silencieux qu'il en renforce a contrario le tumulte environnant. Ville vivante, Naples accueille et bouscule le flâneur.

Ville de "sensation pure"[5] pour Renan, l'ancienne Neapolis semble invisible, introuvable. Ici, et comme hier, l'on "joui[t]", mais l'on ne pense ni ne crée – telles sont les premières impressions et observations du sévère Renan qui sent l'éloignement de Florence et de Rome. Si ce paysage urbain relève de la "nature"[6], c'est l'homme qui en semble absent, en tant qu'il serait porteur de mœurs, de créativité symbolique. La religion, indéniablement présente, n'offre que le visage d'une dévotion rugueuse, plutôt superstitieuse : l'on quête le miracle et l'on s'en prend à la statue même de saint Janvier (san Gennaro) s'il se montre impuissant. "Le saint, à Naples, n'est plus statue, il est saint"[7] : manière de désigner une persistante idolâtrie ? Ce peuple napolitain, qui n'aurait alors guère vieilli, vit "heureux", mais loin des hauts desseins de la civilisation, qui tend à une intelligence avec le temps plus parfaite.

Le quartier espagnol ("Tolède"[8]), animé, invite à la pause, pour goûter au pur présent d'une "glace dans un café" ou des jeux d'approche réciproque auprès des "marchandes de violettes"[9]. Cela n'empêche pas Flaubert, plusieurs jours après il est vrai (pas loin de deux semaines, peut-on déduire des datations), d'aller voir le Pausilippe ou la villa de Lucullus, passée sous silence par Renan, peut-être parce qu'elle est surtout devenue le château de l'œuf (Castel dell'Ovo). La vie nocturne fait s'alterner dîners et théâtre, comme le jour fait croiser des ruffians et nombre de promenades, les yeux ouverts sur tout ce que la ville permet, offrandes aux sens, couleurs et goûts. Et pourtant, à l'entrée de la ville, il pleuvait… comme à Paris[10]. Ailleurs, dans une lettre au style traditionnellement ambigu à sa mère, Flaubert dira ne pas avoir encore vraiment "joui [des] beautés" d'un "séjour délicieux"[11].

Visite(s) au musée

Pas encore musée national, nouveau nom hérité de l'unité de 1860, le musée Borbonico pourrait être le lieu crucial de la ville tant on le voit mentionner par ceux qui séjournent à Naples. Dans le "premier film moderne" (Jacques Rivette) qu'est le Voyage en Italie de Rossellini (1955), Ingrid Bergman, un siècle après Renan ou Flaubert, ira encore y découvrir, initiation-désillusion, le manque d'ascétisme pourtant accordé aux statues antiques par un poète moins inspiré qu'elle espérait pouvoir le croire.

Sans doute faut-il garder à l'esprit les circonstances peu favorables des visites de Renan à Naples (pendant vingt jours, tout lui est fermé – Noël est proche) pour expliquer la sécheresse du presque-rien, l'unique et malhabile (?) remarque accordée au musée :

"Apollonius de Tyane, buste, cou court, cheveux sur le cou comme un abbé, vrai théurge"[12].

Démasqué, le Christ païen, ni moraliste ni réformateur : l'on sent presque un ambigu règlement de comptes, ou du moins une critique à coup sûr plus qu'esthétique. Dans l'esprit, semble-t-il, l'on n'est pas si loin de l'Histoire des origines du christianisme à venir.

Ailleurs, Renan verra des peintures de Pompéi à travers un prisme chrétien peut-être moins attendu, comme la "pudeur chrétienne"  d'une vestale, ou ces "prêtres qu'on prendrait pour des évêques". Le fugitif iconographe regarde d'un drôle d'œil les images des Anciens. A la page suivante, le temple d'Isis à Pompéi lui fera "bien comprendre le temple antique"[13] : c'est sur site, et pas du tout au musée, que le jeune historien saisira mieux cet "éclair" que serait "l'image vraie du passé" selon Walter Benjamin[14].

Que les visites au musée aient été fréquentes et répétées, trois semaines environ, la masse des commentaires descriptifs autant que subjectifs en témoigne. Encore sait-on depuis peu qu'un quart encore des notes reste inédit, ainsi qu'une vingtaine de dessins originaux jamais reproduits[15]. Écrivant à sa mère, Flaubert indique rester au "superbe (…) Musée des Antiques"[16] de 9H00 (10h00) à 15H00 chaque jour : "le soir se passe à mettre [les] notes au net". La précision incite à la comparaison, voire à la théorisation : de petits bronzes permettent une étude systématique des "systèmes d'éclairage"[17], et l'on sonde un buste de Platon, vainement en quête de "la sérénité, cachet du divin antique"[18]. A force de voir et regarder, l'on se sent savoir. L'approximation ("sorte de") côtoie sans gêne le vocabulaire semi-spécialisé ("bas-relief mithriatique", "madrépores"…), et l'on s'aide du "catalogue"[19], quitte à le railler d'ailleurs pour ses interprétations cavalières. Le ton reconnaissable de Flaubert en sa Correspondance se reconnaît aussi dans les jugements à l'emporte-pièce : plusieurs bustes, par la suite précisément décrits, se voient d'abord gratifiés d'une notation globale on ne peut plus sèche, "vilain", "médiocre"et "meilleur"[20]. Reste qu'une base documentaire s'avère solidement établie, éventuellement utilisable plus tard : une nativité de Dürer, vue dans ce même musée, semble bien avoir innervé un texte écrit plus de vingt ans après le voyage à Naples[21]. Il semble bien aussi que voir et entendre les voyageurs de passage au musée permette à Flaubert d'enrichir la rubrique cuistrerie de son Dictionnaire des idées reçues (allusions dans les lettres du 10 février et du 9 mars).

Paysages

Maxime Du Camp a certes tiré des clichés de l'excursion en Égypte (1849-1850), mais le temps est évidemment encore loin où l'on photographie ou filme aisément et massivement en / son voyage : de l'importance de la prise de notes, abondante s'il le faut, proportionnelle peut-être à l'intérêt trouvé. Encore qu'il faille probablement nuancer : non seulement la correspondance fait concurrence à la prise de notes, lorsqu'elle n'en est pas une redondance partielle, mais une vue se décrit-elle, un paysage aussi remarquable et célèbre que le golfe de Naples s'évoque-t-il aisément carnet à la main, in situ ou le soir à la lumière rétrospective de la chambre d'hôte ?

Une rude nature, travaillée par les Anciens, telle serait la violente impression de Renan près de Misène, en un temps hivernal il est vrai. C'est avec une possible surprise que l'on lit une abrupte notation dépourvue même de verbe, comme accablée : "Tous les bords de Baïa tourmentés, bouleversés"[22]. Loin du cliché antique et moderne, le lieu n'est finalement et malgré tout que "nature", pure et radicale : sans versant "moral", elle ne parvient pas à refléter l'homme et la culture[23]. C'est l'humeur romantique de l'historien qui s'exprime ici, et Renan le sait, qui l'écrit à  sa sœur à peine arrivé au Mont Cassin : "une belle âme, une œuvre élevée, me parlent plus que des horizons colorés de mille nuances, que des rivages délicieux, que des îles qui semblent dormir sur les mers"[24]. La lettre, privée mais adressée, complète, explicite ou nuance les notes intimes. D'autre part, Renan semble évoluer assez vite au fil des espaces découverts, frappé par le lac Averno qui lui "fait comprendre les idées des Anciens sur l'autre vie"[25], ou les temples de Paestum, richesse sacrée monumentale d'un village, alors même que rien d'équivalent ne se voit dans "nos grandes villes"[26].

Flaubert l'avoue à Camille Rogier[27], il ne sort guère du musée que pour les spectacles du soir ou la fréquentation assidue d' "établissements" très urbains. L'arrivée à Naples sous la pluie fait regretter le "soleil" de l'Orient[28], mais n'empêche pas les promenades à la Chiaia (22, 23 février au moins) ou au Pausilippe. Là, le "vert pâle" des roseaux, la terre volcanique "rou[sse]" fait bien éclore la blancheur des maisons, deux fois notée un 27 février sans soleil encore[29]. Pour le flâneur, pour le randonneur, le paysage, c'est aussi le petit détail vrai qui retient l'attention, "guirlandes d'écorces d'oranges qu sèchent au soleil (absent)" ou une femme chez elle qui boit "la tête renversée, dans une bouteille de gros verre de forme pirale". C'est encore le mot étranger, qu'on se plaît manifestement à mentionner : le corricolo qui habille des femmes "pleines de couleur" – souvenir livresque (Dumas) recherché-confirmé sur place ? L'excursion sur le Vésuve, si elle a vraiment eu lieu, ne fera l'objet d'aucune description, note ou lettre : les grands espaces se soumettent moins peut-être aux exigences exiguës de l'écriture minimale du carnet de voyage.

Le temple d'Isis à Pompéi

Sa discrétion topographique n'accentue que son mystère souvent célébré au fil de nouvelles romantiques plus ou moins fantastiques. Le remarquable état de conservation du discret édifice n'est pas pour rien dans l'impression qu'il suscite : le "petit temple d'Isis"[30] est largement et exactement décrit par Nerval dans le troisième chapitre d' "Isis", trace monumentale d'un culte qui ne peut que fasciner le lecteur d'Apulée[31] qu'est aussi Flaubert. "Ruine la mieux conservée de Pompéi, parce qu'à l'époque où la ville fut ensevelie il en était le monument le plus nouveau", le temple d'Isis devient le lieu idéal de la rêverie archéologique, un ici où l'on peut imaginer le jadis.

Cette valeur exemplaire permet à Renan de "comprendre" en le  voyant ce qu'est "le temple antique"[32] par excellence : un sanctuaire jugé simple, ouvert au vent aussi. C'est dire une certaine rusticité, une foi rude et simple, que l'historien résume : "un particulier bâtissait cela, et c'était fait: Isis était là". A croire que le vent toujours un peu porte de cette spiritualité improvisée, vite posée et pourtant palpable encore. Ponctuel aveu, peut-être, d'un Renan "assoiffé d'impressions ou de sensations religieuses  Rome ou La Mecque, peu importe"[33]. Au reste, c'est la simplicité, la modestie, une gaie austérité finalement, qui frappe celui qui ne croit plus en cet "étrange christianisme"[34] qui ne pouvait que déconcerter un paganisme serein. En plein hiver, Renan voit le soleil comme "le père de la civilisation"[35], devine un bonheur qu'il juge inférieur sans doute, mais plein, originel. Ses notes suggèrent bien alors ce que l'on veut atteindre en étudiant un "document du passé" : non pas lui-même, mais "par lui, le passé", comme le dit l'historien Marrou[36].

Face aux "murs silencieux", les ruines selon Volney[37], un certain désert interprétatif d'abord : alors, prendre des notes précises, descriptives, presque neutres, s'impose comme un réflexe possible et juste. Si Flaubert évoque avec circonspection le grand théâtre ou plus légèrement la maison du juge, c'est bien le temple d'Isis qui prend le plus de place dans son carnet pompéien. En guise d'apparition, s'il est bien question d'un "Génie ailé" ou d'une "femme drapée"[38], c'est en tant que très concrets bas-reliefs. Loin des fêtes costumées oniriques et méta-historiques  d' "Octavie", la sécheresse des notes se distingue encore du troisième chapitre d' "Isis". Là où Nerval sondait un sacré évanescent ("Trinité égyptienne", "eau lustrale", "cérémonie du soir"[39]…) à travers un lexique archéologique rigoureux, Flaubert reconstruit littéralement le monument, entre topographie ordonnée (enceinte, autel latéral, entrée, plate-forme, murs latéraux, niches, "colonnade quadrilatérale"[40]) et hypothèses nées d'une observation systématique. Y avait-il un second étage ? A quoi correspond la "borne carrée" centrale ? Le futur bâtisseur de temples carthaginois semble bien prendre des repères – en vue de quoi au fait ? Les notes semblent aussi détaillées que gratuites, promesse, et promesse potentielle seulement, d'un texte à venir.

Le moment Paestum

"Trop à dire (…) des choses trop difficiles à comprendre"[41], dit Stendhal – qui, en fait, n'est jamais allé au bout du Grand Tour, au sud de Salerne. Paestum est un moment privilégié, presque critique, du voyage en Grande Grèce, surgissement monumental des temples importés et indéplaçables. "Révélation"[42] pour Goethe, après Winckelmann en 1758, le style dorique surprend aussi, et l'on devine, ambiguïtés géo-mémorielles comprises, une aura comprise comme "unique apparition d'un lointain si proche soit-il" (Benjamin[43]). Loin du musée, après la ville engloutie-retrouvée (Pompéi ou Herculanum), les sanctuaires en pleine nature campanienne s'imposent le temps, l'instant long mais unique, du voyage : ils apparaissent.

Renan qui n'a pas encore vu de ses yeux Athènes (1865), semble manifestement frappé par l'archaïsme "sévèr[e]" du "temple de Neptune"[44], impression sans doute accentuée par "l'isolement physique, et plus encore culturel" du site, comme le dit Carmine Ampolo[45]. Difficile de dire si le jeune voyageur connaissait les planches réputées du Voyage pittoresque ou description des royaumes de Naples et de Sicile (1781-1786) de Richard de Saint-Nom ; reste un "sentiment très vif du culte antique"[46] – et aucune esquisse descriptive. Le lyrisme conclusif et tragiquement inquiet du carnet de voyage, soit les deux paragraphes qui suivent, semble curieusement plus calculé ("Quoi ! déjà au bout de la civilisation (…) Quoi, déjà ! Périra-t-elle, survivra-t-elle ?"). Sans doute est-ce le sentiment toujours vif, mais toujours maussade, de l'issue du trajet, un réflexe "littéraire" peut-être aussi, intuition de coda. Symptôme, peut-être, de la remontée s'amorçant, que la référence à la Bretagne natale, "nôtre" même : dans ce refuge-référent, l'on est moins "spontané", mais plus "moral". Le trouble, finalement trouve ses mots : "Paestum, cette succession de civilisation, barbarie sur la civilisation". Démêler le péjoratif de la fascination n'est pas si aisé… Voir Paestum, c'est moins croiser Rome et Athènes que rencontrer les Doriens, autres Anciens.

"Quelle différence avec le Parthénon !"[46], seule exclamation, seule émotion apparente de Flaubert devant les trois temples colossaux. Nul humour potache non plus : l'on dirait Flaubert pris dans la plus épurée description qui soit face à ce que se commenterait mal. Voyage dans le voyage (il faut trois jours de Naples à Paestum[47]), le dépaysement laisserait-il sans voix, la vision sans notes véritablement personnelles ? "Lourd" (trois occurrences), "puissant", "solide", sont les rares qualificatifs échappant à la neutralité presque experte du lexique choisi ici. Flaubert compte les colonnes, cherche des couleurs en n'aboutissant qu'aux gris et "roussâtre", et frôle le mutisme scriptural pour le dernier temple, "de Cérès" (Athéna), qui se trouve 500 mètres au nord des deux autres plus rapprochés. Le carnet indique au préalable que c'est "le premier en arrivant" : le plus frappant, ne serait-ce alors pas le site lui-même ? Tentons une petite reconstitution visuelle de l'approche forcément lente des voyageurs. Venant de Salerne, ils ont aperçu les temples, Flaubert justement le précise en guise de préambule, "à droite de la route", c'est-à-dire en regardant nécessairement vers la Mer Thyrrénienne, plus très visible, mais aisée à deviner, sur fond de ciel seulement, bref de vide : l'on croit pouvoir conclure à un effet de sidération devant l'érection progressive et monumentale en pleine nature.

Aux frontières des temps

Avec les touristes éclairés que sont Renan et Flaubert, on n'attend guère les hallucinations romanesques des ruines littéraires, entre Volney et Mérimée, disons. Mais cette expérience d'approcher le temps passé dans et par l'espace parcouru s'avère bien sensible – "on ne surplombe pas l'histoire, nous sommes en elle", comme l'écrivait Jaspers[48]. La trace archéologique un nécessaire "acte de foi" à l'égard du reste historique: "nous connaissons du passé ce que nous croyons vrai de ce que nous avons compris de ce que les documents en ont conservé"[49]. Compréhensible, alors, que l'on rêve d'y avoir été, comme dans la Gravida de Jensen analysée par Freud, que l'on rêve même de pouvoir imaginer ce qui est passé au présent de ce que l'on voit encore. Au fil de la nouvelle, l'éternelle jeune fille se débaptise : son nom n'est pas Gravida, mais Zoé ("la vie", "il / elle est vivant(e)"). Il y a de l'animisme dans ce tourisme-là.

Converti à Pompéi, Renan ne s'en cache pas : c'est la "vie antique"[50] qu'il croit entrevoir, et ce terme même de "vie" le tourmentait en quelque sorte dès  Naples et sa légèreté apparemment éloignée de l'art et du "moral"[51]. A-t-il changé d'avis au fil de ses notes, somme toute rares et discrètes, en concluant "Pompéi, Paestum. Goût de l'art. Doute sur l'avenir de la civilisation"[52] ? Le voyage à Naples aura au moins en partie constitué le point de départ vers la gravité de la grande Grèce. A Pompéi, Renan préfère une ruine domestique à tout "palais" : "on a pleuré en ce lieu-là. Là, la vie humaine s'est écoulée". Des maisons vidées et passablement détruites, Renaan devine la modestie d'un mode de vie, une certaine "gaieté" aussi. "Pompéi, Paestum" – à l'évidence, quelque chose encore résonne de ce qui a été…

Au musée, Flaubert a tout vu, tout voulu dire, saisi parfois on peut le croire par une certaine fascination (par exemple pour les danseuses d'Herculanum), comme Ingrid Bergman chez Rossellini ou Benjamin en 1925 : "Les statues archaïques offrent dans leur sourire le conscience de leur corps à celui qui les contemple, comme un enfant nous tend des fleurs fraîchement coupées, éparses et sans attaches"[53]. Sur les lieux ensuite, Flaubert voit et décrit, de près et distancié dirait-on, de quoi peut-être à terme faire un "décor"[54]. Il faut nuancer et rester prudent : si le carnet de voyage est une pratique pour Flaubert depuis son adolescence, son utilisation stratégique n'est pas si évidente ici qu'au retour de Carthage  en 1858, lorsqu'il conclut-s'exclame "A moi puissance de l'émotion plastique ! Résurrection du passé à moi !". Mais combien de détails, au musée Borbonico, qui signifient la vie passée, entre les seaux quotidiens et une fille de Balbus jugée "ressemblante"[55], jusqu'au dernier mot de la section Pompéi, qui exécute le propriétaire de la maison du juge, après analyse et déductions sérieuses : "Quel bourgeois !"[56].

Quelques hypothèses autour de ces notes de voyages lues en regard, de ces objets littéraires fragmentaires aux antipodes de l'exhaustivité à laquelle pourrait parfois prétendre le voyageur désireux d'occuper l'espace public de la parole, "[décrivant tout], du cèdre jusqu'à l'hysope"[57].

Hypothèse a.

Le carnet de voyage, texte décousu, relève d'une "pratique documentaire"[58], balisée d'ailleurs par des codes comme celui que proposait le Comte Léopold Berchtold (Essai pour diriger et étendre les recherches des voyageurs…, 1789). Aide-mémoire, trace des choses vues, ces notes se situent souvent dans un proche présent du voyage, le soir à l'auberge, un peu plus tard chez soi. Et si comme le disait Mallarmé dans sa conférence intitulée Déplacement avantageux, "tout voyage se passe après, en esprit, il vaut, par recherche ou comparaison, quand on est de retour ", le carnet de notes épouse davantage l'immédiat de la perception itinérante.

Hypothèse b.

C'est par ailleurs une logique additive, voire accumulative selon circonstances et désirs, qui s'exprime à travers cette mise en forme au reste plutôt informelle qu'est la prise de note. Outre le lien voir-savoir, le carnet enregistre avant l'appareil photo ou la caméra[59] – ou plutôt autrement. L'on pense par exemple aux petits dessins complétant les notes de Flaubert. Le point commun, quoi qu'il en soit, serait peut-être l'idée de collection : Renan, dans son plus tardif Voyage en Norvège, commence par l'exigence morale pour "l'homme", avant de "quitte[r] sa planète" d'en "conn[aître] le plus possible"[60]. Vivre et voyager, en somme, s'entremêlent – et si "vivre, c'est préférer et exclure", comme le disait Canguilhem, alors le carnet de notes incarne la res litteraria la plus proche de l'existence.

Hypothèse c.

Cette indistinction générique semble aussi particulièrement adéquate à l'endroit du voyage archéologique. En un sens, on ne sait jamais ce que l'on voit devant une ruine, toujours entre la res indéniable et le nescioquid inévitable[61].

Hypothèse d.

Mémo, collection, notes éparses : le carnet de voyage est une liste aménagée, assez libre de ton et de contenu, généreusement hétéroclite, entre ordre et désordre (entre chaos des perception et cosmos de la mémoire volontaire ?). On pourrait alors parler de "poésie concrète", en suivant Sabine Mainberger[62], entre "discontinuité" et "infinité"[63]. Le carnet peut se clore à l'issue du voyage, mais en son sein, il n'a potentiellement pas de liens imposés, pas de fin non plus, à tous les sens de ce dernier terme. Un peu dans la même assiette non assurée que le voyageur, ses notes oscillent entre le texte fait et l'œuvre à venir.

Hypothèse e.

S'il s'agit d'une littérature, peu définissable d'abord car instable et plus ou moins publiable, du moins avoue-t-elle à travers la diversité de ses objets et de ses personnalités écrivaines un "goût vif de l'univers"[64], pour reprendre les termes d'un Renan qui, loin du jeune homme, sent le temps venu des bilans et regards en arrière, vers une vie définie comme "charmante promenade (…) à travers la réalité"[65]. Dans le même texte, l'historien des religions dit sentir une ville d'Is "au fond du cœur"[66], c'est-à-dire de la mémoire. Ecrire, c'est donc se souvenir, voire faire revivre ou témoigner d'une vie, sienne ou pas, sentie en tout cas, que l'on veut garder par retranscription, témoignage, trace-signe. Ici encore, le carnet de notes semble au cœur de la démarche littéraire, fût-ce la plus sommaire. Plus troublant, peut-être, elle croise une démarche proche de celle qu'on constate dans les arts premiers : écrire (ou peindre, filmer…) pour maîtriser tant soit peu les objets[67], avec un sentiment d'éphémère plus accentué sans doute que dans une œuvre présentée comme pouvant-devant durer. On n'est pas si loin du wangarr, souvent traduit non sans ambiguïtés par "Temps du rêve", des aborigènes australiens : un temps toujours-déjà-là, sous-tendant le présent, lourd du futur aussi. Il serait certes plus qu'hasardeux d'aller trop loin, mais n'y a-t-il pas quelque rapport entre ces réalisations esthétiques et mémorielles que le vent va/doit emporter et les notes que l'on jette sur un carnet, peut-être pour les relire, pour les réutiliser, pour qu'elles soient là un temps pour enregistrer le temps du passage, celui de la chose vue, celui du voyageur ? Cosmologies peu conciliables, sans doute, imaginaires autonomes[68] et différents, c'est certain. Mais la note de voyage historique, fragment écrit, dessiné-filmé pourquoi pas, entre code très personnel mais potentiellement lisible (même par nous, pas franchement conviés a priori, à lire ces textes-là d'un Flaubert, d'un Renan), semble bien désirer fixer de manière plus consciemment indécise qu'une rédaction postérieure (potentielle), non pas un temps qui passe, non pas seulement ce qu'un homme unique a vu/vécu en passant, mais DES temps, que l'on tend à saisir, un temps.

Nicolas Geneix

Notes de pied de page

  1. ^ Nerval, "Isis", Les Filles du feu (1854), Paris, Garnier-Flammarion, 1965, p. 187.
  2. ^ Virgile, Énéide, VI, 10.
  3. ^ Jean-Marie André et Marie-Françoise Baslez, Voyager dans l'antiquité, Paris, Fayard, 1993, p. 327.
  4. ^ Gustave Flaubert, Voyage en Orient, édition citée, p. 604.
  5. ^ Ernest Renan, Voyage en Italie, édition citée, p. 63.
  6. ^ Ibidem, p. 64.
  7. ^ Ibidem, p. 63.
  8. ^ Stendhal voyait la rue de Tolède comme "la plus peuplée et la plus gaie de l'univers" ; Rome, Naples et Florence (1826), éd. Pierre Brunel, Paris, Gallimard, Folio, 1987, p. 311.
  9. ^ Flaubert, Voyage en Orient, p. 604.
  10. ^ Ibidem, p. 603.
  11. ^ Flaubert, lettre du 27 février 1851, Correspondance, I, édition de Jean Bruneau, Gallimard, La Pléiade, 1973, p. 756.
  12. ^ Renan, Voyage en Italie, édition citée, p. 64.
  13. ^ Ibidem, p. 65.
  14. ^ Walter Benjamin, "Sur le concept d'histoire" (1940), Œuvres III, éd. Maurice de Gandillac, Pierre Rusch et Rainer Rochlitz, Gallimard, 2000, p. 430.
  15. ^ Le manuscrit autographe de 54 pages est assez précisément évoqué dans le Bulletin Flaubert, n° 28, de l'université de Rouen : http://flaubert.univ-rouen.fr/bulletin/ventes/ventes01.php
  16. ^ Flaubert, lettre du 27 février 1851, éd. cit., p. 756. Le 9 mars, Flaubert qualifie encore le musée d' "inépuisable" (p. 758).
  17. ^ Flaubert, Voyage en Orient, p. 618.
  18. ^ Ibidem, p.617.
  19. ^ Ibidem, p. 629.
  20. ^ Ibidem, p. 623.
  21. ^ Brigitte Le Juez, Le Papegai et la papelard dans Un cœurs simple, Rodopi B.V., coll. Faux-titre, 1999, p. 61.
  22. ^ Renan, Voyage en Italie, p. 63.
  23. ^ Ibidem, p. 64.
  24. ^ Renan, lettre à Henriette, 17 janvier 1850, Histoire et parole – Œuvres diverses, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1984, p. 173.
  25. ^ Renan, Voyage en Italie, p. 66.
  26. ^ Ibidem, p. 69.
  27. ^ Flaubert, lettre du 11 mars 1851, éd. cit., p. 761.
  28. ^ Ibidem, p. 762.
  29. ^ Flaubert, Voyage en Orient, p. 604-605.
  30. ^ Nerval, "Octavie", Les Filles du feu, éd. cit., p. 185. Même insistance sur la petite taille dans "Isis", p. 192.
  31. ^ L'Âne d'or (Les Métamorphoses) se voit largement et ouvertement utilisé dans Aurélia (I 1 ou II 6, notamment), mais aussi dans La Tentation de saint Antoine de Flaubert (Vème tableau de la troisième version).
  32. ^ Renan, Voyage en Italie, p. 65.
  33. ^ André Dupont-Sommer, "Ernest Renan et ses voyages", Compte-rendus des séances de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, Volume 117, n°4, 1973, p. 608.
  34. ^ Renan, Voyage en Italie, p. 65.
  35. ^ Ibidem, p. 66.
  36. ^ Henri-Irénée Marrou, De la connaissance historique, Paris, Seuil, Points, 1954, p. 117.
  37. ^ Les Ruines Ou Méditations Sur Les Révolutions Des Empires - Par M.Volney, Député a L'Assemblée Nationale de 1789, Genève, 1791, 1826, "Invocation". Les ruines sont encore "muettes" dans le chapitre "La Méditation".
  38. ^ Flaubert, Voyage en Orient, p. 634.
  39. ^ Nerval, "Isis", Les Filles du feu, éd. cit., p. 192-193.
  40. ^ Flaubert, Voyage en Orient, p. 634-635.
  41. ^ Stendhal, Rome, Naples et Florence, éd. cit., p. 350.
  42. ^ Roland Etienne, "La Grèce commence à Paestum", La Découverte de l'Itlaie antique du XVème au XIXème siècle, http://www.clio.fr/bibliotheque, avril 2003.
  43. ^ Walter Benjamin, "L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique", III (1939), Œuvres III, éd. cit., p. 278.
  44. ^ Cité par Pier Giovanni Guzzo, Magna Graecia – Les Colonies grecques dans l'Italie antique, Paris, Gallimard, Découvertes, 1996, p. 105.
  45. ^ Renan, Voyage en Italie, p. 69. On notera la répétition de "sentiment très vif", à trois lignes d'intervalle : la redondance sonne comme l'aveu d'une forte impression.
  46. a, b Flaubert, Voyage en Orient, p. 637.
  47. ^ Flaubert, lettre à sa mère du 9 mars 1851, éd. cit., p. 758 : "nous irons à Pœstum [sic], ce qui est un petit voyage de trois jours".
  48. ^ Karl Jaspers, Les Grands Philosophes, préface de 1956,
  49. ^ Henri-Irénée Marrou, De la connaissance historique, op. cit., p. 128.
  50. ^ Renan, Voyage en Italie, p. 65. Le mot, "vie", apparaît au moins quatre fois explicitement sur l'ensemble des huit pages, mais le verbe "être" anime tout autant Saint-Janvier par l'imaginaire populaire que les divinités antiques dans les sanctuaires.
  51. ^ Ibidem, p. 62.
  52. ^ Ibidem, p. 69.
  53. ^ Walter Benjamin et Asja Lacis, "Naples", Images de pensée, trad. J.-F. Poirier et J. Lacoste, éd. Christian Bourgois, 1998, p. 14.
  54. ^ Isabelle Laboulais-Lesage, "Le Voyage comme pratique documentaire au XIXème siècle", Salammbô de Flaubert – Histoire, fiction, dir. Daniel Fauvel et Yvan Leclerc, p. 41.
  55. ^ Flaubert, Voyage en Orient, p. 624.
  56. ^ Ibidem, p. 637.
  57. ^ Mérimée, "Le Vase étrusque" (1830), Colomba et autres nouvelles, éd. Jean Mistler, Paris, Le Livre de Poche, 1983, p. 113.
  58. ^ Isabelle Laboulais-Lesage, "Le Voyage comme pratique documentaire au XIXème siècle", article cité, p. 40 (note 1) sqq.
  59. ^ Alain Resnais a dit parfois filmer des lieux comme il prendrait des notes pour ses repérages. Assez proche de cette démarche seraient les photos d'Abbas Kiarostami, nettement distinguées du filmage ou de la peinture, deux de ses autres activités artistiques.
  60. ^ Renan, Voyage en Norvège, éd. cit., p. 73.
  61. ^ La terminologie de Jankélévitch est ici évidemment un peu détournée ; Vladimir Jankélévitch, Philosophie première – Introduction à une philosophie du "presque, Paris, Presses universitaires de France, 1954, p. 144.
  62. ^ Sabine Mainberger, Elemente zu einer Poetik des Enumerativen, Berlin, De Groyter, 2003, p. 23 ("konkrete Poesie").
  63. ^ Ibidem, p. 309 ("Die Aufzählung vereint beides : Diskontinuität und Unendlichkeit").
  64. ^ Renan, Souvenirs d'enfance et de jeunesse (1883), éd. Jean Pommier, Gallimard, Folio, 1983, p. 210.
  65. ^ Ibidem, p. 212.
  66. ^ Ibidem, préface, p. 1.
  67. ^ Howard Murphy, L'Art aborigène, Paris, Phaidon, Arts et idées, 2003, p. 63.
  68. ^ On peut penser entre autres ici aux concepts de "clôture cognitive" et d'"arbitraire créateur" développés par Castoriadis.

Référence électronique

Nicolas GENEIX, « FRAGMENTS MÉMORABLES DE LA GRANDE GRÈCE », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Juillet / Août 2009, mis en ligne le 06/08/2018, URL : https://www.crlv.org/articles/fragments-memorables-grande-grece