PETITS DESSINS POUR OBSERVATEURS LOINTAINS

PETITS DESSINS POUR OBSERVATEURS LOINTAINS
Notes de lecture ignorantes du réel Orient extrême

 

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Corée                                                           Japon              
La Corée vue par 12 auteurs
,                          Le Japon vu par 17 auteurs,      
  dir. Frédéric Boilet et Masanao Amano noir et blanc,         dir. Nicolas Finet, noir et blanc,                        
  Casterman, coll. Écritures, 2006, 224 p.             Casterman, coll. Écritures, 2005, 254 p.         

 

Un compte-rendu exhaustif n'était guère envisageable à partir d'un corpus de vingt-neuf auteurs. On a donc dû faire des choix, sans ne penser pourtant qu'à ceux dont il n'est qu'apparemment plus question ici.

 

La part du préalable, l'espace du provisoire. Il s'agit bien d'un travail de commande, initié par Nicolas Finet pour Corée ou, dans le cas de Japon, par un Frédéric Boilet déjà habitué à convier en ses propres albums d'autres auteurs, français ou japonais, comme corps étrangers bien accueillis lors d'une greffe plus ou moins ponctuelle. Pour Japon, Boilet invite dans le pays lointain et oblige à investir un espace de quelques pages dans ce qui devient de fait le recueil sciemment disparate de dix-sept – autant dire « x » - visions et dessins. Contraint, l'exercice de style, consistant par exemple pour un mangaka à réaliser une histoire de gauche à droite, s'avère compatible avec le principe et l'espace d'un petit work in progress, en l’occurrence l’histoire courte ou le reportage succinct, gros de possibles développements. Ne concernant pas que des dessinateurs extrême-orientaux habitués à des récits particulièrement longs, la brièveté narrative, obligée ici, n'exclut alors pas la réintégration de tout ou partie de la contribution dans un album prochain. Ainsi d'un De Crécy, reprenant et modifiant, à la case près parfois, ses « Nouveaux Dieux » au début du Journal d'un fantôme paru moins d'un an après. Travail non-fini et « à suivre », pour reprendre le label désormais complice de Casterman, tant la réalité ou l'imaginaire « ensembliste-identitaire »[1] ne peuvent, essentiellement entrevus, que déborder la courte fiction ou le bref reportage malgré leur chute concertée, art du nouvelliste à tous les sens de ce terme. Le recueil lui-même, éclectique et désordonné, relève bien de l'œuvre ouverte, colloque d'impressions passagères et parfois in(dé)finissables, dans une posture instable mais assumée d'anti-guide.

Arrêt sur planches : (aller) Crocodile dans un pays de porcelaine, Joann Sfar déambule dans « Le Tôkyô de Oualtérou », personnage réel aussi loquace que cocasse dans ses généralisations ethnologiques et culturelles. Truculent, mais un peu repoussoir, il procède à l'édification du visiteur curieux, par une tchatche confuse mais finalement pédagogique. Il n'est peut-être pas anodin que Sfar volontairement ne présente dans sa contribution à Japon presque aucun des croquis que l'on peut consulter sur son site Internet : manifestement, la promenade humoristique mais informée dans la capitale nippone avec le français Oualtérou dit les à-côtés du voyage organisé par l'Institut français (les huit villes choisies pour le recueil, qui dessinent un itinéraire sud-nord, correspondent à ses implantations), dont le guide peu orthodoxe n'oublie jamais de qualifier les membres de « bitos ». Transgressions sans grandes conséquences, quoique disqualifiant l'humour somme toute consensuel de certains guides touristiques, les étapes descriptives de Oualtérou ne néglige pas ce qui est « typique ». Au contraire (pachinko, love hotel et yakuzas… le tout en moins de deux planches), la traversée urbaine a finalement bien lieu à travers les clichés. Surtout, Sfar ne délivre ni message définitif ni image globalisante d'un pays qu'il ne peut avoir eu le temps de vraiment connaître. Essai dialectique et comique, sa contribution se situe bien dans un cadre anecdotique qui fait réfléchir et non dans un tableau spectaculaire qui forcerait l'admiration.

Arrêt sur planches : (retour) Aux antipodes de ce travail, en un sens, seraient les six planches de Moyoko Anno, « Le Chant des grillons », fable elliptique, micro-récit réaliste et suite d'estampes tout à la fois. S'il serait hasardeux car probablement inexact d'y voir un héritage direct des emakimono, ou rouleaux peints et associés à un texte calligraphié, l'intention esthétique radicale saute aux yeux. Subordonnant spectaculairement toute sa narration à des stases poétiques, dans un Tôkyô dont le nom est encore Edo, l'anecdote dessinée par Anno (une fillette, mélomane mais semble-t-il un peu sourde) joue avec l'« art séquentiel » définissant pour Will Eisner[2] la bande dessinée. Non seulement la page s'avère irréductible à une stricte unité narrative, mais chaque case, de plus en plus muette et déliée des précédentes, semble flotter sur des motifs floraux géométriques comme imprimés en négatif. Une atmosphère de mystère, ou plus précisément de non-dit, qui évoquerait, pourquoi pas, Kawabata, règne sur tel envol d'oiseaux au crépuscule ou telle scène de maison de plaisirs comme figée dans le temps. Ce n'est plus quelque facile exotisme ou quelque péripétie fictionnelle qui retiendrait notre attention, mais un charme, un « chant fin et délicat », comme celui des grillons des pins.

Carrefours génériques et stylistiques. Les artistes japonais ou coréens se plient le temps d'un récit à notre sens de lecture, tandis que les image(rie)s de leur ailleurs déteignent sur les dessins européens. Irréductible à la souriante et simpliste « mang'attitude » envisagée avec hésitation par Catel (Corée, « Dul Lucie »), l'empreinte s'avère polymorphe, de l'art traditionnel aux objets (dessinés) de consommation. Non seulement l'attention microcosmique aux petites choses de la vie quotidienne semble correspondre heureusement avec les « petites images futiles » de la bande dessinée, mais le trait se trempe en une encre manifestement extrême-orientale dans les contributions de Guibert, de Crécy, Neaud... Si tous ne sont pas, comme Boilet, des passeurs et transfuges qui tendent à réaliser des passerelles formelles entre la manga, encore peu connue dans sa diversité, et ce que les Japonais nomment le french comic, chacun se trouve en quête de formes nouvelles, à l'instar du héros des « Nouveaux dieux ». Il n'est que de penser aux croquis de dessinateurs, notes de voyages et dessins préparatoires : les croquis de Sfar, ou, plus encore de Davodeau, consultables sur Internet, laissent deviner la marge d'influence de l'environnement imagier japonais sur le travail de l'auteur en « repérages ». Parfois même, dans l'angle d'un dessin documentaire, la figure et la silhouette d'un futur personnage s'ébauche, ainsi du guide improvisé de « Sapporo fiction » (Japon), déjà là dans un futur décor de bains (onsen). Dans ces esquisses, d'ailleurs, un espace architectural typiquement japonais impose les choix de perspective, du bassin carré aux rangs carrelés de douche. Surtout, au moment où le manhwa coréen fait son apparition en France et autour de l'initiative « Nouvelle Manga », les deux recueils sont l'occasion d'un droit de réponse, ou de retour, de la part des artistes résidents. Les trois volumes, précurseurs en un sens, de L'Association (en Egypte, au Mexique, en Inde – de 1997 à 2006) multipliaient déjà les points de vue, mais en restant du côté des visiteurs envoyés en mission graphique. Ici, l'on nous parle bien aussi du Japon ou de Corée.

Arrêt sur planches : (aller) Dans « La Porte d'entrée », les chaussures de David Prudhomme, traditionnellement délaissées au moment du repas, s'échappent pour traverser les images kaléidoscopiques d'un Japon aux traits multiples, « empire de signes »[3] saisi par les moyens de la BD, art de cases. Barthes avait noté qu'au Japon tout paraît « encadré », ce que la prolifération du nombre de cases au fil des gaufriers de Prudhomme permet de traduire. « …Vous allez voir le pays merveilleux » promet une voix de tortue, tandis que les phylactères sur la planche suivante s'effacent au profit de simples mots plein cadre, « précis », « voluptueux », « cru »… Rigoureuse géométrie des douze cases identiques par page, chacune consacrée à un thème, un objet ou un geste. Ces vignettes nippones qui semblent d'épurés instantanés de ce qu'a pu saisir le regard touriste et attentif, ce montage muet, ou plus justement discret car économe des mots, coïncide avec l'impression que la nourriture japonaise est « une collection de fragments, dont aucun n'apparaît privilégié »[4]. La structure paginée de la BD, ici comme mise à nu par une radicale juxtaposition de cases, n'est plus ni occidentale ni orientale : le sens de lecture en est devenu totalement aléatoire, en l'espace de deux planches centrales et charnières.

Arrêt sur planches : (retour) Dans le sillage de ce qu'autour de Frédéric Boilet on appelle la « Nouvelle Manga », Kan Takahama incarne singulièrement cette rencontre des styles occidentaux et orientaux. Dès Mariko Parade (2003), co-écrit et co-dessiné par Boilet, elle s'essayait à un autre sens de lecture, tout en décrivant la (fin d'une) relation entre un mangaka français et une jeune japonaise ordinaire, schéma narratif qui n'est pas sans annoncer sa contribution à Japon, « Au bord de la mer ». Deux passants, qui sont aussi des passeurs de culture, par leur dialogue comme par leur lien incertain : il va repartir, elle regarde l'horizon ouest d'Amakusa. Tout ce qui se montre ou se dit semble se situer à un carrefour plus que géographique : la chapelle chrétienne abritait autrefois un fantôme, que la jeune fille imite et incarne à l'image, anecdote qui rappelle curieusement Garcia Marquez. La ténuité de l'intrigue et la finesse des répliques disent bien la fragilité d'un échange qui frôle la légende (les ancêtres respectifs se croisant au détour d'une plaisanterie), mais aussi l'autobiographie, jusque dans le nom du hameau, Takahama. Sans avoir l'air d'y toucher vraiment, la dessinatrice signifie une rencontre, indéniable contact et moment sur une route qu'on sent devoir demeurer personnelle – au « bord de mer » –, ouverture et frontière.

Flâneurs dessinateurs. Des « hommes qui marchent » et dessinent, donc prennent le temps de la pause. Gens du voyage en Orient extrême, désireux de pouvoir dire « j'ai fait un beau voyage » (Rossellini, sous-titre provisoire d'India) et de le montrer, ils se montrent aussi au travail. Or, dessiner, c'est s'arrêter, non seulement pour regarder, mais pour saisir, dans une technique qui n'ignore que volontairement la reproduction instantanée et technique de la photo ou du film. Certes, Catel nous montre bien Igort en train de filmer Séoul, et de Crécy se dessine l'appareil photo à la main dans le Journal d'un fantôme, mais c'est bien le temps du dessin qui demeure à part dans leur travail. Le croquis in praesentia, nous indique encore de Crécy, se révèle assez peu pratique lorsqu'on est entouré par un public curieux, parfois nombreux, voire demandeur, ce que Jean-Christophe Menu soulignait aussi dans L'Association en Egypte. Relevant de la genèse des albums, ce travail demeure par ailleurs nécessairement difficile à prendre en compte dans l'analyse, alors même qu'on l'imagine volontiers fondamental. Quant à l'élaboration progressive du dessin définitif, qui débute au retour du voyage, un Delisle nous indique que son travail préalable, notes et croquis, ainsi que les photos qu'il a prises, sont volontairement laissés de côté, tandis que les souvenirs qui auront survécu alimenteront la composition. Déambulant dans un espace de vie destiné à devenir pour partie une aire graphique, le dessinateur peut et doit probablement prendre le temps d'en perdre. Flâneur, il reste extérieur, c'est-à-dire étranger à la foule qu'il côtoie, au monde même qu'il aborde. Encore peut-il goûter à ce qu'il voit, moins menacé peut-être par le souvenir-possession, que semble procurer la photo, illusoire malgré sa matérialité et son réalisme obtenu par enregistrement. Dans le réel, le flâneur reste dégustateur, maintenant une distance qui l'éloigne de la consommation de biens ou d'images. Devant la dispersion, il peut glaner un temps, collecter un peu, oublier aussi pour peut-être plus tard se souvenir.

Arrêt sur planches : (aller) Igort, dans une démarche assez théorique, rend compte de ce qu'il a vu à travers le tissu urbain de Séoul : une indéniable et péremptoire modernité, mais aussi des signes de vie dans une ville d'îles. Les personnages qu'il rencontre existent : un éditeur indépendant qui est aussi un ami, un artisan timide qui lui vend des carnets de dessins faits à la main, ou l'homme aux cartons, dont l'existence échappera à tous égards au dessinateur qui aimerait pourtant raconter « son histoire ». Constamment, les vignettes modestes d'Igort semblent redoubler les carrés des cartons, mais aussi les messages probablement jamais lus accrochés aux grilles du Freedom Bridge. Cela s'appelle « Lettres de Corée », courtes missives destinées à un lecteur lointain, à moins que ces très petites cases dessinées ne soient les idéogrammes pour l'instant balbutiés de la langue métisse du voyageur-observateur dans une contrée étrangère qui reste pour lui un ailleurs.

Arrêt sur planches : (retour) N'ignorant pas les séquelles de la guerre, le travail précaire ou les difficiles conditions de vie imposées par la ville, Igort appartient bien aux flâneurs de l'ère démocratique, qui croise du regard un monde parallèle au sien, celui des laissés pour compte. L'espace des vaincus, Choi Kyu-Sok tente, quant à lui de s'en approcher, et constate la vanité de cette tentative d'immersion, ou d'imitation. On peut « faire clodo », se faire passer pour un S.D.F., vivre moins de vingt-quatre heures dans ce monde « différent du nôtre » ; ce voyage au cœur d'une certaine Corée, d'un Séoul qui n'est pas celui des guides et cartes postales, l'auteur n'y pénètre pas vraiment, parce que justement il est « auteur » et doit « s'occuper de lui-même », c'est-à-dire finir ses planches à rendre dans deux jours. La cruauté quotidienne des passants se voit paradoxalement dépassée par celle du dessinateur conscient qu'il parle d'un « faux pigeon », titre de sa contribution au recueil. Un temps, il se satisfait de cette comparaison (nous considérons les marginaux comme l'on regarde les pigeons urbanisés), file l'image sur plusieurs planches et rend plus supportable un début de description. Mais qu'un mutilé se fasse humilier et battre, la douleur lui rend son visage humain. Le dessinateur ne peut s'approprier cette vie qui par chance n'est pas la sienne, juste en montrer quelques traits, âpres et engagés, si l'on peut dire. Mais on ne voyage pas dans ce monde-là. Flâneur, l'on reste un œil, lointain, étranger.

Esthétique du patchwork. Pas de fil directeur, ou, pour le dire autrement, de ligne éditoriale cohérente comme dans le cas d'un numéro thématique de revue, ce qui peut faire penser avant tout à une impersonnelle opération promotionnelle pour une bordée d'auteurs disparates et jouissant d'un accès très inégal à la publication. Soit, et ce ne serait déjà pas si mal de faire connaître, par exemple, le rare Little Fish (Japon, « Le Tournesol »). Mais cette fragmentation incarne par son honnêteté formelle et constitutive un refus qui est l'aveu d'une impossibilité, celle de l'image figée d'un ailleurs, a fortiori nationalement identifiable. Livres prismatiques, Japon et Corée interdisent la tentation de l'image-résumé, de l'illusoire dernier mot d'une authenticité péremptoirement offerte au regard du lecteur, sanctionnent le sens unique par le montage aléatoire des contributions et la page de présentation qui sépare chacune l'une de l'autre. Le titre même des recueils s'avère particulièrement pertinent, puisqu'en dehors même de l'album le lecteur se voit renvoyé in fine au référent autour duquel ne peut que tourner chaque auteur, un pays dont on ne saurait tout dire ni tout montrer. La lecture achevée ou renouvelée ne renvoyant pas à une unique expression, un unique regard, l'on se retrouve devant une question enrichie mais non réglée : quid de la Corée/du Japon ? La plus modeste et sincère des œuvres individuelles délivrera malgré elle une réponse. Transparente, la B.D. collective de contributions autonomes conduit toujours encore vers ce dont elle traite sans prétendre en faire le tour. Après 12 ou 17 regards, manque encore le nôtre, « œuvre », c'est-à-dire travail, à venir. Renouveau du « programme » Fenouillard, que cette littérature écrite et dessinée qui « donne le goût des voyages »[5].

Arrêt sur planches : (aller) Dès le hublot de l'avion, puis sur son vélo de location, Fabrice Neaud collecte tout ce qu'il peut voir, retenir, retranscrire. Bien sûr, il a ses préférences et ses dégoûts, mais véritable « ramasseur »[6], il représente, au sens propre de ce verbe, et d'une plume particulièrement précise, choses vues, lieux parcourus et impressions de promeneur. Alors même qu'un puissant courant autobiographique innerve l'ensemble de son voyage donné à lire et à voir, et que l'auteur paraît persuadé de rester très (trop) « à l'extérieur des choses », son inventaire dessiné dépasse en quantité et en précision tous les autres. Plans d'orientation retranscrits, découpage maniaque de gestes observés dans la rue, accumulations de noms et de propos rapportés, la richesse hétéroclite de « La Cité des arbres » invite à plusieurs lectures, voire à des parcours variés parmi les cases qui ne forment jamais que de courtes scènes, et certainement pas de véritables séquences narratives. Journal d'un petit vélo dans la case, c'est un montage cut de visions, d'impressions et d'opinions, mais aussi un ensemble de collages. Surcharges volontaire d'une image, de multiples commentaires la légendent sans jamais tout à fait la définir : Neaud, ne parlant que peu d'anglais et pas du tout le japonais, se sent (se sait) autiste, d'où son exigence de précision face à ce qu'il n'entend pas. Assumant jusqu'au bout sa condition d'étranger irréductible, il retranscrit le déroulement même de ses découvertes à Sendaï, comme sa recherche tâtonnante de l'océan. Ne cherchant pas à déchiffrer, il est tout yeux, plus libre de son regard même. Devant les temples du Zuihô-den ou la moindre inscription, le dessinateur nous propose des images qui toutes peuvent faire signe, avec et sans sous-titres.

Arrêt sur planches : (retour) Attentif à ce qu'il y a de plus naturel et de plus culturel « Dans la forêt profonde », Kazuichi Hanawa, recense sur la montagne Maruyama statues, légendes et espèces animales aux prises avec le froid de l'hiver. Parcours balisé, presque patrimonial, la balade devient pourtant odyssée quand la neige et le vent surgissent : on ne croise plus, alors, de promeneur, mais des « fidèles » du sanctuaire. Une forme de paix de l'esprit dans ce qui nous semble excès naturels permet au promeneur un peu hagard de mieux voir les jizô de pierre vêtus de vieux habits qu'il avait regardés en passant d'abord. Patchwork d'impressions et de sensations qui s'opposent et se rejoignent, la manga incorpore ici discrètement des clichés photographiques, jusque dans la planche, voire dans la case. Manifestement redondante, la photo dit l'insuffisance, peut-être du seul dessin, comme l'on pourrait suggérer pareillement l'inverse. Entre montage, collage et « bricolage »[7], un auteur s'effaçant vraiment devant son objet nous invite à regarder, puis à revenir voir.

Tentations allégoriques. Signifier en dessins sa découverte du lointain, ou dégager en quelques traits ce qu'« est » (?) la Corée ou le Japon, l'exercice devient un défi, et la tentative de compte-rendu constate souvent sa déficience. La solution allégorique, qui permet de dissoudre le réel trop organique et vivant pour le cerner par la plume ou le crayon, fixera plus aisément les impressions de voyage, ce mouvement vécu comme tel, et l'expression d'une pensée, autre mobilité récusant en toute rigueur les cadres de l'exposé. Dès lors que le dessinateur renonce au carnet de voyage dessiné (Delisle…), le BD-journalisme (Sacco…) ou les croquis de choses vues et ressenties (Loustal…), l'allégorie n'est pas loin, couvrant le « récit de voyage » tout entier ou le balisant de loin en loin. Des « nouveaux dieux » d'un de Crécy au « Tournesol » de Little Fish (Japon), une image, ponctuelle ou comme filée, portera en elle des idées comme autant d'énigmes… pas toujours forcément à déchiffrer, mais bien à voir et laisser agir. L'allégorie s'impose, individuation d'une idée ou fixation d'une impression, avouant peut-être ici aussi, comme Benjamin le voyait chez Baudelaire, le renoncement à l'œuvre au profit du fragment[8]. Du voyage, itinéraire géographique et/ou intérieur, il demeure la trace et sa mise en forme, disons borne, disons stèle.

Arrêt sur planches :(aller) C'est du (non-)temps d'une initiation qu'il s'agit dans « Un rat au pays du Yong », par Hervé Tanquerelle, de celle qui peuvent, semble-t-il, encore avoir lieu en 2006, c'est-à-dire au travers de durées imposées, horaires d'avion, de métier ou de loisirs. Une souris un peu nerveuse et attentive à ce qui l'entoure débarque au pays du Yong, du dragon. Elle descend même de cette fabuleuse créature comme de son avion en provenance de Nantes, la ville de Tanquerelle. Découverte d'un monde proche et lointain : dans la piscine de l'hôtel, d'inquiétants poissons-chats, dans la rue commerçante, le joli minois de passantes souri(ante)s. Et puis il y l'espace de ce temple, où la souris veille à se laisser enfermer au-delà de l'heure de fermeture, où elle semble attendue pour un repas rituel qui détend ses traits hyper-actifs, lui accorde une dignité passagère mais heureuse. Bien manger, bien boire, c'est communier. Cet art de la table, la plupart des voyageurs européens le signalent par le détail, le protocole ou l'anecdote. Ritualisé dans et par le dessin, le noble banquet s'achève quand il faut (« déjà », sans aucun doute) partir. Le cours du monde peut et doit reprendre.

Arrêt sur planches : (retour) sans absolument ni trop rapidement parler d'hermétisme, plusieurs récits dessinés côté japonais ou coréen nous demeurent étrangers, voire passablement obscurs, signe probable de leur exotisme réel car natif. L'on croit bien deviner que « L'Arbre de Solgeo » de Lee Doo-Ho (Corée) tend tout entier à dire quelque chose d'une sagesse coréenne : proche de nos anecdotes autour des réussites figuratives de Zeuxis, un moine reproduit un arbre avec une telle vérité, qu'à l'instar du célèbre Solgeo, il parvient à tromper les oiseaux. Ces derniers, cependant, en meurent, et le maître rature sans mot dire son œuvre, car « il n'y a pas plus précieux qu'une vie ». Cette dernière parole, morale esthétique et sans doute religieuse, retentit dans la dernière planche sans qu'une voix personnelle semble l'avoir prononcée. Proche dans sa forme et son écho ex nihilo de la conclusion écrite sur l'écran du dernier plan du dernier film de Shoei Imamura[9], « Il n'y a pas de guerre sainte », c'est la seule parole de ce récit poétique peu disert qui ne soit ni exclamative, ni interrogative. Elle légende l'arbre barbouillé dans un décor de plus en plus épuré depuis la première planche, désert de spectateurs et même d'auteur, puisqu'à tout point de vue le moine, constamment muet, a retiré du monde le résultat ambigu de son travail. Curieuses images dérisoires que ce manwha qui inscrit potentiellement sa propre auto-négation en son sein – l'on dira qu'il s'agit d'une fable, pas plus obscure pour le néophyte que certaines anecdotes extrême-orientale… la puissance visuelle et suggestive de ce court récit semble pourtant irréductible à sa seule morale : l'image mutilée de l'arbre, niée mais survivante, est de celles qui hantent.

Hors-sujet autorisé. Tout et n'importe quoi, en un sens, autour de ces deux pays extrême-orientaux qui nous sont moins étrangers que d'autres cependant – le cinéma japonais, d'hier et d'aujourd'hui, et l'actuel cinéma coréen en sont témoins et en partie responsables. Et s'il n'y pas de ligne éditoriale – au demeurant nécessairement arbitraire – il reste l'autonomie de chaque artiste. L'envers de cette heureuse mais exigeante solitude, c'est sans doute l'absence de vraie rencontre dans et par l'art de chacun, mais c'est sans doute le prix à payer pour croiser, en tant que lecteur, autant de voies d'accès à l'évidemment insaisissable objet proposé. Confronté ou renvoyé à un autre arbitraire, celui de la création, de l'imag-ination, l'eigen-Welt de certaines contributions semblent permettre, voire susciter le hors-sujet. Une forte tendance réflexive peut marquer ces images de voyage, comme le recours assez fréquent à l'allégorie, mais l'exercice demandé, « fay ce que voudras » esthétique, autorise la coexistence, non passive, mais bien collective et participative de chacun. Parmi les échos possibles ou probables, d'irréductibles singularités peuvent s'affirmer tout en disant quelque chose, tout en montrant quelques images d'une collectivité qui n'est d'ailleurs ou justement pas a priori la nôtre, ici nommée Japon ou Corée. Livres ouverts, opera-bibliothèques, et pour cela heureux, puisqu'ils éveillent des préférences sans exclure le non (encore) élu. Les plus énigmatiques des manga ou manhwa proposées n'appellent pas forcément une résolution univoque : le tournesol ombilical d'un tokyoïte (Little Fish), l'issue anti-mélodramatique, ou le déni de conclusion, d'une scène sentimentale (Taniguchi), la cohabitation normalisée et amicale d'une chanteuse de karaoké et d'une lapine prolétaire (Byun Ki-Hyun)…

La richesse d'une œuvre d'art, expliquait Castoriadis, ne consiste pas en ce qu'elle cacherait autre chose qu'elle-même, mais en ce qu'en son propre sein « des choses qui peuvent être devant conduisent toujours vers d'autres choses »[10]. Transparentes dans leur obscurité, ces « petites images sans importance » ouvrent une fenêtre-tableau sur leur sujet, excédant ce dernier avec la part de gratuité qu'autorise l'art. Et si l'on montre ou laisse entrevoir ici, c'est bien avant tout, et après tout, pour inviter à venir voir là-bas.

Nicolas Geneix

Exposition

Exposition BD Reporters, 20 décembre 2006–23 avril 2007, Paris, Centre Pompidou, commissaire Boris Tissot, scénographie Olivia Berthon.

Notes de pied de page

  1. ^ Cornélius Castoriadis, Les Voies du labyrinthe-V : Fait et à faire, Paris, Seuil, coll. La Couleur des idées, 1995, p. 15.
  2. ^ Will Eisner, La Bande dessinée, art séquentiel, Paris, Vertige Graphic, 1985 et 1997, p. 65.
  3. ^ Roland Barthes, L'Empire des signes, Paris, Skira, 1970, p. 57.
  4. ^ Ibid., p. 32.
  5. ^ Christophe, La Famille Fenouillard (1893, 1895), Paris, Armand-Colin, 1984, p. 2.
  6. ^ Walter Benjamin, « Eduard Fuchs, collectionneur et historien » (1937), Œuvres III, éd. Rainer Rochlitz, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 2000, p. 207.
  7. ^ Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage (1962), Paris, Pocket, coll. Agora, 1990, p. 26 sqq.
  8. ^ Walter Benjamin, Charles Baudelaire – Un poète lyrique à l'apogée du capitalisme (1935-1939), Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1982, p. 251.
  9. ^ Shoei Imamura, court métrage pour le film collectif 11'09"01, 2003.
  10. ^ Cornelius Castoriadis, Fenêtre sur le chaos (1989-1995), Paris, Seuil, coll. , 2007, p. 153.
 

Référence électronique

Nicolas GENEIX, « PETITS DESSINS POUR OBSERVATEURS LOINTAINS », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Janvier / Février 2008, mis en ligne le 30/07/2018, URL : https://www.crlv.org/articles/petits-dessins-observateurs-lointains