Pour une revue de terrain

POUR UNE LITTÉRATURE DE TERRAIN ET DE CIRCONSTANCE
Des heureuses coïncidences de deux entreprises éditoriales

Jean-François Guennoc

Dans son Tour des horizons Adrien Pasquali nous rappelait, chiffres à l’appui, que la littérature de voyage a toujours connu un grand succès auprès du public et donc les faveurs attentionnées des éditeurs. Une mode intemporelle en quelque sorte, mais dont on peut regretter qu’elle n’emprunte pas toujours les chemins de l’invention ; ou alors au sens de l’archéologie patrimoniale en déterrant les trésors d’autrefois. La réédition abonde, l’hommage se cultive, les pèlerinages littéraires se multiplient, mais le souffle de la création originale manque souvent à cette littérature du dehors. Saluons donc la publication de deux ouvrages entièrement ou partiellement dédiés aux formes contemporaines de cette littérature, publiés respectivement par les éditions Buchet-Chastel et Noir sur Blanc. Il s’agit du premier numéro du Journal des lointains dirigé par Marc Trillard, et de La vie est un reportage, anthologie du reportage littéraire polonais, dirigé par Margot Carlier.

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Ces deux livres, à l’identité générique apparemment distincte, partagent de nombreux points communs : le choix du recueil de textes brefs et extrêmement variés, un même éloge de la curiosité, et une même inclination pour les figures et les sujets non académiques. A la lecture des deux volumes, on est frappé par ces effets de parenté et le brouillage des repères génériques qu’ils provoquent. Ce qui ne manque pas d’interroger sur les aléas de l’histoire littéraire, et le rôle des conditions de création et de réception dans la définition de la notion même de littérarité.

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Le premier numéro du Journal des lointains est exemplaire à cet égard. Si son titre renvoie immédiatement à la longue histoire des revues de voyages telle Le Tour du Monde, L'Illustration, Excelsior ou Le Petit Journal, aiguisant une curiosité empreinte de nostalgie, son préambule l’inscrit résolument dans la tradition plus récente d’une littérature francophone ouverte sur le monde, dans la lignée de la revue Gulliver de Michel Le Bris ou du livre manifeste Pour une littérature voyageuse : « […] le Journal des lointains milite pour une littérature se fécondant au contact de l’ailleurs, de l’inconnu, de l’autre […] Voilà pourquoi il sera également question ici d’une littérature « de terrain », aussi appelée de circonstance, dans la noble acception de l’expression ». L’ambition, on le voit, dépasse le genre viatique et concerne la regénération de l’idée même de littérature, ou pour le dire en d’autres termes, nous serions là aux marges du champ littéraire, dans la zone de tous les possibles narratifs. Le champ de manœuvre s’élargit aux quatre horizons.

La composition de l’ouvrage témoigne du désir évident et salutaire de rompre avec l’ethnocentrisme puisqu’il aborde successivement le Canada, l’Afrique, le Proche-Orient, l’Asie sans oublier une ode à la mer dans un mouvement aussi cardinal que politique. Cependant en suivant ainsi l’itinéraire des anciennes circumnavigations, il s’augmente d’une certaine poésie géographique.

Cet effet de surprise, d’un sens subsidiaire qui s’impose à l’imagination et détourne le programme censé la maîtriser, se retrouve dans la plupart des contributions. Les voyages qui y sont relatés, faits à l’occasion de colloques, de salons du livre, ou d’ateliers d’écriture, décrivent la condition contemporaine de l’écrivain. Cette situation n’est pas inédite, ce qui est nouveau en revanche réside dans sa banalisation et son universalisation. L’appellation de littérature mondiale ou de world fiction, dont l’origine a partie liée avec le commerce, promeut l’écrivain en tant que professionnel de la culture. Souvent critique ou circonspect quant au rôle qu’on lui fait jouer, l’écrivain se représente dans ces textes comme tentant de saisir dans l’interstice de ces séjours studieux un peu de la lumière du dehors, bref d’avoir prise sur le monde.

Sami Tchak dans « N’Djamena, ma capitale » y parvient en délaissant l’hôtel des conférences pour les banlieues ténébreuses de la ville. Symboliquement, c’est par ce détour qu’il pourra déchiffrer la mise en garde presque menaçante de l’employé de l’hôtel. Le meurtre ne résulte pas forcément d’un état d’anarchie, des lois ont cours, celles de l’honneur défendu à l’arme blanche lors de duels ou de vendettas. Le traitement narratif de ce qui n’aurait pu être qu’un fait-divers, construit la découverte progressive d’un autre monde régi par une autre juridiction, où les mots trouvent dans la mort une valeur sacrée. Le texte aboutit presque à la création d’un conte noir rappelant la nouvelle Colomba de Mérimée.

Yvon Le Men, poète décidément très à l’aise dans l’écriture de la prose – citons pour mémoire un autre de ses récits Elle était une fois, Paris, Flammarion, 2002 – est lui aussi confronté à cette violence dans « Un voyage au Mali ». Mais face au renoncement voire à la malédiction de la littérature, il oppose l’invention poétique. Son texte, profitant de ce que toutes les photographies ont été perdues, cherche à aller au-delà de l’image. Le jeu verbal instaure la primauté du rythme sur le caractère un peu définitif et ostentatoire du faire voir. Le soin pris à la chute des paragraphes désigne là encore la nouvelle comme l’un des modèles narratifs les plus prégnants.

L’art du conte en propose un autre. Le texte de Jean-Louis Kuffer, « La Tentation des Samoa », en mêlant ses lectures à des anecdotes autobiographiques et en superposant les voyages le met en scène. Si les voyages apparaissent désormais impossibles et les conférences littéraires atteintes d’une immense vanité, reste au voyageur le charme de l’auberge des conteurs, l’érudition en goguette dans la lignée d’un Cendrars ou d’un Bouvier.

Citons enfin pour clôre ce trop rapide passage en revue, mais pour souligner le caractère très varié du choix de textes la déambulation d’Eric Sarner dans « Je marche dans Berlin ». Plus égotiste, il use d’un vocabulaire où perce le lexique des débats intellectuels et de la conscience de l’écrivain, comme s’il se situait en lisière des "post" et des "ismes" dans le Berlin chamboulé et réunifié. « De là ce sentiment d’une danse parfois heureuse entre le pavé lourd et l’air libre ».

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L’école du reportage, présentée par Margot Carlier, s’est affranchie depuis longtemps du cadre étroit d’une écriture seulement informative et documentaire pour s’instaurer comme l’un des lieux les plus dynamiques de la création littéraire polonaise du dernier demi-siècle. L’anthologie présente un aperçu de cette histoire en rassemblant les différentes générations d’écrivains, permettant aussi de saisir l’évolution des pratiques corrélativement à la pression de la censure.

Toutes les possibilités formelles de la littérature sont employées dans ce jeu de contournement. Il s'agit de prendre la censure au dépourvu en se détournant des réflexions générales pour les destinées individuelles, en détournant le détail apparemment dérisoire pour l’investir du sens caché du texte, en pratiquant le récit « à double fond ».

D’où à la lecture de ces textes, inédits en français, une réelle jubilation devant tant de virtuosité et de vigueur critique. Et il faut l’avouer, à certains moments, un reste d’incrédulité. L’histoire de « La dix-septième bille » d’Hanna Krall paraît trop belle pour être vraie. Le chef d’un comité local du parti choisi pour ses dons de jongleur et d’illusionniste. Et pourtant c’est l’un des principes de cette école, fidèle à l’exigence journalistique de vérité, que de ne proposer que des faits attestés. Le comique de la situation se hausse même à une certaine émotion quand l’artiste se livre à une confession sur son trac, son bonheur d'être en scène et son angoisse de l'imperfection.

On mesure dès lors la grandeur et la difficulté de ce travail d’enquête préalable au travail de style précédemment évoqué. La pratique du journalisme en pays tempéré et libre ne nous a pas habitué à ces récits où la fin ne délivre aucune morale et où les moyens se justifient d’eux-mêmes. Pour preuve, le très beau texte de Ryzard Kapuscinski, « Le Macchabée », où le journaliste se joint à un groupe d’ouvriers chargés de ramener dans son village natal le cadavre d’un des leurs mort à la mine. Une économie de moyens digne des récits behaviouristes, des dialogues sans mots introducteurs, sans marques énonciatives qui signale la prise en charge de la parole par l’autorité du journaliste, sans rien donc qui puisse assurer le lecteur du sens de l’évènement, qui puisse le rassurer. La médiation, donc la distance avec la chose vue et racontée, construit son effacement et la scène demeure : « Nous avons fini par reprendre la route. L’aube nous a accueillis, le soleil nous a chauffés de ses rayons. Nous allions de l’avant, les jambes pliées, les bras engourdis, les mains gonflées, mais nous l’avons porté jusqu’au cimetière, jusqu’à sa tombe, ultime havre où l’homme jette l’ancre pour toujours. Stefan Kanik, dix-huit ans, tué dans un accident tragique lors d’une explosion dans une galerie de mine, écrasé par un bloc de charbon. »

Kapuscinski qui écrivait aussi que « pour être reporter, il faut être un homme bon. Les gens mauvais ne font pas de bons reporters. Seul un être bon essaie vraiment de comprendre les autres : leurs motivations, leurs idées, leurs croyances, leurs difficultés et leurs drames. Et, d’emblée, il s’associe à leur destin. » Et si la spécificité de l’école polonaise résidait finalement dans cette éthique de la sympathie, cette pratique d’une philosophie empirique et d’une poétique narrative là aussi héritée de la nouvelle ?

Jean-François Guennoc

Référence électronique

Jean-François GUENNOC, « Pour une revue de terrain », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Année 2005, mis en ligne le 22/07/2018, URL : https://www.crlv.org/articles/revue-terrain