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En 1555, Nicolas Durand de Villegagnon, chevalier de Malte et vice-amiral de Bretagne, soutenu par Gaspard de Coligny, prend la tête d’une expédition française au Brésil : c’est l’éphémère projet de « France antarctique » qui a pu apparaître comme un refuge pour les protestants français déjà persécutés[1] avant que n’éclatent, en 1562, les guerres civiles de la seconde moitié du XVIe siècle. Or, dans la baie de Rio de Janeiro, un conflit ne tarde pas à éclater entre Villegagnon et un groupe de protestants genevois, parmi lesquels se trouve un jeune cordonnier, Jean de Léry. Une controverse autour de l’Eucharistie est à l’origine de cette querelle : il apparaît que Villegagnon ne souscrit pas à l’interprétation figurée que les calvinistes ont de la Cène[2]. Se sentant trahis par l’apostasie de Villegagnon, les Genevois sont contraints de quitter le fort Coligny et sont accueillis par des Amérindiens Tupinamba, en une expérience de l’altérité rendue possible par le mauvais accueil de Villegagnon. Peu après le retour de celui-ci en France débute une guerre des libelles qui l’oppose aux pamphlétaires huguenots, dont le ministre Pierre Richer qui a voyagé au Brésil avec Léry. Les gravures satiriques se multiplient, caricaturant Villegagnon, le « Caïn de l’Amérique[3] », en cyclope anthropophage[4]. Lorsque Jean de Léry publie en 1578 la première édition de son Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil, l’image qu’il donne de Villegagnon participe de ce contexte. Léry l’y représente notamment en « Roland furieux » en une référence ironique à l’œuvre de l’Arioste qui connaissait alors un succès considérable[5]. De fait, à la fin du chapitre VI, Léry fustige son attitude :
[…] puis que Villegagnon a tant fait le Roland le furieux contre ceux de la Religion reformée, nommément depuis son retour en France : leur ayant, di-je, tourné le dos de ceste façon, il me semble qu’il meritoit que chacun sceust comme il s’est porté en toutes les religions qu’il a suyvies […] (p. 192).
Bien que cette formule ne soit employée qu’une fois dans l’œuvre, elle se révèle particulièrement appropriée pour désigner Villegagnon dans l’Histoire d’un voyage[6]. Cette image traduit l’ambiguïté de la figure du chevalier de Malte : le rire recherché ici[7] se joint à la représentation insistante de Villegagnon en personnage farcesque, en bouffon ; dans le même temps, sa « fureur » témoigne des conséquences tragiques de ces prémices des guerres de religion qui se sont jouées au Brésil. La tournure même « a tant fait le Roland le furieux » à la fois paraît lui attribuer un rôle de théâtre et souligne l’omniprésence, l’insistance d’attaques répétées contre les réformés.
Villegagnon dans l’Histoire d’un voyage
Villegagnon structure le récit
Villegagnon, à l’origine du voyage de Léry, n’apparaît que dans quelques chapitres, mais sa présence structure l’ensemble de l’Histoire d’un voyage. Il est mentionné dès la page de titre, « Contenant la navigation, et choses remarquables, veuës sur mer par l’aucteur. Le comportement de Villegagnon en ce pays-là » (p. 45), puis dans la dédicace à François de Coligny où il est accusé d’avoir fait échouer le projet de la France antarctique (p. 48). Dans les pièces liminaires, comme en écho à l’expression « Roland le furieux » employée par Léry, un sonnet associe Villegagnon à la « fureur » : « Fureur, mensonge et la guerre dispose / Villegagnon, Thevet, et le François » (p. 53) ; dans un autre sonnet, Villegagnon est « le Traistre à Dieu, et à son Roy » (p. 54). Nous le retrouvons ensuite dans le prologue et au chapitre I ; le chapitre VI, moment charnière entre l’arrivée de Léry au Brésil et sa rencontre avec les Tupinamba, lui est entièrement consacré ; mentionné plusieurs fois ensuite, il reparaît dans les deux derniers chapitres, encadrant ainsi le récit de Léry.
Plus encore, le texte devient par instants polyphonique et nous fait entendre la voix de Villegagnon, renforçant sa présence : Léry insère sa lettre à Calvin (p. 67-73), écrite « d’ancre de Brésil » (p. 67 et p. 178) comme l’Histoire d’un voyage[8], et deux oraisons (p. 168-174).
L’erreur dissipée
Le récit de la trahison de Villegagnon est celui de l’expérience d’une erreur et de sa révélation. Léry privilégie l’hypothèse de son hypocrisie plutôt que celle d’un changement. Villegagnon aurait dupé Coligny, Calvin et le groupe des huguenots, en témoignent les remarques suivantes : « sous ce pretexte et belle couverture » (p. 107) – « couverture » que Léry révèlera, découvrira –, « feignant tousjours de brusler de zele d’avancer le regne de Jesus Christ, et le persuadant tant qu’il pouvoit à ses gens » (p. 108), « luy de sa part avec un visage ouvert, ce sembloit, nous accolant et embrassant nous fit un fort bon accueil » (p. 161). Léry et ses compagnons sont trompés, et plus encore qu’eux Richer qui voit en Villegagnon « un second sainct Paul » (p. 165). Le voyageur, toutefois, fait juge le lecteur de la difficulté de comprendre son caractère :
[…] [Villegagnon] prononça à haute voix deux oraisons, desquelles ayant eu copie, à fin que chacun entende mieux combien il estoit mal-aisé de cognoistre le cœur et l’interieur de cest homme, je les ay ici inserées de mot à mot, sans y changer une seule lettre. (p. 167-168)
Enfin, l’hypocrisie, déjà connue des lecteurs de Léry, est révélée en un commentaire qui fait de « l’ostentation » la principale caractéristique de Villegagnon :
Cependant, et pour le faire court, verifiant bien tost apres ce qu’a dit un Ancien : assavoir, qu’il est mal aisé de contrefaire long temps le vertueux, tout ainsi qu’on appercevoit aisément qu’il n’y avoit qu’ostentation en son fait […] (p. 175).
Un réquisitoire
Le récit viatique de Léry, histoire de son expérience, est aussi une œuvre polémique : Villegagnon est, avec Thevet, l’un de ses principaux adversaires, à la différence que le chevalier de Malte n’est pas seulement un ennemi mais un traître, plutôt Ganelon que Roland sur ce point, qui paraît à Léry avoir dupé les huguenots par de fausses promesses. L’hypocrisie n’est toutefois pas le seul défaut de Villegagnon. Opiniâtre (« si ne laissoyent-ils [Villegagnon et Cointa] pas pour cela de demeurer opiniastres », p. 176, « il vouloit opiniastrement […] », p. 182), Villegagnon se montre colérique (« se faschant en France, et mesme ayant receu quelque mescontentement en Bretagne », p. 106), impatient (il n’attend pas la réponse de Calvin, p. 186), mais aussi cruel et inhumain (« Voila en passant un petit mot de son inhumanité », p. 190).
Tout cela fait bien de lui un personnage mené par la fureur, « Roland le furieux » ou Caïn. Pourtant, Léry assure ne pas tout dire : « je n’en ay pas dit à peu pres de ce que j’eusse fait, s’il estoit de ce temps en vie » (p. 89), « joint que pour la raison que j’ay jà touchée en la preface, il s’en faut beaucoup que je dise tout ce que j’en sçay » (p. 192), de manière à poursuivre incessamment le réquisitoire par l’infinité sous-entendue de l’aposiopèse.
Un « Roland le furieux » farcesque : la caricature de Villegagnon
Villegagnon, un bouffon bigarré
À travers la caricature de Villegagnon s’exprime toute la verve satirique de Léry. Le vice-amiral attire l’attention sur lui plutôt que sur le prêche de Richer : « ne cessant de joindre les mains, de lever les yeux au ciel, de faire de grands souspirs, et autres semblables contenances, faisoit esmerveiller un chacun de nous » (p. 163), une ostentation qui s’oppose à la communion collective et discrète des huguenots au début du chapitre VI[9]. Loin de l’humilité attendue, « […] pour faire confession de sa foy en la face de l’Eglise, [il se] m[et] à genoux sur un carreau de velours (lequel son page portoit ordinairement apres luy) […] » (p. 167). Faisant preuve d’hybris, il se compare au Christ en accueillant les huguenots : « Mes enfans (car je veux estre vostre pere), comme Jesus Christ estant en ce monde n’a rien faict pour luy […] aussi […] tout ce que je pretens faire ici […] » (p. 162). Or, Léry s’amuse à souligner son inaptitude théologique ; Villegagnon paraît aussi acharné à débattre théologiquement qu’il en est incapable, tient des « propos […] ridicules » (p. 183), qui contrastent d’ailleurs avec ses lettres, et ne comprend pas ses propres opinions :
Que si vous demandez maintenant : comment doncques, veu que tu as dit qu’ils [Villegagnon et Cointa] rejettoyent les deux susdites opinions de la Transubstantiation et Consubstantiation, l’entendoyent-ils ? Certes comme je n’en scay rien, aussi croy-je fermement que ne faisoyent-ils pas eux-mesmes […] (p. 176).
Cette caricature mêle au ridicule de son attitude celui de son apparence, faisant de Villegagnon un bouffon. Ses vêtements sont longuement décrits par Léry, en un passage particulièrement satirique :
[…] il s’en fit faire six habillemens à rechange tous les jours de la sepmaine : assavoir, la casaque et les chausses tousjours de mesme, de rouges, de jaunes, de tannez, de blancs, de bleux et de verts : tellement que cela estant aussi bien seant à son aage et à la profession et degré qu’il vouloit tenir, qu’un chacun peut juger, aussi cognoissions nous à peu pres à la couleur de l’habit qu’il avoit vestu de quelle humeur il seroit meu ceste journée-là : de façon que quand nous voyons le vert et le jaune en pays, nous pouvions bien dire qu’il n’y faisoit pas beau. Mais sur tout quand il estoit paré d’une longue robbe de camelot jaune, bendée de velour noir, le faisant mout beau voir en tel equippage, les plus joyeux de ses gens disoyent qu’il sembloit lors son vray enfant sans souci. (p. 190-191)
Que les costumes soient unis ou bicolores (comme la « robbe de camelot jaune, bendée de velour noir »), cette accumulation de couleurs dans le texte fait du personnage un bouffon bigarré, ce que renforce l’allusion carnavalesque à l’« enfant sans souci[10] ». Comme l’écrit Frank Lestringant – en introduction d’un ouvrage consacré au genre des « discours bigarrés », narration brève qui se développe à la fin du XVIe siècle –, « Qui dit bigarrures dit mélange et rayure, quelque chose de pas trop catholique et d’un peu diabolique, comme l’a rappelé naguère l’historien Michel Pastoureau[11] ». De pas trop protestant non plus, pourrait-on ici ajouter. De fait, tel est l’objectif de Léry : créer un contraste entre un Villegagnon bariolé et la sobriété des huguenots, entre l’apparence farcesque du premier et la gravité des seconds. En outre, sa bigarrure vestimentaire témoigne de l’inconséquence de son caractère, tout aussi bigarré : Villegagnon est mu par « l’inconstance et [la] variation » (p. 196). Cela participe au portrait d’un personnage atteint de fureur : « mené qu’il estoit au reste d’un esprit de contradiction[12] » (p. 181), « voul[ant] absolument tout remuer à son appetit » (p. 182), Villegagnon est bien un « Roland furieux » colérique, proférant des jurons dont son « serment ordinaire » : « corps sainct Jaques » (p. 188).
Sa colère et sa violence se trouvent ainsi tout autant mises à distance que particulièrement présentes. La fin du chapitre VI apparaît à la fois comme un arrêt dans le temps et un mouvement incessant de Villegagnon « le furieux » : « […] à fin de traiter d’autres points, je le lairray pour maintenant battre et tourmenter ses gens dans son fort […] » (p. 196).
Nuancer le portrait ?
Cependant, pour se montrer objectif ou pour dissimuler la caricature pourtant évidente, Léry admet que Villegagnon puisse être loué en certains points : « Surquoy aussi à fin de ne taire non plus ce qui estoit louable que vituperable en Villegagnon […] » (p. 180). Il approuve la décision du chevalier de Malte qui « fit deffense à peine de la vie, que nul ayant le titre de Chrestien n’habitast avec les femmes des sauvages » (p. 180). Léry oppose même son témoignage à un portrait rétrospectif de Villegagnon : « […] quoy que depuis mon retour j’aye entendu dire de luy : que quand il estoit en l’Amerique il se polluoit avec les femmes sauvages, je luy rendray ce tesmoignage, qu’il n’en estoit point soupçonné de nostre temps » (p. 181). Au-delà d’un simple constat, l’éloge se poursuit, l’adjectif « louable » déjà employé trouvant ensuite un écho :
Selon doncques que j’en ay cogneu, tant pour son regard que pour les autres, il estoit à louër en ce poinct ; et pleust à Dieu que pour l’advancement de l’Eglise, et pour le fruict que beaucoup de gens de bien en recevroyent maintenant, il se fust aussi bien porté en tous les autres. (p. 181)
Certes, l’éloge est restreint, face aux nombreuses accusations. Comme l’écrit Neil Kenny, « Dans un sens, alors, le passage est une espèce de concessio qui, en établissant l’èthos honnête de l’auteur, rend d’autant plus persuasive sa condamnation globale de Villegagnon[13] ». Toutefois, ce passage nuance tout de même le portrait et Frank Lestringant, dans sa préface, souligne à ce sujet : « En attendant il est permis de découvrir entre l’auteur de l’Histoire et le vice-roi de la France antarctique un certain degré de connivence. […] Léry lui conserve une certaine estime » (p. 23). À la déception, au sens d’une tromperie de l’hypocrite Villegagnon, se joint une déception au sens actuel du terme. De fait, Léry éprouve un regret : contrairement à ses autres adversaires auxquels il ne reconnaît aucune qualité (Thevet en particulier), Villegagnon aurait pu être meilleur qu’il n’a été. Mais il est atteint de fureur.
Villegagnon le « sauvage » ? La spécificité du regard de Léry
En rapportant ses propres souvenirs de Villegagnon, opposant ce qu’il a « entendu dire de luy » (p. 181) à ce qu’il a vu, Léry présente un regard personnel. Certes, il reste redevable de la tradition pamphlétaire et s’y inscrit, faisant référence à des pamphlets protestants, « [l]’estrille et l’espoussette[14] » (manchette, note 3, p. 183), ou à des gravures satiriques, dont le « renversement de la grande marmite[15] » (p. 191) où Villegagnon est représenté « comme un sauvage » (p. 191). Le portrait qu’en fait Léry participe alors, en partie seulement, de cette image et sa représentation de Villegagnon révèle aussi la spécificité de son regard.
Par la récurrence de l’expression « sa vieille peau », Villegagnon se trouve implicitement comparé aux « femmes des sauvages » (p. 180) : parmi celles-ci, « il n’y en eut pas une qui laissant sa vieille peau, voulust advouër Jesus Christ pour son sauveur » (p. 180-181) ; de même, Villegagnon « mourut finalement inveteré en sa vieille peau » (p. 549). Le débat sur la Cène amène, comme dans la tradition pamphlétaire huguenote, une représentation de Villegagnon en cannibale et même en théophage[16] :
[…] ils [Villegagnon et Cointa] vouloyent neantmoins non seulement grossierement, plustost que spirituellement, manger la chair de Jesus Christ, mais qui pis estoit, à la manière des sauvages nommez Ou-ëtacas, dont j’ay parlé ci-devant, ils la vouloyent mascher et avaler toute crue. (p. 176-177)
Manger cru rapproche Villegagnon des Waitaka, les ennemis des Tupinamba, mais aussi, une fois de plus, du Roland furieux[17]. Réciproquement, les Waitaka sont désignés par Léry comme des « resveille-matin » (p. 156), en une possible allusion au pamphlet protestant Le Reveille-matin des François[18] : le départ des huguenots vers les Tupinamba est ainsi préparé dans le texte par les liens tissés entre les ennemis des uns et ceux des autres. En un renversement de l’image du Cannibale, certains compagnons de Léry « avoyent grande envie, de le jeter [Villegagnon] en mer, Afin, disoyent-ils, que sa chair et ses grosses espaules servissent de nourriture aux poissons[19] » (p. 194). Ses « grosses espaules », unique description physique de Villegagnon dans le texte, sont la seule allusion de Léry à la démesure physique du personnage dans les gravures ; dans l’Histoire d’un voyage, Villegagnon reste un humain, non un cyclope.
Par son expérience, Léry en sait plus que les graveurs : « si celuy ou ceux qui comme un sauvage […] le firent peindre tout nud […], eussent esté advertis de ceste belle robbe […] » (p. 191). Il a certes pu songer à ces gravures en comparant Villegagnon au personnage de l’Arioste, puisque la folie de Roland[20], dans l’un des épisodes les plus célèbres du Roland furieux, a pour conséquence sa nudité. Mais le Villegagnon de Léry est, au contraire de Roland, trop habillé, tandis que les autres Français manquent de vêtements : « […] ayant […] grande quantité de draps de soye et de laine, qu’il aimoit mieux laisser pourrir dans ses coffres que d’en revestir ses gens (une partie desquels neantmoins estoyent presques tous nuds) […] » (p. 190). Ce sont alors les Genevois, plutôt que Villegagnon, qui sont comparés aux Amérindiens : non seulement les Français manquent d’habits, mais Amérindiens et huguenots éprouvent la même déception face au « père » ; Villegagnon est Paycolas (le père Nicolas, p. 159) pour les premiers et déclare aux seconds : « je veux être vostre pere » (p. 162). Cela est ensuite rappelé par Léry : « il sembloit nous traiter un peu plus rudement que le devoir d’un bon pere […] ne portoit envers ses enfans » (p. 165) ; de même, les Margajas déplorent son attitude :
[…] ces pauvres gens disoyent souvent en leur langage : Si nous eussions pensé que Paycolas (ainsi appeloyent-ils Villegagnon) nous eust traité de ceste façon, nous nous fussions plustost faits manger à nos ennemis que de venir vers luy. (p. 190)
Villegagnon provoque ainsi, par son inhumanité, la rencontre de Léry avec les Tupinamba ; leur accueil contraste avec la cruauté du nouveau Roland furieux : « [nous] frequentions, mangions et beuvions parmi les sauvages (lesquels sans comparaison nous furent plus humains que celuy lequel, sans luy avoir meffait, ne nous peut souffrir avec luy) […] » (p. 196).
Lecture rétrospective par Léry de la « Fureur » de Villegagnon en temps de guerres civiles
Violence du conflit
Il n’est peut-être pas anodin que le terme de « furie » soit utilisé, dans la préface, pour désigner les guerres civiles : « les confusions survenantes en France sur ceux de la Religion, je fus contraint, à fin d’éviter ceste furie, de quitter à grand haste tous mes livres et papiers pour me sauver à Sancerre » (p. 62). De la sorte, la fureur de Villegagnon à l’encontre des protestants fait de lui, rétrospectivement, un précurseur des guerres civiles. Le premier chapitre rappelle que des huguenots ont été « bruslez vifs » (p. 106) ; tel est aussi le projet de Villegagnon contre eux à la fin (p. 505), avant d’exécuter trois compagnons de Léry par noyade. La cruauté de ses actions (dont la torture au lard chaud fondu, p. 190) fait également écho à la violence des guerres de religion.
De même, l’emploi de l’image du Cannibale que le débat de l’Eucharistie a fait surgir est aussi un motif récurrent dans le récit des guerres civiles. Au chapitre XV, Léry évoque le cannibalisme auquel il a pu assister pendant les guerres de religion (p. 375-376), ce qu’il narre également dans son Histoire mémorable de la ville de Sancerre parue en 1574[21]. Il a ainsi inspiré à Montaigne l’essai « Des Cannibales » :
Je pense qu’il y a plus de barbarie à manger un homme vivant, qu’à le manger mort, à déchirer par tourments et par géhennes, un corps encore plein de sentiment, le faire rôtir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens, et aux pourceaux : comme nous l’avons, non seulement lu, mais vu de fraîche mémoire, non entre des ennemis anciens, mais entre des voisins et concitoyens, et qui pis est, sous prétexte de piété et de religion, que de le rôtir et manger après qu’il est trépassé[22].
Ce même retournement de l’image du Cannibale se retrouve chez Nicolas de Cholières. Malgré le ton facétieux de son recueil, les Matinées, il revient dans la « première matinée » sur la violence des Espagnols à l’égard des « Cannibales[23] », mais aussi sur leur propre anthropophagie : les Espagnols sont « sortis de leur pays, pour aller là s’entremanger[24] » lors des famines qu’ils connaissent en mer. Comme chez Léry, l’image de la violence extérieure est un moyen de condamner la violence intérieure des guerres civiles contemporaines de l’œuvre, même si le texte de Cholières reste plus implicite sur ce rapprochement.
Chez Léry, autour de la figure de Villegagnon s’effectue ainsi une porosité des temps et des lieux : sur le Brésil se superpose la France des guerres de religion. La violence inquiétante parce que sans cause d’un Roland furieux qui agit sans nécessité est réinterprétée comme un signe avant-coureur du conflit.
La trahison de l’Apostat
Avant le massacre de Wassy et celui de la Saint-Barthélemy, les martyrs protestants condamnés par Villegagnon apparaissent comme les premières victimes des guerres civiles. Or, la première victime de la Saint-Barthélemy, l’amiral de Coligny, est à l’origine du voyage de Léry. L’apostasie de Villegagnon, de son sbire Cointa et de Matthieu de Launay (p. 87) représente alors une trahison comme celle des instigateurs de la Saint-Barthélemy et permet de mettre en relief la constance des martyrs, dont Coligny lui-même. Léry n’insiste pas sur ce dernier point, mais le fils de Coligny est le dédicataire de l’œuvre ; dans Les Tragiques, Agrippa d’Aubigné met de même en avant la figure de « l’Amiral admirable[25] » par opposition à de nombreuses figures d’apostats, dont bien sûr Henri IV lui-même.
Fin de l’utopie, début d’une autre ? La question de l’élection
La fureur de Villegagnon a appris à Léry et ses compagnons l’échec de l’utopie huguenote d’un « refuge ». La lecture rétrospective des événements leur donne un sens ; Léry évoque avec insistance une providence qui les aurait protégés et aurait déjoué les mauvais tours de Villegagnon : « Dieu […] surprend les rusez en leurs cautelles […] » (p. 546). Un sentiment d’élection transparaît par opposition à celui qui n’a pas été élu, comme le révèlent son apostasie et la mauvaise conscience qui le trouble : « je puis asseurer, que lors de sa revolte, comme s’il eust eu un bourreau en sa conscience, il devint si chagrin […] » (p. 188) ; la fureur de ce nouveau Roland serait alors une conséquence, ou un châtiment, de ses actions.
Cette opposition des élus à celui qui ne l’est pas donne alors tout son sens au fait que l’œuvre, avant la « conclusion » (p. 550), s’achève sur le récit de la mort de Villegagnon qui n’a pas changé :
Et pour satisfaire à ceux qui voudroyent demander que c’est qu’il est devenu, et quelle a esté sa fin, nous, ainsi qu’on a veu en ceste histoire, l’ayans laissé habitué en ce pays-là au fort de Colligny, je n’en ay depuis ouy dire autre chose, et ne m’en suis pas aussi autrement enquis, sinon que quand il fut de retour en France, apres avoir fait du pis qu’il peut et de bouche et par escrit contre ceux de la religion Evangelique, il mourut finalement inveteré en sa vieille peau […]. Mesme comme j’ay sceu d’un sien neveu, […] il donna si mauvais ordre à ses affaires […] et fut si mal affectionné envers ses parens, que sans qu’ils luy en eussent donné occasion ils n’ont gueres mieux valu de son bien, ni en sa vie, ni apres sa mort. (p. 549-550)
Mauvais « père » envers les protestants, il est tout aussi « mal affectionné » envers sa propre famille. Perdurent ainsi, selon ce blâme funèbre, les signes de sa folie : l’ingratitude et le désordre.
Ainsi, le flou entretenu par Villegagnon (ou que Léry croit percevoir en celui-ci) sur sa conception de l’Eucharistie accompagne des effets de brouillage concentrés, dans tout le texte, autour de la figure du chevalier de Malte. Les frontières spatiales et temporelles se brouillent entre par-delà et par-deçà, entre Français et Tupinamba, entre le temps du voyage et celui des guerres civiles. Un brouillage narratif s’effectue aussi par l’accès dans le texte à la voix, aux écrits de Villegagnon. La caricature et le réquisitoire sont, eux, le plus souvent évidents, mais introduisent tout de même une ambivalence entre le rire et le tragique, entre la farce et la violence effective. En faisant « le Roland le furieux », Villegagnon devient chez Léry un bouffon dangereux. Le récit viatique est un retour rétrospectif sur une expérience, ce qui est particulièrement apparent autour du rôle de Villegagnon. Paradoxalement, dans ce voyage en un lieu entièrement inconnu de Léry, Villegagnon aurait dû faire figure de la familiarité. Ce n’est pas le cas, ou plutôt la seule familiarité qu’il représente pour les huguenots est celle de la persécution plutôt que du refuge. Léry l’érige en ennemi parce que cette adversité est ce qui dans l’œuvre justifie et prépare l’expérience de l’altérité. À travers Villegagnon, il conjure par la farce les violences des guerres civiles et en même temps les représente en en montrant l’incohérence dans ce personnage déraisonnable. Et ce faisant, c’est un peu Léry aussi qui s’amuse à faire « le Roland le Furieux » contre Villegagnon.
[1] Jean de Léry, Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil [1578], éd. de Frank Lestringant, Paris, Le Livre de Poche, « Classiques », 1994, p. 106 et la note 2. Nos citations renverront à cette édition. Arlette Jouanna précise toutefois : « Malgré ce qu’écrit plus tard le pasteur Jean de Léry […] l’expérience n’a pas pour but de créer un refuge pour les réformés persécutés », La France du XVIe siècle, 1483-1598, PUF, « Quadrige manuels », 1996, p. 108.
Notes
Voir Frank Lestringant, « Tristes tropistes. Du Brésil à la France, une controverse à l’aube des guerres de religion », Revue de l’histoire des religions, t. 202, n° 3, 1985, p. 267-294.
« […] à bon droit […] quelqu’un l’a nommé le Cain de l’Amerique », Jean de Léry, éd. cit., p. 549. Sur cette expression, voir la note de Frank Lestringant.
Pour ces gravures et des précisions sur la figure du vice-amiral, nous renvoyons à l’article de Frank Lestringant : « Villegagnon, entre légende noire et légende dorée », Revue d’histoire du protestantisme, vol. 1, n° 1, 2016, p. 35-53. Voir aussi Frank Lestringant, Jean de Léry ou l’invention du sauvage, Paris, [Champion, 1999] Classiques Garnier, 2016, notamment p. 53.
Voir l’article d’Élise Rajchenbach-Teller, « Le Roland Furieux, Sulpice Sabon pour Jean Thelusson, 1543-1544 », Réforme, Humanisme, Renaissance, n° 71, 2011, p. 45-54, consacré à la publication de la première traduction française de l’œuvre.
Je tiens à remercier Sylvie Requemora de m’avoir proposé, à l’occasion de la préparation de l’agrégation, le sujet de leçon « Villegagnon, un Roland furieux » et de m’avoir conviée ensuite à présenter ces pages.
Il s’agit d’une « allusion plaisante », pour reprendre l’expression de Frank Lestringant, note 1, p. 192.
« […] monstrant les memoires que j’avois, la pluspart escrits d’ancre de Bresil » (p. 61). Sur l’authenticité de la lettre de Villegagnon, remise en question par Arthur Heullard dans un ouvrage panégyrique sur Villegagnon (Villegagnon, roi d’Amérique. Un homme de mer au XVIe siècle (1510-1572), Paris, Ernest Leroux, 1897), voir Léry, éd. cit., note 1, p. 67.
« […] la premiere chose que nous fismes, apres avoir mis pied à terre, fut de tous ensemble en rendre graces à Dieu » (p. 161).
« Léry veut dire par là que Villegagnon ressemble à une figure de Carnaval », précise Frank Lestringant, éd. cit., note 1, p. 191.
Frank Lestringant, « Bigarrures », in Contes et discours bigarrés, Cahiers V. L. Saulnier, n° 28, Paris, Centre V. L. Saulnier, PUPS, 2011, p. 7-13, p. 7.
Sur cette formule, voir Neil Kenny, « La part du dire dans le contredire, ou l’inconstance des paroles humaines : Léry, Montaigne, Colletet », Seizième Siècle, n° 4, 2008, p. 255-287, en particulier p. 258-266.
« […] d’autres depuis l’estrillerent, et espousseterent » (p. 183), écrit Léry. Sur ces pamphlets, voir la note 3 p. 183.
Pour cette gravure, nous renvoyons à Frank Lestringant, « Villegagnon, entre légende noire et légende dorée », art. cit., p. 42-44, qui en donne une reproduction p. 43. Villegagnon y est « représenté nu, le diadème de plumes en tête et brandissant de la main gauche l’épée-massue ornée d’un panache de plumes, caractéristique des guerriers Tupinamba. En outre, ce roi cannibale arbore en sautoir un collier de coquillages ou d’osselets et sur la hanche la roue de plumes distinctive des chefs indiens », ibid., p. 43-44.
Voir notamment Stéphane Lojkine, « La Folie de Roland », Le Roland furieux de l’Arioste : littérature, illustration, peinture (XVIe-XXIe siècles), cours donné au département d’histoire de l’art de l’université de Toulouse-Le Mirail, 2003-2006, repris dans Rubriques, revue en ligne sur le site Utpictura18.
[1574], éd. Jean-Raymond Fanlo, Marino Lambiasse et Paul-Alexis Mellet, Paris, Classiques Garnier, 2016.
Ainsi que l’écrit en note Frank Lestringant, « On voit à présent que la relation du mangeur et du mangé est réversible. Il s’agit de cannibaliser le Cannibale », note 1, p. 194.
Aux chants XXIII et XXIV, éd. bilingue, trad. d’André Rochon, Paris, Les Belles Lettres, t. 3, 2000.
Une édition, préparée par Frank Lestringant, est à paraître en 2024, Paris, Le Livre de Poche. Voir aussi Arlette Jouanna, La Saint-Barthélemy, Les mystères d’un crime d’État (24 août 1572), Paris, Gallimard, « Folio histoire », 2007, p. 296.
Essais, I, 31, « Des Cannibales », éd. d’Emmanuel Naya, Delphine Reguig et Alexandre Tarrête, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 2009, t. 1, p. 403.
« […] il est impossible de s’imaginer d’avantage de tourmens ny plus barbarement executez, que ceux dont ils festoyoient ces pauvres Cannibales », Les Neuf Matinées du seigneur de Cholières, Paris, Jean Richer, 1585, consultables sur Gallica : <>, p. 5.
Les Tragiques [1616], éd. de Frank Lestringant, Paris, Gallimard, « NRF », 1995, revue en 2003, Livre V « Les Fers », p. 248.
Référence électronique
Lou-Andréa PIANA, « « Roland le furieux » Portraits de Villegagnon dans L’Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil de Jean de Léry », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Voyager au Brésil, de Léry à nos jours : transformations du genre viatique, mis en ligne le 13/05/2024, URL : https://www.crlv.org/articles/roland-furieux-portraits-villegagnon-dans-lhistoire-dun-voyage-faict-en-terre-bresil-jean
Table des matières
« Roland le furieux » Portraits de Villegagnon dans L’Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil de Jean de Léry
Les facettes des voyageurs au Brésil au XVI-XVIIe siècles : d’une personne réelle à un héros fictionnel
Le regard de l'étranger : le Brésil vu à travers le Journal de voyage d'Albert Camus