LE VOYAGEUR MODÈLE

LE VOYAGEUR MODÈLE
Alberto Ferrero Della Marmora, un savoir encyclopédique

 

Au XIXe siècle l’importance du savoir, d’un savoir encyclopédique, persiste par rapport au siècle précédent et gagne même en force. En effet nombreux sont les nouveaux instruments inventés qui contribuent à enrichir la connaissance du monde en la rendant de plus en plus précise.

Cette soif de connaissance est en effet à la base du travail colossal d’Alberto Ferrero della Marmora, l’un des observateurs le plus attentifs et précis de la Sardaigne au XIXe siècle. C’est à lui que l’on doit l’une de premières cartes détaillées de l’île qui, avec la carte dessinée par l’anglais William Henry Smith, constitua pendant longtemps la référence des voyageurs, l’image la plus fidèle de la Sardaigne, considérée encore comme une ‘terre à découvrir’.

En effet, nombreux sont les voyageurs avant Della Marmora qui soulignent le fait que les Européens ont bien exploré les endroits les plus reculés du monde, mais qu’ il leur reste encore à connaitre des terres bien plus proches, au cœur même de ‘notre continent’.

À ce propos, en 1825, dans l’introduction de son Histoire de la Sardaigne, Jean François Mimaut, ancien consul de France en Sardaigne, écrit :

Cette ignorance universelle de l’existence intérieure et des mœurs de la Sardaigne, même chez des hommes d’une instruction peu commune, passe toute croyance. J’ai entendu faire à ce sujet des questions vraiment extraordinaires, et qui touchaient de bien près au ridicule. Les Patagons[1] nous sont mieux connus que les Sardes. Nous avons des relations satisfaisantes d’Otaïti, des îles de la Société, des Amis, et des Marquises; nous ne sommes pas étrangers à la constitution politique de Noukaïva, et les souverains des îles Sandwich nous ont donné les moyens d’étudier de prés et sur eux-mêmes leurs usages et leur mœurs ; mais nous ne savons guère ni ce qui se passe, ni même ce qui s’est jamais passé dans une île en vue des cotes de l’Italie, et séparée par un détroit de quelques lieues d’une autre île qui est un département français[2].

À propos du fait que à l’époque l’on connaisse mieux des territoires et des peuples loin de l’Europe nous retrouvons aussi des témoignages dans l’œuvre du père Antonio Bresciani Dei cistumi di Sardegna comparati cogli antichi popoli orientali, le gésuite, en effet critique les ‘ethnographes modernes’ qui « corrono i più remoti angoli dell’Asia » afin de retrouver des renseignements sur les mœurs très anciennes des ‘premiers peuples’. Alors qu’ils pourraient retrouver ce qu’ils cherchent dans un endroit bien plus proche, la Sardaigne[3].

Laonde i moderni Etnografi, che per i faticosi e incerti studi intorno le cognazioni e le agnazioni delle famiglie primitive, disperse dal Campo di Sennaar sopra la faccia della terra, corrono i più remoti angoli dell’Asia a pur trovare indizi di quelle antichissime usanze de’ primi popoli; e tanti rischi si mettono, e tante migliaia di leghe divorano, qui vicino nel seno del Mediterraneo, senza tanto travaglio, verrebbero al pienissimo loro intendimento.

Ivi non molto discosto dalle marine d’Italia trovprieno di che render paghi i desideri loro, meglio che nelle giogaie del monte Tauro, del Caucaso, e nel Tibet; meglio chc nelle vaste lande dei Tartari, o fra i Samoiedi, o sulle sponde del Lena, e del Jenissea presso il mar gelato. E siccome parecchi si mettono in petto di rinvenire sì falte vestigie fra i selvaggi dell’ America e dell’ Oceania, eccoli per attraverso quelle scure foreste in traccia de’Brasiliani, de’Peruani, de’Patagòni, ovvero delle razze malaie dell’isole Australi […][4].

Ceci est du en partie à ce qui a été précédemment expliqué par Mimaut et en partie au fait que le phénomène du voyage de découverte et d’exploration avait subi dans ces siècles un essor (impulso) très fort. Au XVIIIe siècle et surtout au XIXe, la mode et l’attraction des récits de voyage subit une étonnante croissance et ces ouvrages représentent un rôle social et politique très important. Donc toutes les îles et les autres sites cités par Mimaut, bien plus éloignés que la Sardaigne mais bien mieux connus, font l’objet de descriptions mémorables rédigées par des grands voyageurs européens.

La première description complète de la Sardaigne, sous tous les aspects scientifiques, est donc celle contenue dans les ouvrages, cartes, atlas et dessins de Alberto Ferrero Della Marmora au XIXe siècle

Dans le portrait proposé, Della Marmora incarne le modèle de voyageur dressé déjà par Linné dans l’Instuctio peregrinatoris[5] en 1759. Le voyageur doit en effet être versé dans l’histoire naturelle, savoir peindre et dessiner, tracer des cartes, être bien informé et cultivé. Il doit savoir écrire le latin et tenir un journal clair et précis, observer et décrire la géographie des contrées visitées de même que leur aspect physique en ce qui concerne chaque élément : terrae – la hauteur des montagnes, la composition du sol, etc. ; maris – le littoral, les marées, les fleuves […] ; aer – les vents, si l’air est sain ou insalubre […] ; caloris – les températures, le cycle de vie des végétaux, etc[6]. On demande, en somme, au voyageur d’être un bon observateur, un bon scientifique, un bon ethnologue, un bon dessinateur, un homme de lettres, et d’avoir donc une multiplicité de compétences physiques et intellectuelles d’éclectique, d’humaniste. Ces caractéristiques continueront à faire partie de la plupart des figures de voyageur jusqu’ à la fin du XIXe siècle, souvent dans des degrés et dans des combinaisons différentes.

La formation de Della Marmora lui confère les caractéristiques nécessaires pour correspondre à ce portrait idéal. Grâce à son savoir il est capable d’accomplir toutes les tâches énumérées par Linné ; en effet, il est ici représenté avec plusieurs instruments et outils indispensables au voyageur, qui donnent une idée du travail colossal qu’il a du accomplir afin de mettre ensemble tous les renseignements sur la Sardaigne. Outre les outils les plus classiques tels que le fusil et la gourde, il montre de sa main droite un thermomètre et de la main gauche son étui. Cet instrument fut inventé au début du XVIIIe siècle et connut depuis plusieurs évolutions. Accroché à une ceinture, en bandoulière nous voyons un filet pour attraper des papillons. Sur son dos, un sac à gibier destiné à contenir les spécimens à empailler et analyser ; de sa poche gauche sortent des peaux d’animal ; attaché à une ceinture sur son flanc gauche un marteau de géologue, instrument indispensable pour découper les roches dont il est possible d’apercevoir quelques exemplaires par terre sur la gauche du voyageur. À côté, posés sur le sol, différents objets significatifs : une valisette, un sac, le corps d’un oiseau, probablement une corneille, à ceci s’ajoute un bout de tissu, probablement une besace. Plus loin, à sa droite un théodolite est monté sur trépied. Cet instrument de topographe de précision occupe une place importante, et indique le rôle primordial que Della Marmora a joué avec sa carte géographique de la Sardaigne. En effet, la technique utilisée grâce au célérimètre, ancêtre du théodolite, était une technique plutôt récente, développée dans les années 1822, et connut un grand sucés et toute une série d’évolutions avec la mise au point du théodolite. Ce type d’instrument connut nombreuses versions au XIXe siècle, il fut perfectionnée et diffusée surtout par les Français, les Anglais, les Allemands et les Italiens et fut de grande importance pour atteindre une perfection croissante dans la cartographie. Entre les jambes du tréteau, est posé un carnet de dessin, pour les nombreux croquis du voyageur. Le chien de chasse, presque un topos dans les récits de voyage n’est pas simplement un ami fidèle et utile pour attraper les animaux mais aussi un paramètre efficace pour montrer les proportions des objets dessinés par le voyageur ; c’est le cas des dessins de certains nuraghi (constructions mégalithiques importantes dans l’histoire archéologique de la Sardaigne), à côte desquels parfois les voyageurs dessinent un chien ou des hommes afin de mieux montrer au lecteur les proportions du monument reproduit.

Le chapeau qu’il porte sur sa tête présente un aspect fort intéressant, nous y voyons accrochés des papillons qui ont l’air décoratif. Une analyse plus attentive de l’image nous fait dire qu’il s’agit de vrais papillons qui ont été attachés au chapeau par des épingles d’entomologue et qui sont destinés à sécher ainsi afin d’être mieux étudiés.

Cette image rend bien compte de l’incroyable quantité et variété d’informations que Della Marmora fut capable de produire. Il fut en effet naturaliste, géologue, historien, anthropologue, archéologue, géographe, etc. Ses œuvres riches et précises traduisent tout son savoir, mis ensemble lors de plus de trente ans d’études sur la Sardaigne…

Après Della Marmora, ses œuvres encyclopédiques Voyage en Sardaigne[7] et Itinéraire de l’île de Sardaigne[8], et sa carte géographique[9] furent une sorte de ‘bible du voyageur’ pour tous ceux qui désiraient se rendre sur l’île, la parcourir, la connaître et la décrire. L’auteur est en effet toujours cité comme source incontournable dans tous les récits de voyages sur la Sardaigne publiés après son propre voyage.

Tania Manca

Article publié grâce aux subventions pour la recherche Master & Back

 

Notes de pied de page

  1. ^ Les Patagons furent décrits pour la première fois par les européens en 1522. Ce fut Antonio Pigafetta qui amena en Europe les premiers renseignements dans le récit du premier voyage autour du monde de Magellan à ce propos voir le texte de Michel Mollat Les explorateurs, du XIIIe au XVIe siècle Premiers regards sur des mondes nouveaux, Paris, Éditions di C.T.H.S, 1992, p. 88, 153, 168, 187-188, 201, 203, 216, 233.
  2. ^ Jean François Mimaut, Histoire de la Sardaigne, ou la Sardaigne ancienne et moderne, considérée dans ses lois, sa topographie, ses productions et ses mœurs. Avec cartes et figures, par M. Mimaut, ancien consul de France en Sardaigne, Paris, J.J. Blaise libraire, Pélicier libraire, 1825, 2 vol., p. iv-v.
  3. ^ Le père Bresciani écrit en effet que dans la partie intérieure de l’île il est possible de retrouver une civilisation ancienne qui suit les mœurs des patriarches.
  4. ^ Antonio Bresciani, Dei costumi dell’Isola di Sardegna comparati con gli antichissimi popoli orientali, Napoli, All’uffizio della civiltà cattolica, Nel Cortile di San Sebastiano, 1850, ristampa anastatica, Arnaldo Forni Editore, Sala Bolognase, 2001, p.  32-33.
  5. ^ Il s’agit d’une thèse de l’étudiant E. Nordblad, dirigée par Linné. Il est convenu d’en attribuer la rédaction à Linné, puisque son influence est évidente et à l’époque il était aussi considéré que les ouvrages des étudiants soient attribués aux professeurs à cause de l’empreinte qu’ils donnaient aux différents travaux. Voir à ce propos l’introduction de Camille Limoges dans : C. Linné, Amoenitates Academicae seu Dissertationes variae physicae, medicae, botanicae antehac seorsim aditae, Erlangen, 1788, p. 298-313.
  6. ^ Carol von Linne, (signé Caroli Linnaei), Instructio peregrinatoris, écrit par Ericus And. Nordblad, Upsaliae, 1759, p. 6-7.
  7. ^ Alberto Ferrero Della Marmora, Voyage en Sardaigne de 1819 a 1825 ou description statistique, physique et politique de cette île avec des recherches sur ses productions naturelles et ses antiquités, vol. 4: vol. I, Paris, Bertrand, 1839, pp. XVI-527; vol. II, Paris, Hertrand, 1840, p. XX-594; vol. III e IV, Torino, Bocca, 1857, p. XX-707 e 781.
  8. ^ Alberto Ferrero Della Marmora, Itinéraire de l’Ile de Sardaigne, pour faire suite au voyage dans cette contrée, tome I, II,  Tourin, Fréres Bocca, 1860.
  9. ^ Alberto Ferrero Della Marmora, Notices sur les opérations géodésiques faites en Sardaigne pour la construction de la carte de cette ile, Paris, Crapelet, 1839, p. 33 avec une carte géographique.

 

Référence électronique

Tania MANCA, « LE VOYAGEUR MODÈLE », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Juillet / Août 2010, mis en ligne le 09/08/2018, URL : https://www.crlv.org/articles/voyageur-modele