L’ÎLE DES MORTS

L’ÎLE des morts, d’un prolongement pictural de l’isolario
« Elle sera pour quelques rêveurs profonds le premier vrai voyage »

Dès Le merveilleux voyage de Saint-Brandan à la recherche du paradis terrestre – la Navigatio Sancti Brandani est rédigée au Xe siècle en Basse-Rhénanie sous l’influence des Imrana, mythes païens sur l’autre monde –, le voyage maritime et son terme naturel, l’espace insulaire, proposent une métaphore privilégiée du destin, de la vie et de l’âme humaines. Ils témoignent de sa fragilité et de sa constante ambivalence entre le salut et la perdition dans un monde chaotique.

Un monde en archipel

L’ambivalence est perceptible dans le fait que l’île est à la fois le lieu du paradis terrestre comme le lieu de l’enfer, « la terre de promission des Saints » comme celle des « forges ardentes »[1]. Du rivage où l’on aborde – ou plutôt où l’on échoue – dépend le salut ou la perdition de l’homme. La quête spirituelle trouve dans le voyage maritime une identité de nature et de sens, une image explicative, une métaphore propre à informer l’existence humaine. La navigation est pleine de dangers, elle se fait sur des flots mouvants, en constante métamorphose, aux confins du réel et de l’imaginaire. Elle est donc à la fois une ascèse et une épreuve menée dans un univers aux formes changeantes. La vision de l’espace insulaire y est toujours différente, elle est, en effet, le reflet de l’âme de celui qui l’atteint :

Ange de Dieu, dit Saint Brandan, le vénérable abbé Barintus ne m’avait point parlé d’une semblable merveille.

C’est qu’il ne l’a point vue, dit l’ange. Et bien peu la voient, quand ils abordent ici. Telle est la justice de Dieu : il n’y a qu’un seul Paradis pour tous, mais chacun voit le Paradis qu’il mérite[2].

Rien n’exprime mieux le lien entre forme et sens, entre géographie et anthropologie que ce court passage où l’île devient le miroir de l’âme.

Cette dimension métaphorique de la navigation insulaire, comme quête spirituelle ou comme expérience anthropologique, paraît universelle. Elle se retrouve, en effet, dans l’Odyssée méditerranéenne qui, à l’instar de la légende celtique, propose le paradigme littéraire d’un récit en archipel, et le paradigme anthropologique de la rencontre avec l’autre. La comparaison des deux récits montre une alternance entre des rencontres funestes et d’autres heureuses – ces dernières étant beaucoup plus rares. L’altérité y prend les traits de créatures monstrueuses comme les « serpents de mer », les « griffons », les « dragons », les « géants » et autres divinités infernales. Comme si la fragmentation du texte et de l’espace, l’omniprésence du monstrueux dans le langage et la réalité signifiaient la crise de l’identité humaine, de son pouvoir de mettre en mots et en cage, de maintenir ses peurs et son unité. Mis en archipel, l’univers n’est plus stable, le livre et son sens ne sont plus un ; mouvant, le monde ne cesse de renvoyer à l’autre, au monstrueux, au non humain… à la mort.

Si l’île a été imaginée et représentée comme un lieu ambivalent, sujet à métamorphoses et plein de monstruosité, c’est sans doute parce qu’elle renvoyait à ce pantonyme[3] de la mort. Son emploi est motivé par l’idée que l’île est un espace d’outre monde, espace inédit et incertain entre mer et ciel, élément à part entière dont la création reste un mystère et la destination un enjeu. Privée de toute attache continentale ou terrestre, privant le voyageur de tout prolongement dans l’espace, l’île engendre la rêverie transcendantale aussi bien que le songe de disparition[4]. La mort, omniprésente pendant la traversée – ce sont notamment les combats avec les monstres marins dans le merveilleux voyage de Saint-Brandan à la recherche du paradis terrestre – est toujours à l’esprit quand l’homme touche ce refuge et cet abri qui peut se révéler un piège et une prison. C’est que contrairement à l’espace continental et à ses lignes de fuite, l’île reste toujours le seul horizon de l’homme. Confronté à l’allégorie de sa finitude, il lui faut appréhender ce tombeau[5].

Comparaison, métaphore, figure : l’image entre méthode et désir

L’île est une allégorie de la vie humaine, un espace mythique qui répond à ce besoin d’image ou de mise en forme de l’informe qu’est la vie humaine. Dans la nature, l’île est l’un des seuls espaces clairement et nettement délimités qui se dresse au milieu de l’informe qu’est la mer, d’où la tentation de la lire comme un signe. On touche là à une sorte d’herméneutique de la Création.

A propos de l’emploi des comparaisons et des images J.D. Urbain écrit dans L’Archipel des Morts :

Je sais que le discours scientifique se méfie de l’image, et même la rejette. Cependant, quand elle aide à penser, qu’elle propose une homologie entre deux réalités a priori étrangères l’une à l’autre, elle est à l’origine de découvertes passionnantes.[6]

Le titre de son livre reprend cette méthode en instaurant une homologie entre la bibliothèque, le cimetière et l’île. Dans son introduction, il cite d’ailleurs le livre de Jules Verne, L’île mystérieuse à l’appui de cette comparaison :

son cimetière sera l’île Lincoln, une île, précisément, dont il ne restera plus, finalement engloutie, comme une pierre dressée sur une sépulture, qu’un récif battu par les lames du Pacifique – une île mystérieuse de plus dans l’archipel des morts…[7].

Cette image sert à penser la relation entre l’homme et la mort dans nos sociétés contemporaines. La constitution de lieux clos, séparés des vivants, la rupture de toute continuité, de tout lien entre la vie et la mort, favorisent la création de ces cimetières archipels. Le tombeau n’est plus seulement un refuge et un abri mais également un lieu de disparition. L’image choisie a le mérite de restaurer l’ambivalence de l’espace insulaire.

Cette même méthode d’analyse a été suivie par Gaston Bachelard dans L’eau et les rêves où dans son chapitre intitulé « le complexe de Caron[8] et le complexe d’Ophélie », il reprend cette même métaphore du voyage maritime :

Ici une question m’oppresse : La mort ne fut-elle pas le premier Navigateur ?

Bien avant que les vivants ne se confiassent eux-mêmes aux flots, n’a-t-on pas mis le cercueil à la mer, le cercueil au torrent ? Le cercueil, dans cette hypothèse mythologique, ne serait pas la dernière barque. Il serait la première barque. La mort ne serait pas le dernier voyage. Elle serait le premier voyage. Elle sera pour quelques rêveurs profonds le premier vrai voyage[9].

L’Île des morts : le trouble de la frontalité

Le tableau d’Arnold Böcklin, « L’île des morts » (1827-1901), offre ce type de rêverie profonde. Il en existe cinq versions : la première est exposée au musée des Beaux-Arts de Bâle, la seconde au Metropolitan Museum à New-York, la troisième aux Musées nationaux de Berlin, la quatrième a été perdue lors de la seconde guerre mondiale et la cinquième est au Museum der bildenden Künste de Leipzig[10].

C’est une représentation fidèle à l’esthétique idéaliste de la fin du XIXe siècle, empreinte d’italianisme et qui fait ouvertement référence à la barque de Charon de l’Antiquité grecque et romaine. Elle offre cependant, au-delà des effets de reconnaissance, une source de questionnement sur l’ambivalence formelle et axiologique de l’espace insulaire et de sa dimension anthropologique et invite à trois hypothèses de lecture.

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version I, 1880, oil on canvas, 111 x 115cm
Bâle, Öffentliche Kunstsammlung, Kunstmuseum, since 1920

L’hypothèse animiste qui vient de ce que l’île est toujours un espace monumental en même temps que naturel. Cette relation ambivalente entre nature et culture pose la question d’une architecture sans auteur et semble postuler l’émergence de lieux animés d’un génie propre.

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version II, 1880, oil on board, 73,7 x 121,9cm
New York, The Metropolitan Museum of Art

Reisinger-Fund, since 1926

L’hypothèse anthropologique d’une refondation du sacré par une violence universelle. Hypothèse qui tend à privilégier un lieu de combat entre le Bien et le Mal, l’Ordre et le Chaos. L’île concentre alors en elle la crise de la Création en même temps qu’elle la réfléchit et la sauve.

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version III, 1883, oil on board, 80 x 150cm
Berlin, Nationalgalerie

Staatliche Museen Preussischer Kulturbesitz, since 1980

Enfin, l’hypothèse esthétique fait de l’île une scène tragique pour la représentation du destin humain. L’approche de cet archipel funèbre convoque ainsi le sacré, le savoir et le spectacle pour répondre à une question aussi essentielle que celle de l’origine humaine, sa destination finale.

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version IV, 1884, oil on coper, 81 x 151cm
Lugano, Sammlung Schlss Rohoncz

(détruit à Rotterdam pendant la seconde guerre mondiale)

L’homme n’a jamais pénétré la mort. C’est la seule expérience à la fois commune et incommunicable Ce qu’il montre d’elle c’est un désordre de signes, un chaos d’indices mouvants, de témoignages et d’impressions partielles, c’est surtout la violence principale et absolue qu’elle lui inspire. La mort est toujours observée, pressentie, décrite de l’extérieur, jamais vécue, et le langage censé la dire nécessairement déictique. Le tableau d’Arnold Böcklin témoigne de cette tension vers une zone d’ombre et d’indicible, de ce geste de pénétration esquissé mais finalement contenu : c’est un voyage vers l’île qui s’accomplit sous nos yeux mais rien, aucun personnage, aucun chemin, ne permet d’y aborder.

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version V, 1886, 80 x 150cm
Leipzig, Museum der bildenden Künste

Ce que le tableau nous enseigne également c’est la possibilité d’une représentation paradoxale[11] de la mort très éloignée des caricatures macabres et des enfers rougeoyants qui en sont habituellement l’image. Bien au contraire, il rend compte de la complexité du rapport à la mort. Car si la mort est pour l’homme le moment de sa disparition, elle est aussi le moment de son affirmation, ce qui fonde sa condition d’être fini. Elle est donc pour lui un moment de gloire et d’achèvement. La finalité de cette représentation de la mort n’est donc ni de la caricaturer, ni de la cacher – ce qui est finalement la même action –, comme pour les masques terrifiants et grotesques des damnés, mais bien de créer le lieu et le moment d’un affrontement au trouble qu’elle suscite.

Ce trouble, Salvador Dali l’évoque justement, lorsqu’il s’essaie à écrire sur ce tableau dans son article Le Surréalisme au service de la révolution. La définition du trouble créé par le tableau de Böcklin gagne en précision grâce à la « réflexion sur la frontalité dans « l'Ile des Morts » :

[…] réfléchir sur certains points qui me paraissent particulièrement contradictoires, par exemple et surtout l'antagonisme entre le sentiment de la mort et le manque absolu de trouble quant aux notions spatiales, si frappant chez ce peintre. […] Mon erreur résidait dans la limitation faite, en réduisant grossièrement l'idée de troubles spatiaux aux seuls troubles de la perspective. Le même sens de la frontalité qui m'avait frappé, au début, dans ce tableau, accuse une « dominante » spatiale bien caractérisée.

Cette dominante est respectée dans les cinq versions, malgré la différence de formats des toiles. Nous pouvons, en effet, remarquer que la première d’entre elles se distingue par l’adoption d’un format proche du carré alors que les quatre autres proposent, avec leur cadre rectangulaire, une vision plus panoramique. L’effet créé par ces formats de toile successifs est un rapprochement de l’île au fur et à mesure des versions[12]. Impression renforcée à partir de la version III par un haussement de la falaise qui vient surplomber la cime des arbres. La frontalité s’impose au sens où elle gagne en matière puisque la roche occupe dès lors la quasi totalité du tableau et que le regard du spectateur dispose de moins de recul. Mais si dans la version bâloise, l’île est, en proportion, moins importante, la frontalité demeure. Entre l’horizontalité de la mer et la verticalité de l’île, qui tient en une falaise escarpée, le format carré créé un équilibre, absent dans les autres tableaux, qui focalise le regard sur son centre… aveugle. La frontalité en devient moins minérale, elle a plus à voir avec l’arrêt du parcours de l’œil. Si l’on risquait une métaphore, on dirait que la frontalité de cette première version pétrifie le regard alors que les suivantes le renversent.

Motif

Le motif de ce tableau est facilement reconnaissable puisqu’il appartient à la culture mythologique occidentale d’ascendance gréco-romaine : c’est la barque des morts menée par Charon, symbole du voyage vers l’au-delà du royaume des morts[13]. Charon, dans la mythologie grecque, est fils d’Erèbe et de la Nuit. C’est le nocher des Enfers qui faisait traverser l’Achéron aux âmes des défunts ayant reçu une sépulture. En paiement il prenait la pièce de monnaie placée dans la bouche des cadavres. Il lui était interdit de faire passer des vivants et il fut enchaîné pendant toute une année pour avoir laissé Héraclès descendre aux Enfers.

La figure du passeur, au centre du tableau de Böcklin, est centrale. Elle est l’une des clefs pour comprendre le symbolisme de l’espace insulaire funèbre. Entre l’île et celui qui en permet l’accès, il existe une familiarité, un rapport de projection autant que d’introduction. Charon est une figure polymorphe, l’intercesseur de nos angoisses de disparition, le transfuge de l’autre monde.

Mais qui est Charon dans « l’île des morts » ? Est-ce le personnage debout recouvert d’un suaire – le mort serait alors couché dans son cercueil – ou est-ce le personnage qui tient les rames ? La deuxième hypothèse semble devoir être privilégié car elle est plus conforme à la règle de stylisation picturale – qui ne multiplie pas les acteurs et brouille rarement leur statut – et elle se trouve motivée par le choix des versions III, IV et V qui peignent en noir le rameur. C’est, en effet, la couleur de l’un des deux gardiens de l’Hadès dans le mythe antique. De manière générale les deux dernières versions IV et V sont beaucoup plus fidèles au mythe antique, multipliant les références et les échos : les deux statues de lions sont une figuration des cerbères autant que le symbole de la ville de Venise, qui auraient, selon les historiens d’art, servi de modèle. Les versions I et II font l’économie de ces références culturelles, comme elles font l’économie de la grève taillée dans le roc, des guirlandes rouges et généralement de tous les détails des versions ultérieures qui tendent à humaniser le lieu. De la même manière que les tableaux diffèrent dans la peinture des ciels qui monochromatiques dans les deux premières versions deviennent chargés de nuages, et embrasés de lumière et de couleurs.

L’originalité de la version du musée de Bâle est justement dans l’écart avec la lettre du mythe antique comme avec une certaine esthétique romantique et lyrique. L’image est frontale mais le parcours de l’œil est orienté par la barque. Rappel du mythe, le tableau se fait aussi histoire. Histoire d’une disparition aussi soudaine et mystérieuse que pouvait l’être la fin du jour pour les premiers hommes. Histoire à la fois naturelle et tragique qui renouvelle la tension entre humanité et individu, entre cycle humain et drame individuel. La peinture raconte tout cela dans le traitement des couleurs et des formes.

Couleurs

Le tableau est structuré par un contraste marqué entre l’obscurité et la lumière sans qu’aucune source lumineuse naturelle soit représentée. La scène a peut-être lieu dans l’aube luminescente – mais le symbolisme du terme de la vie ne semble pas y correspondre – ou dans l’agonie de lumière vespérale – l’éclat des bâtiments et les quelques reflets sur l’eau et la barque peuvent être dus à la lune comme à un soleil couchant –, aucune de ces deux explications ne convient parfaitement. C’est sans doute que la scène échappe à la logique du temps naturel, qu’elle appartient à un hors temps symbolique qui tient dans l’instant de la disparition de toute lumière : l’éclair avant la nuit. En cela cette représentation s’interroge sur les conditions de sa propre existence, adopte un regard critique sur elle-même et confronte l’art pictural à son sujet : la mort. Qu’est-ce que peindre la mort sinon créer l’instant de la disparition de toute image ?

L’obscurité menace et encadre la représentation du motif : la nuit, les eaux noires et profondes[14], les cyprès, et à leur base la zone d’ombre, centre du tableau, confèrent à cette représentation son caractère funèbre. Car ce n’est pas une lutte entre le bien et le mal qui est symbolisé par le contraste lumineux : c’est un abandon progressif aux ténèbres qui est ainsi thématisé. Ce sont les cyprès qui sont les éléments les plus sombres, ceux qui contaminent le tableau, provoquent par leur ombre mortifère[15] l’extinction de toute lumière et de toute vie. Ce sont les arbres des profondeurs, de l’Hadès, de Pluton. Leur verticalité renvoie à l’envers, à la béance, au « trou de l’Enfer »[16]. Ils sont « le punctum »[17] du tableau, ce qui relie l’île érigée hors des flots à la béance infernale, comme si l’île était la concrétion de deux imaginaires, celui des eaux mortes et profondes et celui des profondeurs infernales.

Nous pouvons aussi évoquer un imaginaire plus contemporain mais toujours aussi fort, né de l’observation astronomique – mais le mystère de la vie est commun à tout l’univers – : celui des « quasars ». Nicolas Bouvier en donne une définition qui pourrait convenir au commentaire de cette zone noire du tableau :

Dans le cosmos il existe des zones noires inexplicables que les astronomes ont baptisées les quasars. La densité de la matière y serait telle que les photons ne peuvent s’en échapper. Des excès ou des trous de création, si l’on veut. Dans un quasar l’esprit se déficelle et ne retient plus rien ; on n’a pas pu prendre son souffle que déjà on a disparu.[18]

Le noir du tableau manifeste, en effet, le caractère non réfrangible de cette partie de l’espace insulaire : le lieu en question ne reflète pas les rayons, il les absorbe, signifiant en cela la disparition de toute matière vivante. L’éclairage du tableau et les lois de la lumière sur lesquelles il est fondé, expriment dans leur grammaire de l’image cette finitude essentielle. Cet imaginaire scientifique et poétique a le mérite de rappeler que la béance peut aussi correspondre à un excès de création. La luxuriance de la végétation de l’île est un autre attribut funèbre au même titre que l’estompage des contours.

Les cyprès s’enracinent dans les profondeurs insondables de l’île des morts. Le regard du spectateur ne peut démêler cette zone d’ombre, cet angle mort du tableau que les lignes obliques – figurées dans les bâtiments – désignent comme le centre de l’île. Seul le personnage debout sur la barque sait ce qu’elle recèle. Il est en partie déjà sur cette île, comme le suggère l’emploi de la même couleur pour les bâtiments et sa silhouette. Une même appartenance, une même destination, une loi de réciprocité également. Les masses lumineuses sur l’île sont de la même matière que le mort : l’île est un tombeau.

Forme

Un tombeau dont la forme interpelle car elle oscille entre la fermeture et l’ouverture. C’est un cercle imparfait, comme une demi lune ouverte ou un fer à cheval, qui fait penser à l’île utopique mais surtout à l’île du caloiéro. Ses falaises sont abruptes et son rivage ne propose aucun accès aux navires. C’est un écueil aux dimensions exceptionnelles plus qu’une île hospitalière. Mais alors que l’île grecque était repliée sur elle-même, sur une petite vallée cultivée où l’on pouvait voir sourdre une source d’eau claire, l’île des morts est toute entière dans ses falaises comme évidée par la mer qui la pénètre. Elle est entièrement corrompue par les eaux, n’accueillant en son sein que les cyprès – qui se nourrissent des morts –, et la roche mise à nue. Elle perd la connotation de refuge propre à l’île des moines pour ne garder que celle de retraite inaccessible.

Cette forme d’hémicycle et la présence de bâtiments percés de portes rappelle l’architecture palatiale antique. Néanmoins l’absence de toute ornementation, l’altération de la roche à certains endroits – ce qui est encore plus visible dans les deux autres versions – en font un palais abandonné, vidé de ses occupants comme de son auteur. C’est la ruine d’un palais non pas sorti des eaux mais victime d’un raz de marée ou d’un quelconque cataclysme naturel. Cette fois encore la composition des signes visuels raconte une histoire, ou du moins la suggère. Le lieu, plus qu’un simple décor, devient le sujet principal du tableau : un sujet sombre, à l’arrière plan et désert. Son caractère désert, l’absence d’un plan lisible dans le parcours d’un plan à l’autre – aucun escalier n’est visible – en font un lieu désincarné et mystérieux, obéissant à une logique non humaine[19].

Interprétations

Les deux interprétations habituellement faites de ce tableau reposent autour de l’idée de frontalité. L’image frontale n’offre aucune réelle perspective ni de profondeur de champ. Le noir, qui occulte l’intérieur de l’île, empêche d’aller plus loin, n’offre pas d’issue à l’œil. Seule la verticalité offre peut-être une solution, une issue au regard, une signification à l’esprit. La verticalité interrogeant la transcendance attendue dans un tel lieu et un tel moment. L’île, dressée au milieu d’une mer calme, est empreinte de solennité, de majesté et de grandeur. Cette relative quiétude fait l’originalité de cette œuvre. On aurait pu s’attendre à ce que l’île des morts apparaisse dans une mer tempétueuse, comme un récif battu par les flots[20]. Elle suggère au contraire une impression de quiétude ou, pour être plus exact, de suspens. Car entre la quiétude et le suspens est la menace d’un événement définitif, irrémédiable. Le temps est suspendu comme la vie dans cet espace insulaire dressé comme une urne funéraire.

« Le tombeau en gloire de l’artiste » est l’interprétation préférée des historiens d’art. Elle a le mérite de rappeler le contexte artistique de l’époque romantique et sa conception du génie créateur comme un être singulier, en marge du commun et en relation avec la divinité. La verticalité de l’île fait écho à d’autres représentations où l’artiste se trouve sur le pic escarpé d’une montagne. Dans les deux cas, l’artiste est physiquement éloigné de l’espace de la vie commune, dans un état de proximité avec le monde de l’au-delà.

Mais alors que la montagne rapproche du ciel, l’île s’enfonce dans l’ici-bas et choisit les arcanes de la terre pour se rapprocher des Dieux. Si son regard est surplombant, sa vision omnisciente et son portrait individualisé dans le cadre montagnard, l’espace insulaire le présente de dos, revêtu d’un suaire – sa posture est même légèrement courbée dans la version III – et accablé par la masse obscure qui s’ouvre devant lui. Cette interprétation nous semble donc négliger le caractère prééminent de l’île dans son rapport aux personnages du tableau.

Enfin lire seulement le tableau comme l’illustration d’une problématique esthétique générale sans tenir compte du caractère exceptionnel d’une telle représentation apparaît comme très réducteur. C’est, en effet, un hapax dans la production de Böcklin, plus habitué à peindre des motifs dionysiaques et bacchiques : l’une de ses peintures les plus symboliques et la seule représentation dysphorique.

Individualité et anéantissement

L’impression de suspens et de silence créée par le tableau, s’accompagne d’un sentiment d’inquiétude. car ce silence n’est pas naturel et ce suspens est le pressentiment d’une violence à venir.

L’une des preuves objectives est l’absence d’écume autour de l’îlot : ces eaux noires ne sont même pas animées par le flux naturel, le ressac ne se fait pas entendre pas plus que l’étrave du bateau ne laisse de sillon dans l’eau. C’est « l’eau lourde » de la mort si chère à Edgar Poe qui est dépeinte, une eau qui étouffe tous les sons et tous les cris, l’eau de la dissolution.

Toute trace de vie est absente, jusqu’aux oiseaux de mer qui niche immanquablement sur ces îles océaniques. Seule exception à cette évitement du naturel : la profusion végétale – encore plus marquée dans les dernières versions. Pas âme qui vive mais des arbres de mort qui croissent exagérément, érigeant leur longévité et leur incorruptibilité comme un défi à l’homme. La violence radicale de la mort est dans cette effusion naturelle qui relève d’une autre temporalité, d’une autre logique que la temporalité et la logique humaines. Cette même violence on la retrouve dans La Fortune des Rougon de Zola, autour du cimetière transformé en jardin produisant des poires exceptionnelles : là encore la nature subsume le destin individuel, elle se nourrit et se poursuit dans la mort de l’homme. Elle symbolise l’anéantissement de toute humanité en la renvoyant à sa finitude et à son oubli : la nature se déploie dans une temporalité incommensurablement plus grande que celle de l’homme.

L’île pourrait finalement correspondre à cette définition que Jean-Didier Urbain a donné de son étude sur les cimetières : « le tour d’un monde dont le centre est le voyage, la mémoire et l’oubli les pôles, et l’équateur cette ligne théorique de partage où l’une et l’autre se fondent en un juste milieu. »[21]. Ce que « l’île des morts » de Böcklin propose c’est cette tension entre oubli et mémoire : l’île a l’apparence d’un tombeau mais d’un tombeau abandonné, en ruines et qui est promesse de disparition, de dissolution et d’oubli. La violence radicale de la mort tient dans ce caractère d’effacement.

Critères pour la représentation de l’espace insulaire

La représentation picturale a ainsi donné un ensemble de critères dans la représentation de l’espace insulaire. Ils sont de deux types apparemment paradoxaux : un territoire à la fois inhumain et anthropomorphe.

L’altérité radicale insulaire : un territoire inhumain L’île apparaît comme monumentale, inaccessible et inhospitalière, comme animée d’une force autre qu’humaine. Elle est le lieu de disparition de l’homme, de son effacement dans le grand tout de l’univers : il est attiré par le noir du tableau qui est son envers, attiré par l’au-delà où il perdra toute substance, toute vie, c’est à dire toute conscience. Ce tableau dépeint donc à travers l’évanouissement du monde, happé par l’obscurité de cette nuit définitive, l’irrémédiable évanouissement au monde de toute vie humaine. Le caractère monumental de cette île lui confère une somptueuse beauté qui la rend désirable. La profonde tristesse qui émane du tableau vient de ce que mourir c’est quitter les splendeurs et les richesses de ce monde.

Un autre de ces attributs est de ne pouvoir être située géographiquement, ce qui met en déroute l’idée de cardinalité propre à la représentation rationnelle du monde. Les quelques éléments que nous avons pu repérer – les cyprès méditerranéens – sont trop symboliques et trop vagues pour être significatifs. De plus le tableau dépeint une île océanique, en pleine mer, sans qu’aucune terre ne soit visible à l’horizon. La cardinalité qui oriente notre perception de l’espace est donc mise à mal comme pour accentuer le malaise et le mystère de cette navigation à la destination mais aussi à l’origine mystérieuses. Le tableau signifie l’errance de l’homme dans un monde que finalement il méconnaît et ne maîtrise pas.

Mais cette confrontation à l’altérité absolue de la nature et de la mort n’est pas la mort de l’esprit : elle signifie au contraire sa limite et son aiguillon. On pourrait même légender ce tableau avec ces quelques mots de Hegel :

Le savoir ne se connaît pas seulement soi-même, mais encore le négatif de soi-même, ou sa limite. Savoir sa limite signifie savoir se sacrifier. Ce sacrifice est l’aliénation dans laquelle l’esprit présente son mouvement de devenir esprit sous la forme du libre événement contingent. Intuitionnant son pur Soi comme le temps en dehors de lui, et de même son être comme espace. Ce dernier devenir de l’esprit, la nature est son devenir vital immédiat, la nature, l’esprit aliéné, dans son propre être-là n’est rien d’autre que cette éternelle aliénation de sa propre subsistance et le mouvement qui restitue le sujet.[22].

C’est par cette pensée de la mort que se constitue l’esprit, en devenir, du sujet.

Le mythe insulaire : un territoire anthropomorphe

L’image picturale, ou littéraire, tente de figurer et donc de comprendre cette nature insituable et incommensurable, de l’enclore dans une forme à la fois restreinte et ouverte, de la rendre humaine et ainsi d’appréhender l’infini. Le tableau de Böcklin représente donc bien un double sacrifice : figure de la mort par l’intermédiaire d’un paysage naturel, il nie par deux fois l’esprit humain dans son processus d’intelligibilité. Mais ce geste sacrificiel est justement saisi dans son amplitude, à la fois certain et inachevé : c’est le moment de gloire de l’humanité, celui où elle va appréhender les mystères de son être-là. L’attrait exercé par les confins, les rivages et les océans et donc par le voyage en mer, provient sûrement de ce moment de gloire qu’ils semblent promettre : l’ultime dépassement de la contradiction. Ce n’est plus la rêverie sur les eaux réfléchie par Bachelard, c’est la méditation métaphysique de l’homme face à l’infini des mers qui est promis, le succès de la raison. D’une raison telle qu’elle était pensée à ses origines romantiques et allemandes. Le tableau de Böcklin traite le mystère de la vie non en scientifique mais en métaphysicien poète, c’est à dire en démiurge.

Jean-François Guennoc

Notes de pied de page

  1. ^ Ibid., chapitre XVI, p.145.
  2. ^ Ibid., chapitre XXI, pp.190-191.
  3. ^ In Philippe Hamon, Du Descriptif, Paris, Hachette, 1993. Nous reprenons ici la terminologie de cet auteur.
  4. ^ Benedeit, op.cit., « Un jour ils virent sur la mer une bosse. Les uns disaient que c’était une nef, les autres un oiseau, les autres une roche. », p.161. Cette hésitation sur la qualité à donner à l’espace insulaire est particulièrement sensible dans ce passage.
  5. ^ Ibid., « Il récita le Credo. Mildius le répéta, s’agenouilla sur le fond de la mer et mit sa tête sous l’eau qui lave du péché. Et il se recoucha dans sa tombe, plein de joie. », p.120.
  6. ^ Jean-Didier Urbain, L’archipel des morts. Le sentiment de la mort et les dérives de la mémoire dans les cimetières d’Occident. Paris, Plon, 1989 ; rééd. Payot, coll. Petite Bibliothèque, 1998, pp.XI-XII.
  7. ^ Ibid, p.XIV.
  8. ^ Nous gardons l’orthographe choisie par Gaston Bachelard dans son ouvrage pour le nocher des Enfers : Caron au lieu de Charon.
  9. ^ Gaston Bachelard, L’eau et les rêves, Paris, Corti, 1942, p.100.
  10. ^ Les reproductions des différentes versions, au format jpeg, sont tirées d’un site internet dédié à ce tableau, site très intéressant par sa documentation iconographique et son esprit de collection : http://www.toteninsel.net/home.php
  11. ^ Il faudrait pouvoir entendre l’adjectif à la fois comme étant contraire au sens commun mais aussi comme appartenant à cette phase du sommeil qui est celle du rêve.
  12. ^ Si les règles de la perspective à l’intérieur du cadre ne sont pas ici troublées, l’effet joue davantage dans le choix du format des toiles entre les différentes versions.
  13. ^ Gaston Bachelard, op.cit., Annexe n°1. Ces extraits présentent quelques passages de L’eau et les rêves de Gaston Bachelard où s’expriment tout particulièrement l’analyse du mythe de Charon (ou Caron dans l’orthographe choisie par Bachelard).
  14. ^ Ibid., chapitre II intitulé « Les eaux profondes, les eaux dormantes, les eaux mortes. « L’eau lourde » dans la rêverie d’Edgar Poe.
  15. ^ Comme tous les résineux, les cyprès sont des arbres sempervirents qui rendent acides les sols qu’ils occupent condamnant toute vie végétale à leur abord.
  16. ^ Virgile, Les Géorgiques, passim.
  17. ^ Roland Barthes, La chambre claire, Paris, Editions de l’Etoile, Gallimard, Le Seuil, 1980, p.71.
  18. ^ Nicolas Bouvier, Journal d’Aran et autres lieux, Paris, Payot, 2001, pp.22-23.
  19. ^ Benedeit, op.cit., p.190. On trouve curieusement ces mêmes traits (forme murale et de couleur) dans le récit du saint irlandais lorsqu’il décrit son arrivée au paradis terrestre : « Ils virent un grand mur qui montait jusqu’aux nues et qui courait, sans créneaux, tours ni embrasures, d’un bout à l’autre de l’horizon. Il ne montrait aucun joint, il semblait lisse et resplendissait comme neige au soleil. Nul n’en eût pu dire la matière, sauf Dieu qui en avait été l’ouvrier. ».
  20. ^ Ibid., le récif où Judas se reposent des tourments endurés dans les forges ardentes, p.159.
  21. ^ Jean-Didier Urbain, op.cit., p.XIV.
  22. ^ Hegel, La Phénoménologie de l’Esprit, Paris, Aubier, Bibliothèque philosophique, 1995. Dans la traduction de J. Hyppolite, section consacrée au « Savoir absolu », p.311. (Nous retranscrivons fidèlement les passages en italique du texte original par la police normale)

Référence électronique

Jean-François GUENNOC, « L’ÎLE DES MORTS », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Février 2007, mis en ligne le 26/07/2018, URL : https://www.crlv.org/articles/lile-morts