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UN MYSTÈRE BOLONAIS : AELIA LAELIA CRISPIS
Une énigmatique inscription de la Renaissance
Maximilien Misson, un protestant français enfui en Angleterre après la révocation de l’édit de Nantes, entreprend un voyage en Italie en 1687. Son récit de voyage, tout en restant un des guides de voyage classiques conseillé même par Stendhal, apparaît en 1691 et connaît plusieurs nouvelles éditions, parmi lesquelles celle de 1702 et celle de 1743 contiennent une Histoire de la fameuse épitaphe énigmatique qui se voit proche de Boulogne[1]. Arrivé à Bologne, Misson se rend, entre autres, dans une villa de Casaralta, hors la porte Mascarella : ici, dans le jardin du bâtiment, construit en 1550, il admire une plaque « romaine » en marbre, avec une bizarre inscription cryptique :
Apparemment, elle ressemble à une inscription funéraire normale, comme celles qu’on utilisait pendant la Renaissance pour orner les villas. Mais on s’aperçoit tout de suite de la singularité du texte, entièrement basé sur l’oxymore et sur les négations (nec… nec ; neque… neque) ; pendant des décennies, les savants se sont creusé la cervelle pour y trouver une interprétation : l’Idée de Platon, la Génération et la Corruption, la Matière primordiale, l’Amour cosmique, l’Âme rationnelle, etc. En réalité, déjà au cours du XVIe siècle on a commencé à proposer d’interpréter cette inscription comme un non-sens, un jeu savant, un divertissement littéraire, dont la naissance est à chercher dans les académies et dans les cercles d’hommes de lettres, d’artistes, de philosophes qui se réunissent dans les villes principales italiennes, Rome, Florence, Naples, Venise, Ferrare, Bologne. Né à Bologne à la fin du XVe siècle, Achille Volta, qui fait construire la villa de Casaralta, appartient à l’élite littéraire réunie autour du pape Clément VII à Rome au début du XVIe siècle. C’est à Rome qu’il connaît, parmi d’autres, Paolo Giovio, Pietro Bembo, Pietro Aretino, avec lequel il a une altercation très violente au point de lui infliger deux coups de poignard pour jalousie dans une dispute pour une femme. Volta ramène à Bologne plusieurs manuscrits, qui contiennent des textes latins originels et des compositions d’artistes romains du XVe – XVIe siècle ; parmi eux, une version d’Aelia Laelia Crispis qu’il fait reproduire sur une plaque pour orner son jardin.
L’inscription avait déjà été diffusée dans les groupes d’académiciens milanais, pour en demander une interprétation et une première réponse était arrivée en 1547 par un professeur de l’université de Padoue, Marius Michaelangelus, qui avançait l’hypothèse de l’identification d’Aelia Laelia Crispis avec l’eau pluviale[3]. Une vingtaine d’années après, le noble anglais Richard White publie à Padoue une dissertation sur l’inscription, qui rapporte trois interprétations : la première est celle de Michaelangelus, la deuxième y voit au niveau superficiel Niobé et au niveau plus profond la représentation de l’âme rationnelle, la troisième propose l’identification avec l’Idée platonicienne[4].
À ce moment, en Italie et à l’étranger les savants commencent à être très intéressés par cette inscription particulière ; les voyageurs s’arrêtent à Bologne et visitent Casaralta, afin de pouvoir chercher et donner une interprétation personnelle à l’énigme.
Dans la querelle s’insère un des savants bolonais les plus célèbres, Carlo Cesare Malvasia. Né en 1616 dans une famille sénatoriale, il étudie le droit à l’université et, après être devenu prêtre, il obtient une chaire de droit à Bologne, de 1647 jusqu’en 1687. Pendant ces années, il s’occupe de la peinture ancienne et moderne à Bologne et, suite à ses recherches, il publie en 1678 Felsina Pittrice, un recueil sur les vies et les ouvrages des artistes bolonais. Les études de Malvasia touchent plusieurs domaines artistiques et Aelia Laelia Crispis est l’objet d’une brochure publiée en 1683[5], dans laquelle l’auteur présente toutes les interprétations proposées jusqu’à ce moment, dont celle, toute nouvelle, qui atteint plusieurs voyageurs (parmi eux Maximilien Misson) ; étant donné la source digne de foi de laquelle elle vient, Malvasia lui-même : il s’agirait de la pierre tombale d’une fille, Aelia Laelia Crispis elle-même, promise en mariage avant même de naître, mais morte à cause d’un avortement. Très intéressante est la gravure qui montre la plaque avec l’inscription, surmontée par un lion portant le drapeau de Bologne, qui tient une sphinx enchaîné, symbole de l’énigme révélée.
Aelia Laelia Crispis révélée dans l’ouvrage de Malvasia
La pierre a été gravée au cours de ces années, entre 1627 et 1672, pour remplacer la plaque originelle désormais détériorée. Et il est vrai qu’à partir du XVIIe siècle quand on fait référence à Aelia Laelia Crispis on parle toujours de « l’énigme de Bologne » ou du « mystère de Bologne », sans remarquer qu’à l’origine le texte gravé est probablement de naissance romaine ou milanaise. C’est précisément avec le terme d’« énigme de Bologne » que les voyageurs identifient Aelia Laelia Crispis : Jacob Spon en 1675-1676[6], Misson en 1687, R. de Blainville en 17[7]07, Bruzen de la Martinière en 1712[8] par exemple.
Plusieurs hommes de lettres du XVIIIe et XIXe siècle citent Aelia Laelia Crispis dans leurs romans et dans leurs poèmes, par exemple Walter Scott, Clemens Brentano et Gérard de Nerval, mais l’ouvrage le plus intéressant est Mysterium coniunctionis de Carl Gustav Jung[9]. Dans un chapitre intitulé « L’énigme bolonaise », Jung propose une analyse de l’état psychique et de la fantaisie érudite des hommes de lettres de la Renaissance et des siècles suivants ; il présente ainsi les différentes interprétations que les savants ont données au cours des siècles à cette inscription cryptique.
Pour ce qui est de l’histoire de la plaque, en 1745 elle est placée sur le clocher de l’église à côté de la villa, acquise par le Séminaire de Bologne, et elle y reste jusqu’en 1885, quand le clocher tombe ; à ce moment on perd les traces d’Aelia Laelia Crispis pour toute la première moitié du XXe siècle, d’autant plus qu’en 1943 la zone de Casaralta est fortement bombardée. Mais en 1947 voilà la pierre qui réapparaît toujours à Casaralta, près d’une décharge. La plaque est momentanément transportée au Musée Archéologique et, après la restauration faite en 1988, aujourd’hui elle est conservée au Lapidaire du Musée Médiéval de Bologne, fière de montrer, malgré son âge, toute son ambiguïté.
Alessandra Grillo
Notes de pied de page
- ^ François Maximilien Misson, Nouveau voyage d’Italie, fait à l’année 1688, avec un mémoire contenant des avis utiles à ceux qui voudront faire le mesme voyage, La Haye, H. Van Bulderen, 1691, 2 tomes (4e éd. : 1702 ; 7e éd. : Amsterdam, et se vend à Paris, chez Clousier, 1743)
- ^ « Sacré aux dieux Manes / Aelia Laelia Crispis / ni homme, ni femme, ni androgyne / ni enfant, ni jeune, ni vieille / ni caste, ni prostituée, ni pudique / mais tout cela ensemble. / Tuée non par la faim, ni par le fer, ni par le poison / mais par toutes ces choses ensemble. / Ni en ciel, ni dans l’eau, ni dans la terre, / mais partout elle gît, / Lucius Agatho Priscius / ni mari, ni amant, ni parent, / ni triste, ni heureux, ni pleurant, / cela / ni masse, ni pyramide, ni sépulcre, / mais tout cela ensemble / sais et ne sais pas à qui est dédiée »
- ^ Marius Michaelangelus, Expositio Marii L. Michaelisangeli super illud antiquissimum aenigma Elia Lelia Crispis quod missum ab illis ingenuis academicis mediolanensibus fuit ad celeberrimum Gymnasium patavinum pro verae intelligentiae lumine iamdudum expectato, Venezia, s. é., 1548
- ^ Richard White, Aelia Laelia Crispis. Epitaphium antiquum quod in agro Bononiensi adhuc videtur a diversis hactenus interpretatum varie novissime autem a Ricardo Vito Basinstochio amicorum precibus explicatum, Patavii, apud Laurentium Pasquatum, 1568
- ^ Carlo Cesare Malvasia, Aelia Laelia Crispis non nata resurgens in Exposition Legali, Bononiae, typis H.H. Dominici Barberii, 1683
- ^ Jacob Spon, Voyage d’Italie, de Dalmatie, de Grèce et du Levant fait aux années 1675 et 1676 par Jacob Spon et George Wheler, Lyon, A. Cellier fils, 1678, 3 vol.
- ^ R. de Blainville, Travels through Holland, Germany, Switzerland and other parts of Europe but especially Italy, London, John Noon, R. Dodsley, 1743, 3 vol.
- ^ André Augustin Bruzen de la Martinière, Voyages historiques de l’Europe. Tome III : Qui contient tout ce qu’il y a de plus curieux en Italie, Amsterdam, Pierre de Loup, 1712
- ^ Carl Gustav Jung, Mysterium coniunctionis, Zürich, Rascher, 1955-56, 2 vol.