NAVIGATION ET ÉCRITURE DE L'HISTOIRE

NAVIGATION ET ÉCRITURE DE L'HISTOIRE DANS LA CROISADE DE
SAINT LOUIS PAR JEAN DE JOINVILLE

 

La Vie de saint Louis est une des premières hagiographies d'un saint laïque, le roi Louis IX, composée par un chroniqueur lui-même laïque, le sénéchal Jean de Joinville. Loin de décrire avec exhaustivité la vie du saint, Joinville s'attache à relater ce dont il peut témoigner par son expérience. Une navigation historique, celle de la septième croisade, sert de cadre au rapprochement des deux hommes. Jacques Monfrin, traducteur et préfacier de l'édition de référence[1], avait déjà perçu l'importance de la mer dans le récit. Nos recherches tentent de prolonger son travail en analysant plus spécifiquement l'expérience de navigation. Nous émettons l'hypothèse que celle-ci fait l'objet d'une écriture historique qui amène le chroniqueur à bouleverser les canons du genre des Vies de saints. Alors que ce récit se présente comme une hagiographie, au fil de la lecture, il révèle son caractère biographique, jusqu'à poser les prémices du témoignage autobiographique : le sujet central n'apparaît pas tant le portrait panégyrique du roi que la relation de celui-ci à Joinville.

Observant ce déplacement dans le récit, nous examinerons d'abord la chronologie des événements, entre temporalité mythique et historique. Les trois principaux trajets décrits par Joinville correspondent aux étapes de la croisade : le départ pour Chypre, la croisade de Damiette, le retour à Hyères. Elles sont le lieu privilégié des hauts faits du roi, mais aussi du développement de sa relation avec l'auteur, relation qui autorise ce dernier à en écrire l'histoire.

Le témoignage du croisé aborde par ailleurs certains aspects des conditions matérielles de la navigation au XIIIe siècle dont nous analyserons la fonction de preuve historique. La connaissance maritime de Joinville montre sa familiarisation avec les marins, en compagnie desquels il partage les péripéties de la navigation. Elle renvoie à l'expérience de tout voyageur qui ressent successivement la tristesse de partir, la peur de périr, et l'impatience de revenir.

Enfin, les périls maritimes marquent les étapes d'un parcours initiatique où se « croisent » littéralement le roi et le sénéchal. L'eau et le vent, compagnons élémentaires du voyage, en engendrent les plus grands écueils car, émanant de la volonté divine, ils appellent l'homme au courage et à l'humilité du « preudhomme ». Par l'épreuve vécue de la navigation, le sénéchal distingue son récit de ceux des clercs qui racontent le monde à partir de connaissances livresques. Les tribulations maritimes sont à cet égard révélatrices de l'originalité de l'écriture de l'histoire par Joinville, qui trouve sa source dans l'expérience du monde. Pour le chroniqueur, la navigation n'est pas simplement un mode de déplacement qui permet de rapporter des faits, elle fournit aussi le matériau de la narration, autant qu'elle oriente les choix narratifs ; naviguer, c'est être porté par le courant de l'histoire.

Chronologie de la navigation, temporalités mythique et historique     

La table alphabétique des matières de l'édition établie par Natalis de Wailly en 1874[2] comprend une entrée « navigation » qui renvoie aux occurrences de ce thème dans le manuscrit de Joinville. Si cette classification permet au lecteur de retrouver les principaux épisodes en mer, tout en montrant l'importance que celle-ci revêt dans le récit, elle en omet aussi une partie non négligeable.

Index de la navigation dans la Vie de saint Louis

  • 8* - 17* : hauts faits du roi en mer
  • 39* - 42* : leçon du roi au large de Chypre
  • 113* : location d'une nef à Marseille
  • 120*-124* : de Joinville à Marseille
  • 125 - 129 : navigation jusqu'à Chypre
  • 146 - (148) 162* : navigation jusqu'à Damiette
  • (182) 180* - 183* : processions et arrivée du comte de Poitiers
  • 291 – 292 : coupure du ravitaillement par les galères sarrasines
  • 304* (305) - 307 : fuite en galère
  • 313 - (318) 331* : arrestation de Joinville
  • 344 - 345 : conduite de Joinville devant le sultan
  • 353* – 356* : Joinville en prison
  • 368 : convention pour la libération
  • 374 - 378 : libération
  • 383 - 388 : paiement du tribut
  • 403 - 405 : retour à Acre
  • 617 - 655 : retour à Hyères

* pages ajoutées

( ) pages modifiées

À défaut de prétendre en établir une étude exhaustive, il convient au moins de dresser une liste complète qui rassemble la totalité du matériau qui nous préoccupe. Jacques Monfrin a réuni les occurrences des termes liés à la mer[3], et nous nous y réfèrerons dans notre deuxième partie pour l'étude du vocabulaire maritime. L'entreprise d'un index thématique, et non sémantique, offre la perspective d'une vue d'ensemble sur la structure chronologique du texte. Nous proposons donc une nouvelle version qui pallie les manques du précédent, et l'enrichit d'une brève contextualisation du thème par l’apposition d'un titre.

Des extraits plus ou moins significatifs ont été oubliés par l'index de l'édition de 1874, et ces imprécisions réduisent la complexité narrative de Joinville. Les grands trajets sont certes mentionnés, bien que parfois sectionnés, mais surtout quantité de passages, dont le rapport à la navigation a sans doute été considéré comme mineur, sont éludés, à commencer par les occurrences précédant le départ pour Chypre. Il semble, à en croire cette ordonnance, que le voyage commence à Marseille (125), alors que les préparatifs du transport, la location d'une nef et la traversée de la France constituent bien, selon nous, la première étape du voyage. Joinville, partant de la ville dont il porte le nom, descend la Saône et le Rhône en rassemblant sur ses bateaux ("nes") marchandises, équipages et chevaux : « en alames, atout nostre hernoiz que nous avions fait mettre es nez, des Ausone jusques a Lyon convreval la Sone ; et encoste les nes menoit on les grans destriers » (123). D'autre part, les manques de l'index aplanissent la vision chronologique du récit qui n'est que partiellement linéaire.

L'éloge introductif annonce certaines péripéties qui auront lieu pendant les traversées, car l'objet premier, la « matière »[4] de l'auteur est d'abord d'établir le recueil des hauts faits du roi, notamment durant la navigation où saint Louis, comme Joinville, a « mist son cors en avanture de mort » (7, 9, 11, 13). Cette première partie reprend la structure hagiographique des Vies de saints, mais les faits et le point de vue qui les relate ne sont pas canoniques : le sénéchal ne témoigne d'aucun miracle imputable directement au roi, il glorifie surtout l'événement guerrier de la croisade qui consacrerait saint Louis au rang de martyr[5]. Les gestes du roi pendant la croisade sont des actions chevaleresques qui illustrent sa "preudhommie" : sa vaillance lors de sa prise de Damiette (8), son dévouement à son peuple quand il l'accompagne par la voie terrestre lors de la fuite de la Mansûra (9-10), sa décision de rester quatre ans de plus en Orient (11-12), et enfin sa détermination à ne pas quitter sa nef pourtant endommagée lors du retour en France (13-16).

Les principales étapes du récit de Joinville s'appuient en effet sur les preuves édifiantes de la vertu royale qui destinent le souverain à entrer dans l'histoire, entre héroïsme et sainteté. La foi au Moyen Âge doit être éprouvée par le corps, la divinité incarnée par les hommes qui la portent, la défendent, et même l'emploient comme une arme dans leurs croisades. Le roi et ses seigneurs prennent pour modèle de vertu le "preudhomme", qui rassemble les qualités guerrières et religieuses, et s'illustre par son combat physique pour la vertu spirituelle (32, 39), comme le montre la principale leçon enseignée par le roi à Joinville lors de la croisade : « il disait que nous devions croire si fermement les articles de la foy que, pour mort ne pour meschief qui avenist au cors, que nous n'aiens nulle volenté d'aler encontre par parole ne par fait » (43). En reflet de l'incarnation guerrière de la foi, la légitimité du récit de Joinville repose sur son expérience matérielle, corporelle du fait spirituel. Dans l'exemplum du prud'homme, on retrouve donc deux traits caractéristiques des sociétés indo-européen esquissées par Georges Dumézil et que Georges Duby applique à la féodalité[6] : le guerrier, le religieux et le producteur. Le troisième domaine, celui de la production, est peu mis en avant par la figure du croisé, mais n'est-il pas incarné dans le récit de Joinville par le savoir des marins qui permet le voyage et avec lequel l'auteur se familiarise ? Homme de foi, de combat, mais aussi homme de la mer, le croisé dépeint par Joinville représente par cette tripartition les valeurs de la société féodale française.

Le texte peut être divisé en trois parties suivant le modèle des Vies de saints : l'annonce préalable des hauts faits du roi, la narration de la croisade, et enfin l'épilogue rappelant les leçons enseignées par saint Louis. La temporalité du récit, en particulier dans la deuxième partie, suit globalement le déroulement chronologique des faits historiques. De ce point de vue, le style biographique impose à l'hagiographie une organisation dépendant moins de l'ordonnance cyclique du mythe que d'une linéarité historique. Les faits sont retranscrits suivant l'ordre où ils ont été vécus par le roi, mais surtout par le chroniqueur qui relate ses propres souvenirs trente ans après les événements. La redondance de certains épisodes et leur correspondance avec le passé des récits bibliques indique cependant qu'ils dépassent la temporalité profane pour s'inscrire dans une mémoire intemporelle, une éternité que le texte de Joinville vise à leur conférer[7].

La croisade de Louis IX s'inscrit dans la tradition instaurée par ses prédécesseurs, et elle a constitué un argument pour sa canonisation par Boniface VIII, dix-huit ans après sa mort. Joinville suit les sillons tracés par la noblesse champenoise à laquelle il appartient, notamment par son père qui a participé à la cinquième croisade menée par Jean de Brienne en 1218. L'arrivée de Joinville à l'âge adulte (il a 23 ans) coïncide avec le début de son initiation pour devenir un homme accompli, un preudhomme. En laissant derrière lui son fief et son premier fils, Jean d'Ancerville, dont il célèbre alors la naissance (110), Joinville ne cache pas son sentiment mélancolique :

« je ne voz onques retourner mes yex vers Joinville, pour ce que le cuer ne me attendrisist du biau chastel que je lessoie et de mes II enfans » (122).

Il souligne de cette manière la perpétuation de l'attachement de sa lignée à la tradition de la croisade, mais il décrit aussi l'affection de tout voyageur qui s'apprête au départ. Joinville reprendra à la fin du second livre ces leçons à l'adresse de son fils (741), qui sont, selon Françoise Laurent, « une compilation exacte de ce que Joinville nous a livré du roi et qu'il a tirée de son expérience personnelle »[8].

Partir en croisade nécessite un sacrifice que Joinville exécute en miroir du dépouillement du roi, qui impose à l'occasion du départ l'austérité à son peuple et à sa propre personne. Cette rigueur matérielles repose sur deux fondements : sur le plan politique, la nation entière, en particulier ses plus nobles représentants, se doivent de contribuer à l'effort de guerre, tandis que sur le plan spirituel, il s'agit d'observer l'ascèse du pèlerin qui se délivre des attachements matériels pour entrer en quête d'une relation immédiate avec le divin. Par ailleurs, Joinville annonçant qu'il prend la croix le vendredi de Pâques, la temporalité mythique invite à l'élévation spirituelle. La croisade débute donc à partir de la fête pascale faisant mémoire de la dernière Cène et de la résurrection de Jésus. Les fêtes qui serviront de référence à la datation de Joinville se situent toutes dans le temps pascal : l'Ascension, la Pentecôte et la Trinité.

Au cours de sa descente fluviale de Joinville à Marseille, le chroniqueur effectue comme tous les croisés le rituel de l'écharpe et du bâton (120), attributs de saint Jacques de Compostelle dont les pèlerins se munissent dans leur voyage afin d’obtenir la protection du saint. Pendant ce temps, le roi recueille l'oriflamme de l'abbaye de Saint‑Denis, symbole de la puissance royale de Charlemagne depuis Louis VII, puis reçoit à Lyon l'absolution plénière du pape Innocent IV. La répétition cyclique que suppose la perpétuation de la tradition ne menace-t-elle pas in fine d'être rompue lorsque Joinville refuse de reprendre la croix ? Ne doit-on voir dans ce refus que le retrait d'un homme vieillissant dont la santé ne permet pas de mettre de nouveau son corps à l'épreuve, ou porte-t-il la voix de la sagesse en annonçant que la septième croisade serait la dernière ? Le roi repartira, suivant la volonté du pape Urbain IV, malgré les avertissements du seigneur devenu proche conseiller. La mort de Louis IX devant Carthage en 1270 illustre la nature quasi prophétique des propos de Joinville. La rupture de la relation entre le roi et son seigneur n'est qu'éphémère, car l'écriture par ce dernier de ses souvenirs lui permettra de les revivre et de les immortaliser. Cette entrée définitive dans la postérité s'accomplit finalement par le rêve, par l'apparition du saint à Joinville dans sa propre chapelle de Saint‑Laurent. Aussi l'histoire des croisades semble n'avoir pu s'écrire que postérieurement, lorsqu'elles touchaient à leur fin.

L'écriture de l'histoire procède en effet de cette distance, de ce recul par rapport aux faits qu'elle retranscrit. Si la fidélité à la temporalité historique ne se limite pas au respect d'une chronologie suivant l'ordre des faits, le chroniqueur fait preuve d'imprécision quant à la datation exacte du récit. Au mois d'août, Louis IX et Joinville prennent la mer séparément pour se retrouver au large de Chypre. La date de l'embarquement du roi fournie par l'auteur, le 25 août 1248, le jour de ses quarante ans, est attestée. Celle du départ de Joinville n'est pas précisée, mais le récit s'attache plus à décrire son propre trajet qu'à évoquer celui du roi, dont il ne peut témoigner directement. Refusant de prêter allégeance au souverain car sous l'autorité de son seigneur champenois, Joinville commence à naviguer sans Louis IX, de son fief jusqu'à la "Côte d'Azur" d'abord, puis jusqu'à Chypre. Il utilise ses fonds propres pour affréter une nef au départ de Marseille, avec l'aide d'autres seigneurs dont le comte de La Marche, son fils Hugues le Brun, le comte de Sarrebrück et son frère Gobert d'Apremont,

« en qui compagnie je, Jean, seigneur de Joinville, passames la mer en une nef que nous louames pour ce que nous estions cousins ; et passames de la atout XX chevaliers, dont il estoit li disiesme, et je moy disiesme » (109).

Joinville situe son premier embarquement en compagnie de Louis IX à Limassol le vendredi 21 mai 1249, tandis qu'il se serait déroulé une semaine plus tôt, le jeudi 13 mai. Joinville date ensuite l'ancrage au cap Gala le 22 mai au lieu du 14 mai, la célébration de la Pentecôte à terre le 23 mai au lieu du 15 mai, le départ pour l’Égypte le 24 mai au lieu du 30 mai, l'arrivée et le débarquement à Damiette les 27 et 28 mai au lieu des 4 et 5 juin. Là encore, les raisons qui conduisent Joinville à tronquer les dates posent question : souvenirs embrouillés d'un vieil homme dont la méthode de vérification est faillible, ou arrangements littéraires d'un écrivain plus attentif aux symboles religieux qu'à la chronologie numérale ? Le décalage de huit jours observé par Jacques Monfrin[9] serait dû à une recherche trop rapide et à une confusion entre les calendriers de 1249 et 1250. Les points de repères temporels sur lesquels s'appuie Joinville sont des fêtes chrétiennes mobiles calculées à partir de la fête de Pâques (la Pentecôte, l'Ascension et la Trinité), tandis que la détermination numérale procède d'une recherche postérieure. En plus de nous renseigner sur la méthode du chroniqueur, ces erreurs, si elles sont involontaires, produisent un effet certain sur la narration : alors que la traversée dure 23 jours, elle est réduite à 8 jours dans le récit de Joinville. Loin d'amenuiser l'importance de la navigation, le récit s'en voit fluidifié et emblématisé : les difficultés ralentissant le départ, qui auraient pu donner l'impression d'une stagnation et d'un faux départ, ont été supprimées ; la durée d'une semaine accentue la connotation symbolique de cette traversée placée sous la protection du Saint-Esprit.

La temporalité du retour est moins sujette à controverses, bien que Joinville s'appuie encore sur des fêtes mobiles pour dater son récit. Le 5 avril 1250, « après les octaves de Pasques », il s'embarque avec les malades pour fuir vers Damiette (304-307). Le lendemain, le roi qui a choisi de revenir par terre avec ses combattants est emprisonné. Le vendredi 8 avril, Joinville est arrêté sur le fleuve et amené devant le sultan égyptien le 9 avril à la Mansûra (313) ; il raconte notamment sa nuit en prison sur une galère égyptienne (356). Le 6 mai, lendemain de l'Ascension, les croisés rendent Damiette en échange de prisonniers et d'une rançon de 30000 livres récoltée par Joinville dans la galère du Temple (381), quittent l’Égypte et arrivent à Saint-Jean-d'Acre le 14 mai (400-404). Malgré leur retrait de Damiette, les croisés restent encore trois ans et demi en Orient. Ils repartent d'Acre le 24 mars 1254 (617) et arrivent à Hyères le 3 juillet (652-654). Le départ définitif de l'Orient se déroule durant le carême, le jour de l'anniversaire du roi qui célèbre la saint Marc, martyr des Égyptiens. Le sénéchal y voit le symbole de sa renaissance qui suggère le caractère cyclique de la temporalité de la croisade :

« le jour de la saint Marc me dit le roy que a celi jour il avoit esté né ; et je li diz que encore pooit il bien dire que il estoit renez ceste journee, et que assez estoit rené, quant il de celle perilleuse terre eschapoit » (617).

Le trajet du retour est l'occasion de nombreuses péripéties : un accident devant Chypre (618-629), une tempête (630-637), deux escales à Lampedusa (638) puis à Pantelleria (640), un incendie (645), ou encore le sauvetage d'un naufragé (650). Seule, l'exagération du retard dû aux manœuvres à Pantelleria est relevée par Monfrin qui l'interprète, à la manière des précédentes distorsions chronologiques, comme un écart entre la durée spirituelle, sacrée, privilégiée par Joinville, et le temps mécanique, profane, auquel il attache une moindre importance[10]. Le biographe ne se contente pas de dresser des annales, il se doit de donner vie à son personnage en accordant l'ordre de la chronologie avec le tempo narratif, fourni par la correspondance entre la longueur du texte et celle du temps réellement passé[11]. Les exigences de l'écriture de l'histoire ne se limitent pas à la rigueur chronologique de l'historien car, comme le met en évidence Daniel Madelénat, « l'ordonnance des événements, l'effort pour restaurer une vie à partir des témoignages, la simulation des idées et des images par des équivalences verbales créent une réalité nouvelle, qui reflète la compréhension de l'historien, la pénétration du moraliste, l'habileté de l'écrivain »[12].

Des conditions matérielles et spirituelles de l'espace maritime

Le récit de Joinville est une mine d'informations précieuses sur les conditions matérielles de la navigation au XIIIe siècle, dont l'interprétation est indissociable des conditions spirituelles qui leur donnent sens. Bien que le vocabulaire maritime qu'il utilise semble fournir peu de détails techniques, le chroniqueur emploie de nombreux termes empruntés au langage des marins qui apparaissent rarement, voire pour la première fois, dans un récit de langue française. Les hapax sont compilés par Monfrin[13] : la mer "groissoioit", "guerbin", "pointe de Limeson", "destroiz, "queue de sablon", "galion", "coursiers", "barge de cantiers", "sente", "plommee", "becuiz", "plungeours", "faire voile", "naye". L'on peut leur ajouter les termes relevés dans le Trésor du langage des galères : "baquenas", "estoc", "tison". Le vocabulaire de Joinville témoigne de son apprentissage de la navigation par sa fréquentation des "marinniers" et "nothonniers" et trouve principalement ses sources dans le Nord de la France. Seuls, quelques mots ont une origine méditerranéenne : "barge de cantiers", "guerbin", "nacaire", "sente", "tabour"[14].

Les embarcations décrites par Joinville sont diverses, et leur désignation est parfois vague, "vessiaus" et "nes" apparaissant comme des termes génériques. Le mot le plus employé est "nef", qui désigne les premiers bateaux utilisés pour la navigation en haute mer. Les nefs des croisés ont une coque arrondie, mesurent en moyenne une trentaine de mètres de longueur, et sont constituées de deux mâts, de six voiles et de deux tours, l'une à l'avant et l'autre à l'arrière. Il s'agit des navires les plus imposants de l'époque qui servent essentiellement aux longues expéditions. Chaque nef est affrétée par un ou plusieurs seigneurs ; la nef royale accueille le roi et la reine, ainsi que les plus proches conseillers royaux. Joinville n'embarquera sur celle-ci que lors du voyage de retour (617), épisode de navigation le plus détaillé où il se trouve au plus près de saint Louis, de la reine et de leur entourage.

L'embarquement est une manœuvre longue et complexe à laquelle Joinville assiste d'abord à Marseille en tant qu'observateur. Les hommes effectuant les préparatifs sont désignés par le pronom « on », qui n'inclut Joinville qu'indirectement dans l'action. L'embarquement des clercs est précédé de celui des chevaux qui requiert une opération technique, l'étoupe ("naye"), destinée à assurer l'étanchéité de la soute. Joinville décrit cet instant solennel comme une procession dont le "maistre marinnier" est le chef d'orchestre. Monfrin note « le caractère formel, presque rituel » des ordres du maître de bord qui fait entrer les clercs puis leur crie de chanter, soulignant « la gravité et la tension des minutes où l'homme se confie à la mer »[15]. La foi de Joinville et de ses hommes repose sur le pouvoir des marins qui assure les conditions pour affronter le péril de la haute mer, et qui nécessite à la fois le savoir de la mer et la croyance en la Providence. La disparition visuelle de la terre inspire la peur à Joinville qui entame son premier voyage en haute mer. La scène de l'embarquement à Chypre est marquée par la même solennité, mais cette fois, la crainte laisse place à l'admiration de la puissance royale. Le départ de la flotte, composée de mille huit cents « vessiaus, que granz que petiz » (146), et d'environ deux mille huit cents chevaliers (147) fut, pour Joinville, fasciné par la multitude des voiles déployées recouvrant l'horizon, « belle chose a veoir » : « il sembloit que toute la mer tant comme l'en pooit veoir a l'ueil feust couverte de touailles des voilles des vessiaus ».

Les nefs étant plus difficiles à manœuvrer que les embarcations annexes de petite taille – « les grans nefs n'avoient pooir de venir jusques a terre » (150) – le débarquement des croisés s'accomplit à l'aide des "barges de cantiers" (chaloupes) et des "galies" (galères), qui permettent d'accoster plus rapidement. Joinville ne peut débarquer à Damiette avec sa propre nef et il sollicite une galie auprès du roi (151). Celle-ci ne lui étant pas accordée par Jean de Beaumont, ses chevaliers se ruent sur la seule chaloupe attachée à la nef, jusqu'à menacer de la faire couler. Les mariniers qui s'y trouvaient quittent l'embarcation précipitamment et conseillent à Joinville par l'intermédiaire de leur mestre d'alléger la chaloupe d'une vingtaine d'hommes, recommandation que le seigneur s'attache à faire exécuter (152). L'empressement des chevaliers ignorant le danger que représente la mer – l'un deux se noie en tentant de rejoindre la chaloupe alors qu'elle s'éloignait – fait écho à celui du roi mû par la ferveur guerrière, tandis que les marins auxquels Joinville se montre attentif portent la sagesse de la connaissance maritime.

Alors que sa chaloupe dépasse celle du roi, on lui enjoint de suivre l'enseigne de Saint‑Denis, mais Joinville choisit plutôt d'aborder là où la bataille fait rage, au milieu de six mille Turcs. C'est le roi qui prend la défense de l'étendard et, montrant sa bravoure,

« sailli en la mer, dont il fu en yaue jusques aus esseles, et ala l'escu au col et le heaume en la teste et le glaive en la main jusques a sa gent, qui estoient sur la rive de la mer » (162).

Il n'hésite pas à mettre vaillamment sa propre vie en danger, se jetant dans la mer jusqu'au cou. Aveuglé par son élan guerrier, il prend les sarrasins pour ses propres chevaliers, puis entend s'y confronter, mais ses troupes l'en dissuadent.

Lors de la prise de Damiette, l'arrivée de la galère du comte Gautier IV de Brienne, venant apporter son soutien à Joinville, fait l'objet de la description la plus captivante, nourrie d'une fascination guerrière à l'entrée sur le champ de bataille. Porté par la force physique des rameurs, le navire émaillé de rouge et d'or glisse vélocement sur la surface de l'eau. La vitesse donne l'impression que le bateau lévite[16], ce qui permet à Joinville d'en décrire la face immergée, elle-même décorée aux couleurs héraldiques du comte. La description cinétique de la galère fondant sur les sarrasins devient synesthésique quand le vacarme des "pennonciaus", des "nacaires", des "tabours" et des cors est comparé au grondement du tonnerre. Le sénéchal consacrera dans le second livre une longue digression (527-538) à l'hommage posthume du comte de Jaffa, affichant sa volonté de vanter le mérite militaire et politique d'un descendant de la lignée de Joinville, mais aussi de Jean 1er de Brienne, roi de Jérusalem, qui dirigea la croisade à laquelle participa le père du sénéchal. Le comte de Jaffa mourra aux mains des Égyptiens, et ses ossements seront ramenés à Acre selon la volonté de saint Louis pour être placés dans une sépulture chrétienne.

Les expériences de navigation ne sont pas toujours aussi heureuses que le débarquement à Damiette, et le manque de rigueur, sur le plan matériel comme spirituel, entraîne la mort. Les péchés dont les hommes se rendent coupables sur terre sont expiés lors du séjour en mer. Nous avons déjà évoqué l'ascèse comme préambule nécessaire au voyage. Les vivres se trouvent en quantité limitée sur les bateaux et leur altération provoque des maladies. Une fois revenus à terre, les hommes sont entraînés dans la facilité et le péché, ce qui remet en question la piété dont ils avaient fait preuve en mer quand ils étaient directement soumis à la Providence. Le pillage de Damiette est ainsi considéré par Joinville comme la cause de la déroute des croisés à la Mansûra. Deux escales sur le trajet du retour sont aussi l'occasion d'évoquer la résistance des hommes aux tentations terrestres. Les croisés se ravitaillent en viande à Lampedusa, puis en fruits à Pantelleria. Au delà des besoins matériels auxquels répondent ces escales, elles mettent à l'épreuve la foi des voyageurs. L'île de Lampedusa est un lieu de tradition érémitique. La beauté exotique des jardins abandonnés par les ermites contraste avec la découverte macabre de leurs cadavres en décomposition reposant dans une chapelle en ruine. Après avoir passé quatre années de leur vie à combattre pour la foi loin de leur patrie, les croisés peuvent être tentés par le retrait total du monde. Seul, un homme disparaît mystérieusement lors de cette escale et il est déduit qu'il a choisi la vocation érémitique. Sa décision est honorée par des vivres qui sont laissés sur le rivage pour contribuer à sa subsistance.

À Pantelleria, c'est à la demande de la reine que les croisés accostent. En prenant la responsabilité de cette initiative destinée à satisfaire « ses enfans », la reine n'incarne‑t‑elle pas le rôle d'une mère nourricière pour son peuple ? Certains croisés envoyés sur l'île succombent cependant à la tentation en dérobant des fruits et ils sont capturés par les sarrasins. Du dégagement suggéré par le retrait du monde à un engagement irresponsable, l'égarement à Pantelleria est radicalement opposé à celui de Lampedusa. Là encore, le roi n'abandonne pas ses hommes qui se sont éloignés du droit chemin, et il affronte l'avis des marins qui souhaitent partir sans attendre le retour des fautifs. Ces derniers, une fois revenus à bord, seront tout de même punis de leur forfait et placés dans les barges de cantiers. L'embarcation, accrochée aux grandes nefs, est en effet régulièrement submergée en haute mer, raison pour laquelle elle est réservée aux prisonniers pendant les traversées. Auparavant, Joinville a fait lui-même l'expérience pénible de cette prison maritime lors de sa capture par les sarrasins. Ce dernier n'y est demeuré qu'une nuit et il est resté sur les eaux du fleuve, mais ce moment marquera un tournant dans la croisade par la naissance d'une relation privilégiée du seigneur de Joinville au saint qu'il révère.

Périls et miracles de la navigation

À travers le récit de la croisade se dessine une trajectoire initiatique du sénéchal, en miroir de celle du saint, qui tire les leçons de ses expériences maritimes au contact du roi et de son équipage. Les premiers épisodes en pleine mer présentent Joinville en proie à la tristesse de quitter son pays, à la peur des dangers de la navigation et au mal de mer. Mais à mesure qu'il navigue, il se montre de plus en plus à son aise à bord et en vient à prendre des responsabilités décisives, dressant son propre portrait en véritable héros de l'aventure maritime. Le caractère héroïque de la navigation provient du péril divin que représentent les éléments marins. Le topos de l'écriture hagiographique qui confronte l'homme au locus horribilis de la mer est ici incarné par les héros laïques de la société médiévale : alimentés par la foi chrétienne, la vaillance militaire des chevaliers est complétée par la connaissance technique des marins.

Le premier incident en haute mer survient lors du trajet de Marseille à Chypre que Joinville effectue par ses propres moyens. Le chroniqueur relate cette « fiere merveille » à laquelle il assiste au large de la Barbarie : à la tombée de la nuit, « l'eure des vespres », Joinville et son équipage sont surpris par la rencontre d'une île inconnue, dont la masse leur apparaît comme « une montaigne toute ronde ». Alors que les marins naviguent toute la nuit, la nef se retrouve le lendemain matin devant la même île mystérieuse. Le chroniqueur relate son premier contact – merveilleux – avec les sarrasins par l'irruption d'une menace surnaturelle qui provoque l'effroi des marins. Il suit alors la sagesse d'un « prestre preudhomme » pour rompre le maléfice à l'aide d'une magie plus grande, celle des processions chrétiennes. Joinville est alors mal en point, souffrant sans doute du mal de mer. Porté par ses hommes dont il partage la crainte, il s'en remet aux conseils d'un vieux sage qui le rappellent à sa propre foi.

La plupart des accidents maritimes sont provoqués par le vent. Cet élément  primordial en mer constitue pour les croisés un signe divin. Avant le débarquement à Damiette, le vent cause la dispersion des deux tiers de l'armée : sur 2800 hommes, seuls 700 arrivent à destination en même temps que le roi. Le jour de la Pentecôte, saint Louis fait escale à la pointe de Limassol pour célébrer la messe. À la fin de l'office, un vent « grief et fort » se lève et dissuade les croisés de repartir (le mot "grief" est traduit par "vif", mais il recouvre aussi le champ de la colère divine). Le respect du rite religieux apporte au roi et à ses troupes une protection spirituelle pour affronter les périls de la navigation.

Le roi et Joinville se séparent après la déroute des croisés à la Mansûra. Joinville se replie en direction de Damiette par le fleuve en compagnie des malades, tandis que le roi choisit de guider ses chevaliers par terre. Le convoi fluvial se fond dans l'obscurité nocturne pour fuir la Mansûra (304), mais il ne doit pas distancer les troupes au sol sous peine de recevoir leurs flèches. Suite au malheur de la capture du roi, un vent de face, venu de Damiette, ralentit les navires («toli du courant de l'yaue » 313, « toli du court de l'yaue » 315) et entraîne la capture de Joinville. Le sénéchal évoque de manière plus détaillée sa propre arrestation dont il peut témoigner directement, alors que celle du roi lui est rapportée postérieurement par Geoffroi de Sergines. Les flèches enflammées des sarrasins qui jaillissent dans le ciel nocturne offrent un spectacle terrifiant qui inspire à Joinville une métaphore apocalyptique : « il sembloit que les estoiles du ciel cheïssent ». Voyant se rapprocher les galères du sultan, il jette dans le fleuve ses possessions pour les rendre à Dieu avant que l'ennemi ne s'empare de ses joyaux et ne profane ses reliques. Le sénéchal se croit perdu, voyant ses hommes pleurer et le supplier de ne pas se sacrifier. Le salut, Joinville le doit autant à ses marins qui entendent lui prêter du sang royal, qu'à la Providence qui lui envoie un sarrasin protecteur. En effet, l'homme chargé de le capturer le sauve d'abord de la noyade (« je chancelai tellement que se il ne fut sailli après moy pour moy soustenir, je feusse cheu en l'yaue », 321), puis il le tient « embracié » et crie « Cousin le roy ! » (322), pour le préserver des velléités meurtrières de ses semblables. L'acceptation du destin est encore une fois déclencheur de la résolution dramatique.

Cet épisode, plus détaillé que celui de l'arrestation du roi, est un tournant du récit de la croisade, car au moment où Joinville est confronté directement à sa propre mort, lui est révélé son propre salut. Ni lui ni le roi ne subiront la torture de la bernicle dont il évoque la cruauté. La prison est au contraire pour Joinville l'occasion de rencontrer les sarrasins. Il s'entretient ainsi avec l'amiral des galères égyptiennes, puis est placé dans une galère réservée aux prisonniers de valeur qui les conduit auprès du sultan. Depuis sa prison maritime, il assiste de près au renversement du pouvoir égyptien et à l'assassinat du souverain : « [les sarrasins] descendirent la jusques a nou, et le vindrent occirre ou flum assez prés de nostre gali la ou nous estions » (353). Voyant une horde de sarrasins s'approcher de leur embarcation, les croisés se réfugient dans la prière. Joinville, au lieu de se repentir (« Mes endroit de moy, ne me souvint onques de pechié que j'eusse fait »), entend la confession d'un des chevaliers et l'absout, endossant ici un pouvoir religieux que sa laïcité ne lui aurait pas accordé dans d'autres circonstances que celles d'un aussi grand péril. Pour souligner qu'il n'a pas pris ce rôle de sa propre initiative, le sénéchal précise qu'il était inconscient et que le souvenir lui en a été rapporté après les événements.

Une fois retourné auprès du roi, il se démarque des autres chevaliers en conseillant de prélever les fonds ecclésiastiques pour la libération du frère du roi, le comte d'Artois, ce que Louis IX accepte. Joinville collecte lui-même la somme d'argent nécessaire à la libération à bord de la galère du maître du Temple. Honoré par cette importante responsabilité qui le place au cœur des relations politiques entre les autorités ecclésiastiques et militaires, il se permet d'en plaisanter avec le roi, simulant son appropriation du trésor : « Sire, sire, esgardés comment je suis garni ! ». Après l'épreuve de la défaite, la mort et la capture de nombreux hommes, la libération apporte la joie aux croisés. Mais cette réjouissance ne doit pas leur faire perdre de vue leur mission, celle de mettre leur corps au service de l'Esprit divin pour asseoir sa puissance sur Terre. Le roi appelle ses troupes à la rigueur afin qu'elles évitent de retomber dans le péché : il fait entendre sa colère quand un chevalier suggère que la rançon n'a pas été payée dans sa totalité ; quand il remarque que l'absence du comte d'Anjou est due à une occupation futile, le roi interrompt le divertissement de son frère en jetant les dés à la mer. Lorsqu'il regagne sa nef, le roi ne possède plus rien et se pare des vêtements et accessoires du sultan. Cette transformation annonce sa décision de rester en Terre Sainte, qui suscitera le désarroi des croisés aspirant à retrouver leur patrie. Durant les six jours du trajet de Damiette à Acre, Joinville se place chaque jour auprès du roi, et ce, malgré sa maladie (dont la nature n'est pas précisée, aussi peut-il s'agir du mal de mer ou d'une forme de pneumonie précédemment évoquée lors de sa capture). Les deux hommes, affectés par leur périple, partagent des confidences sur le déroulement de leur capture et de leur libération. Dans l'épreuve de la défaite naît une amitié qui lie le roi au sénéchal, le saint à son hagiographe, ou par effet typologique, le messie à son apôtre.

Le vent menace de nouveau la nef royale lors du retour. À la nuit tombante, la brume limite le champ de vision des marins et la nef vient à heurter un banc de sable. L'obscurité empêche l'équipage de produire un diagnostic fiable sur l'état du navire et le roi se réfugie dans la prière jusqu'au matin. Joinville sursaute de son lit quand l'accident se produit, et son premier réflexe est de se rendre auprès de l'équipage glaner des informations. Le "mestre marinnier" lui fait la démonstration que le bateau est échoué en envoyant une sonde au fond de l'eau. Un prêtre charitable lui apporte un surcot[17], geste auquel répond sèchement Joinville, qui craint plus la perspective imminente de la noyade que celle de la maladie. Le religieux lui rappelle indirectement que le risque principal dans un tel péril est la panique qui aurait notamment pu pousser les huit cents hommes de la nef à se précipiter imprudemment dans les chaloupes.

La nuit porte conseil au roi et il décide à l'aube d'envoyer quatre "plungeurs" chargés de constater les dégâts sur la coque du navire. Il les écoute ensuite successivement pour s'assurer de la justesse de leur compte rendu, mais le constat est unanime : la coque est abîmée sur quatre toises, soit presque huit mètres, et ils ne peuvent prévoir si celle-ci va résister en pleine mer. Les quatorze "nothonniers" convoqués conseillent au roi de revenir à Chypre pour sauver sa vie ainsi que celle de sa famille. Si Louis IX prend en compte leur avis, il ne le suit pas et décide de faire face au danger, car prendre la mer nécessite toujours de s'en remettre à la volonté divine. Le roi montre qu'il ne privilégie pas son destin personnel sur celui de son peuple, préférant « mettre en adventure en la main Dieu que je feisse tel dommage à ci grant peuple comme il a ceans » (628). Aussi laisse-t-il le choix à ceux qui le veulent (et surtout qui en ont les finances) de repartir pour Chypre. L'un des chevalier, pourtant riche et vaillant au combat, mettra ainsi un an et demi à revenir en France, ce qui témoigne d'une réalité sociale : la difficulté pour un homme du peuple d'entamer une telle traversée par ses propres moyens.

L'incident de la tempête qui survient peu après est présenté par deux fois (dans la compilation des hauts faits du roi 39-42 et dans le récit de la croisade 630-637). Un vent de face, « si fort et si orrible » (630), menace de ramener le navire sur les côtes de Chypre. Les connaissances des marins permettent de faire le constat du péril encouru, mais elles ne suffisent pas à le traverser. Le vent qui a causé l'accident ne fait pas partie des quatre vents cardinaux, les « mestres vents » (39) connus des marins depuis Isidore de Séville[18], et il est « si petit que peinne le sceit on nommer » (40), ce qui explique l'impuissance des marins à modifier la trajectoire de la nef et accentue leur terreur. Ce n'est pas le roi mais le chroniqueur qui l'identifie par le mot "guerbin", terme provençal dépourvu de source livresque, montrant l'attention qu'il porte au savoir des marins. Dans le premier récit, le geste qui apporte le salut à la nef est accompli par le roi qui « sailli de son lit tout deschaus, car nuit estoit, une cote sanz plus vestue, et se ala mettre en croiz devant le cors Nostre Seigneur, comme cil qui n'attendoit que la mort » (39). Le deuxième récit de la tempête relègue le roi au second plan – il n'intervient qu'après la résolution – et place le narrateur au centre de l'événement. Quand le vent se met à souffler, Joinville se trouve dans la chambre royale dont les parois ont été abattues, indice de la temporalité nocturne de l'événement. L'enceinte domestique du roi est mise en péril et le sénéchal s'en fait le défenseur en rassurant la reine. Il lui intime de promettre une offrande à saint Nicolas, le protecteur des navigateurs. Ils font tous deux le serment d'honorer à leur retour la mémoire du saint : Joinville en priant pieds nus son esprit, Marguerite de Provence en construisant une nef d'argent. En 1252, le couple royal accomplira effectivement cette promesse et le sénéchal sera chargé de transférer l'ouvrage à Saint-Nicolas-de-Port. La prière initiée par Joinville parvient immédiatement à faire cesser la tempête, à l'aide d'un pouvoir surnaturel opérant « par l'intermédiaire de la parole efficace qui vaut par celui qu'on implore »[19]. Conscient d'avoir mis son héroïsme en exergue, le chroniqueur indique le caractère digressif de cet épisode (« revenons a nostre matiere », 634) et clôt son récit par la leçon qu'en tire le roi. La comparaison des deux versions de la tempête montre un transfert du rôle du sénéchal, qui prend momentanément la place du roi, donc du saint lui-même :

« l'interlocuteur est devenu agent de l'action et s'est donné, en quelque sorte, le rôle du saint »[20].

La nef d'argent ne sera pas le seul souvenir glorieux que Joinville rapporte de cette navigation. Il sera témoin d'un autre événement miraculeux qui ne concerne aucunement saint Louis : l'écuyer de Dragonés, un notable provençal, tombe à l'eau alors qu'il tente d'obturer une ouverture qui laisse filtrer les rayons du soleil et dérange la sieste de son maître. Joinville est persuadé que le pauvre homme s'est noyé, et il prend alors son corps pour une « somme » ou une « bouticle »[21]. Dieu accorde son salut au serviteur dévoué corps et âme, prêt à mourir pour le confort de son seigneur. Sans s'attribuer directement le miracle, le sénéchal immortalisera la mémoire de cet illustre inconnu en le faisant représenter sur les vitraux de la chapelle de Blécourt.

Lors de la même traversée, la nef royale doit affronter un ultime péril : un début d'incendie provoqué par l'oubli d'une chandelle dans les quartiers de la reine. Le narrateur se trouve de nouveau aux premières lignes pour observer l'incident. Il n'assiste certes pas au sursaut de la reine nue dans son lit, mais il n'a qu'à lever la tête pour apercevoir le linge brûlant qu'elle vient de jeter à l'eau. Plutôt que de rejoindre le roi, Joinville se rend alors directement dans la chambre de quart pour « seoir avec les marinniers » et recueillir des informations sur les circonstances du drame. Sous le coup de la colère, saint Louis semble imputer l'incendie à l'absence du sénéchal en l'accusant de mensonge. Le lendemain, pour garantir la sécurité nocturne du navire, il lui confie la charge de l'extinction des feux, preuve de l'importance de Joinville à ses yeux. Le sénéchal se montre plus que jamais indispensable à bord de la nef royale, au point d'être celui que le roi somme de l'accompagner à son coucher :

« et ainsi le fiz je tant comme feumes en mer ; et quant je revenoie, si se couchoit le roy » (649).

Afin d'analyser la fonction historique de la navigation dans la Vie de saint Louis, nous avons d'abord examiné la chronologie du récit, entre temps sacré de l'hagiographie et temps profane de l'historiographie. Nous avons ensuite relevé les informations fournies par le texte sur les conditions matérielles de l'espace maritime avec lequel Joinville se familiarise pendant le voyage : le langage des marins, la description des navires, les procédures d'embarquement, de débarquement et de ravitaillement. Enfin, les principaux périls en mer nous ont permis d'esquisser le rapprochement des trajectoires du biographe et de son sujet.

La mer nous apparaît finalement comme le miroir initiatique où se reflètent deux portraits : celui d'un saint et celui de son apôtre. Plus qu'édifier la mémoire d'un roi déjà sanctifié, le récit des périls de la navigation met en scène les initiations couplées de Joinville et de saint Louis. Monfrin montre que le sénéchal se familiarise peu à peu avec la vie maritime[22], et nous avons de même tenté de mettre en évidence l'évolution de son attitude en mer face au danger. Toujours au premier plan de l'aventure maritime, le narrateur relate généralement les faits qu'il a observés directement, recueille le diagnostic des marins, et s'en remet aux enseignements du roi. Le rapprochement des deux hommes est progressif tout au long de la navigation : ils vivent d'abord parallèlement les mêmes épreuves, débarquant à Damiette en chaloupe puis étant capturés à la Mansûra, avant que Joinville devienne le confident de Louis IX et fréquente sa chambre. La promiscuité et le dénuement de l’homme face au péril de la navigation le rappellent à l'humilité et donnent naissance à l'amitié.

L'expérience de Joinville le fait accéder à des charges de plus en plus importantes qui finissent par le rendre indispensable à bord de la nef royale. À plusieurs reprises, le sénéchal se passe même du roi en s'appropriant le rôle héroïque. Il s'investit du pouvoir ecclésiastique en absolvant un chevalier de ses péchés, et attribue l'interruption de la tempête à la prière qu'il conseille à la reine. Aussi le chroniqueur se chronique‑t‑il lui‑même en édifiant son propre personnage. Du rôle de spectateur des événements à celui d'acteur, du statut de héros à celui de saint, l'image que Joinville souhaite laisser de sa propre vie, matérialisée à son retour par la sculpture du bateau d'argent et par la peinture de l'écuyer miraculé, n'est-elle pas celle d'un humble serviteur ayant trouvé le salut sur une nef divine ?

Thomas Balliner

Notes de pied de page

  1. ^ Joinville, Jean (de), et Monfrin, Jacques, Vie de saint Louis, Paris, Librairie générale française, « Lettres gothiques », 2002.
  2. ^ Joinville, Jean (de), et Wailly, Natalis (de), Histoire de saint Louis, Credo et Lettre à Louis X, Paris, Firmin Didot, 1874, p. 673.
  3. ^ Voir Monfrin, Jacques, « Joinville et la mer », dans Études de langue et de littérature du Moyen Âge offertes à Félix Lecoy, Paris, Champion, 1973, p. 447-449.
  4. ^ Chareyron, Nicole et al., Éthique et esthétique du récit de voyage à la fin du Moyen Âge, Paris, Champion, 2013, p. 29
  5. ^ Laurent, Françoise, « La ''Vie de saint Louis'' ou le miroir des saints », dans Le Prince et son historien : la ''Vie de Saint Louis'' de Joinville, Dufournet, Jean et Harf-Lancner, Laurence (dir.), Paris, Champion, coll. « Unichamp », 1997, p. 158.
  6. ^ Duby, Georges, Les trois Ordres ou l'imaginaire du féodalisme, Paris, Gallimard, 1978.
  7. ^ Laurent, Françoise, op. cit., p. 166.
  8. ^ Ibid., p. 171.
  9. ^ Monfrin, Jacques, « Joinville et la prise de Damiette (1249) », dans Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 120e année, n° 2, 1976, p. 268-285.
  10. ^ Ibid., p. 268-285.
  11. ^ Madelénat, Daniel, La Biographie, Paris, PUF, « Littératures modernes », 1984, p.152
  12. ^ Ibid., p. 206.
  13. ^ Monfrin, Jacques, op. cit., p. 445-468.
  14. ^ Fennis, Jan, Trésor du langage des galères : Dictionnaire exhaustif, Tübingen, Walter de Gruyter, 1995, p. 79.
  15. ^ Monfrin, Jacques, op. cit., p. 447.
  16. ^ La poétique du vol à la surface de l'eau est sans doute typologique. Allusion à la marche de Jésus sur l'eau, le phénomène de lévitation qui symbolisait la domination pacifique du Christ sert ici à ériger l'image conquérante et sainte d'un futur martyr.
  17. ^ Le partage de manteau est sans doute une référence implicite au geste de saint Martin de Tours.
  18. ^ Isidore de Séville développe sa théorie des douze vents dans Étymologies ainsi que dans De natura rerum.
  19. ^ Laurent, Françoise, op. cit., p. 169.
  20. ^ Ibid.,p.182.
  21. ^ Ces termes techniques sont supprimés par quatre traducteurs qui ne les connaissent vraisemblablement pas (voir Monfrin, Jacques, op. cit., p. 467).
  22. ^ Monfrin, Jacques, op. cit., p. 468.

Référence électronique

Thomas BALLINER, « NAVIGATION ET ÉCRITURE DE L'HISTOIRE », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Juin / Juillet 2015, mis en ligne le 14/08/2018, URL : https://www.crlv.org/articles/navigation-ecriture-lhistoire