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Partir pour écrire
Lieux et rencontres entre Europe et Orient
Un regard atypique, un parcours parmi des aspects moins remarqués dans la littérature viatique des xixe et xxe siècles : voici le nouvel ouvrage de Gérard Cogez, spécialiste de littérature des voyages à l’époque moderne et contemporaine.
C’est un ouvrage assez hétérogène qui prend en compte sept voyageurs, en centrant la réflexion sur la singularité de leur regard dont ils ont voulu laisser trace dans un récit, ce qui les a amenés à voyager ; le choix d’affronter chronologiquement ces sept voyageurs (plutôt que par thèmes ou par lieux) déstabilise peut-être un peu le lecteur. Cinq de ces voyageurs (Nerval, Loti, Bouvier, Genet et Ollivier) parcourent l’Orient, mythique destination depuis toujours, mais qui, au fil des siècles a changé, passant d’une terre « maternelle » (selon l’expression de Cogez) dont la visite était fondamentale pour la formation intellectuelle et sociale du savant à un lieu « européanisé », avec tous les dégâts qui en dérivent. Ces voyageurs ne sont donc plus des pionniers, car ils ne sont pas les premiers à avoir parcouru ces chemins, mais il s’agit en tout cas d’aventuriers qui ressentent la nécessité de se mettre en route pour se confronter à la réalité et pour la décrire sous un angle différent et personnel. Si Nerval, Loti, Mirbeau, Gide et Genet font entrer ce processus d’écriture dans leur corpus d’œuvres, alors qu’ils sont déjà connus par le public, Bouvier et Ollivier doivent leur célébrité littéraire à leur voyage. À part cette course vers les origines orientales de l’humanité, Cogez s’intéresse à deux autres voyageurs aux destinations différentes, Mirbeau en Europe et Gide en Afrique.
L’Europe semble tellement familière qu’on pourrait presque s’étonner qu’un voyage à travers la France, la Belgique, les Pays-Bas et l’Allemagne puisse montrer une altérité, surtout si comparée aux terres lointaines de l’Orient. Mais Octave Mirbeau dans La 628-E8 montre qu’on peut réinventer le discours viatique en ne le fondant pas sur la simple description visuelle de lieux bien connus par les lecteurs et en se tenant bien loin de la plate description des choses vues (dans le style des guides de voyage), mais en y ajoutant cette touche d’imaginaire qui transforme l’ouvrage en un texte à mi-chemin entre le songe, l’impression et le recueil de souvenirs, un texte qui, sous certains aspects, pourrait anticiper le Futurisme.
On est, au contraire, ramené à la réalité dans l’Afrique d’André Gide, dans deux pays, le Tchad et le Congo, victimes de la folie coloniale de cette France et de cette Belgique vues comme en rêve par Mirbeau. De nombreux voyageurs du xxe siècle se retrouvent à devoir faire face à la réalité coloniale. Ce nouvel élément provoque un sentiment d’indignation et de révolte qui déclenche l’écriture, en investissant le voyageur d’une mission de témoignage et de diffusion auprès du public de la réalité appréhendée directement par l’écrivain.
Ce malaise et ce dégoût que le voyageur ressent sont également évidents dans le périple à travers un pays tourmenté comme la Palestine, destination de Pierre Loti et de Jean Genet. Les deux voyageurs affrontent le déplacement dans des états d’esprit différents, Loti avec une évidente difficulté d’adaptation au pays et aux déplacements ; il semble vouloir décourager le lecteur de suivre son exemple et de se mettre en route. De plus, dérangé et dégoûté par les « touristes des agences », cible préférée depuis toujours de nombreux voyageurs, Loti critique aussi sarcastiquement ces groupes, si opposés aux pèlerins : rien n’a changé depuis l’époque des « Baedeker » que les protagonistes de Avec vue sur l’Arno de Forster suivaient religieusement.
Pour Genet, le bouleversement touche un côté plus émotionnel, face à une population opprimée telle que le peuple palestinien des années 1970 : l’écriture devient non seulement témoignage, mais engagement politique et social. La position n’est pas prise immédiatement, car le voyageur est inévitablement accompagné de son bagage idéologique qui, au fur et à mesure du voyage, change pour prendre en compte la tragédie et la souffrance d’un peuple. Et Genet se trouve souvent dans la situation de devoir s’excuser auprès du lecteur de ne pas trouver de paroles adaptées pour décrire la cruauté vécue. Il arrive en Palestine pour vérifier ses a priori, voir de ses propres yeux cette situation politique dont il a longuement entendu parler. Et la réalité le met face à lui-même, l’obligeant à un moment donné à se poser la célèbre question de Chatwin, « Qu’est-ce que je fais là ? », question qui, au contraire du touriste qui a toujours une motivation à son voyage, laisse Genet désemparé face à l’inutilité sociale de son périple.
Qu’on est loin du Voyage en Orient de Gérard de Nerval (qui ouvre le livre de Cogez), conçu dans le but de retrouver un Orient imaginé, rêvé, pittoresque, presque féerique ! La description y était centrale, ainsi qu’une sorte de mise au point des connaissances orientales, par rapport à la littérature, viatique ou pas, antérieure à ce voyage.
Cet ensemble de connaissances, d’idées préconçues doit être inévitablement allégé pour fusionner avec le monde extérieur et faire goûter pleinement le sens du voyage. C’est ce que Nicolas Bouvier a essayé de faire dans ses pages japonaises. Le Japon est une réalité très éloignée de la culture européenne et Bouvier arrive à le faire devenir un « objet littéraire » grâce à son travail de mélange entre récit et lectures personnelles, qui dépouille les lieux de cette aura mythique de romantisme.
L’ouvrage de Cogez se termine avec l’analyse de l’expérience d’un voyageur de nos jours, qui doit sa notoriété à son parcours le long de la route de la soie, Bernard Ollivier. Ce chapitre est sans doute le plus intéressant, étant donné qu’aucune étude n’existe sur La Longue Marche, voyage et récit trop récents pour faire l’objet de critique littéraire. Avec ce texte, nous ne sommes pas seulement dans l’expérience vécue et racontée dans un simple récit, mais le voyageur devient également un objet de curiosité, principalement pour son choix de marcher. Ollivier suscite également la curiosité de gens rencontrés avec son équipement (son EVNI, « étrange véhicule non identifié »), sa « manie » de se brosser les dents le soir, face à un peuple souvent édenté, avec son entêtement à ne pas vouloir parcourir même quelques mètres en voiture ou avec tout autre moyen de transport qui ne soit pas ses pieds : célèbre sera l’étonnement du chauffeur de bus qui laissera Ollivier au milieu de rien car le voyageur veut reprendre son périple exactement là où la santé l’a obligé à abandonner son exploit un an plus tôt. Si, pour Genet, on n’a pas de mots pour décrire certaines atrocités, pour Ollivier, la photographie ne pourrait pas rendre la beauté de certains paysages, dont la marche seule permet d’apprécier la merveille. Et La Longue Marche a été effectivement publiée volontairement sans images. « C’est la lenteur même de la marche qui impose son rythme au récit, qui lui confère cette stupéfiante richesse due à une diversité que l’on a le temps d’apprécier à sa juste valeur. La marche est un instrument d’optique qui rend au langage toute sa puissance d’évocation – sans qu’il soit aucunement besoin d’y ajouter la moindre illustration » (p. 226). Quelle image différente Ollivier tirera de son voyage effectué à nouveau deux ans après qu’il a achevé sa « longue marche », cette fois en voiture : « depuis un véhicule, on ne voit rien, le monde est opaque » ! Et, au fond, le but du périple de Bernard Ollivier est d’inciter chaque lecteur à trouver et à parcourir à pied, au moins une fois dans sa vie, sa propre « route de la soie ».
Alessandra Orlandini Carcreff
Quatrième de couverture
Les écrivains dont il est question dans cet essai (Nerval, Loti, Mirbeau, Gide, Bouvier, Genet et Ollivier) sont particulièrement représentatifs du récit de voyage comme genre littéraire. Ils se sont généreusement engagés dans leurs parcours respectifs. Ils ont laissé le périple agir en eux, étape après étape, et en ont accueilli avec attention toutes les étrangetés. Ils se sont montrés attentifs aux autres, sans condescendance ni complaisance. Dans la relation qu’ils firent de leur déplacement, leur regard a trouvé sa singularité et son plein épanouissement. Ils ont élucidé comment les réalités découvertes en chemin les débarrassèrent de certaines façons de voir ou de penser et leur permirent d’en acquérir d’autres, plus justes.
Référence électronique
Alessandra ORLANDINI CARCREFF, « Partir pour écrire Lieux et rencontres entre Europe et Orient », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Juin / Juillet 2015, mis en ligne le 14/08/2018, URL : https://www.crlv.org/articles/partir-ecrire-lieux-rencontres-entre-europe-orient