LE VILLAGE AÉRIEN PAR JULES VERNE

LE VILLAGE AÉRIEN PAR JULES VERNE
Un voyage « extraordinaire » ?

 

« Après tout, ajouta Max Huber, rien que de très naturel !… Est-ce que nous ne sommes pas au centre de l’Afrique !… Or, entre les indigènes et les quadrumanes congolais, – en exceptant Khamis, bien entendu, – j’estime que la différence est mince… » « – Elle est tout juste, répliqua John Cort, de ce qui distingue l’homme de l’animal, l’être pourvu d’intelligence de l’être qui n’est soumis qu’aux impersonnalités de l’instinct… »
Jules Verne, Le Village aérien

« Curieux récit », le Village aérien[1] n’est pas l’un des « grands » romans de Jules Verne et à le lire rapidement, il a tout du récit d’aventures destiné à la jeunesse et répondant à la devise du « Magasin d’éducation et de récréation » formulée par l’emblématique Pierre-Jules Hetzel : éduquer et divertir.[2] En entrant dans un roman de Jules Verne, le lecteur s’attend à être entraîné dans une succession de péripéties plus angoissantes les unes que les autres au fur et à mesure de la progression du récit. Or ici, il n’en est rien car le danger qui surgit de partout et de nulle part à la fois dans ce milieu hostile est aisément identifiable et déjà connu : il s’agit d’éléphants, de rhinocéros, de singes. Bref, d’animaux et de rien d’autre, jusqu’à la découverte d’un village localisé au milieu d’un lacis de branches : un village aérien. Mais le titre finalement adopté par Jules Verne au détriment du plus ambigu et poétique La Grande forêt a pour effet de miner d’entrée le caractère « extraordinaire » de cette découverte. Aussi en termes de péripéties, y a-t-il donc moins crescendo que linéarité et de là vient sans doute le faible écho rencontré par le roman à sa parution et la déception des lecteurs face à un voyage si peu « extraordinaire ».[3] Est-ce à dire que ce voyage n’a rien d’« extraordinaire » ? Non. En réalité, ce n’est pas dans le fait que le village soit suspendu qu’il faut chercher l’« extraordinaire » mais ailleurs et pour le débusquer, il faut s’intéresser à ce qui fonctionne comme objet du désir et moteur du récit : la quête de l’« extraordinaire ».

« Fouiller dans l’inconnu pour trouver du nouveau » ou de la quête de l’extraordinaire

L’« extraordinaire » ne provient pas de ce que Jules Verne localise Le Village aérien en Afrique. C’est un continent qui fait fureur –dans tous les sens du terme–, mais ce n’est plus –même si certaines régions demeurent méconnues comme c’est le cas ici– une terra incognita ainsi qu’elle l’a longtemps été. Ce que recherche Max Huber, c’est plus qu’» autre chose », « mieux que l’imprévu » : « de l’extraordinaire ». (p. 24)

Dans l’imaginaire collectif hérité des autorités antiques, l’Afrique est mère de toutes les merveilles. Rien d’étonnant donc à ce que l’Afrique lui apparaisse légitimement comme le lieu par excellence où peut se manifester, où peut surgir l’« extraordinaire », comme lieu des questionnements, lieu des origines et possible terre des réponses. Et à peine le récit est-il lancé qu’on se retrouve au point mort et pas n’importe où : « au point le plus central de l’Afrique centrale. »[4] Le récit s’encre et s’ancre donc au centre du continent noir : au « cœur des ténèbres » selon le titre donné par Conrad à son si obscur et si sublime roman, et on retrouve ici dans toute sa foisonnante richesse le fonds mythique de l’Africa portentosa dans laquelle l’auteur a déjà eu l’opportunité de puiser abondamment pour composer ses précédents romans « africains ».[5]

Au cœur de ces ténèbres : une forêt. « Immense », « impénétrable » et « aux insurmontables obstacles », elle est à l’image des secrets qu’elle renferme et dont les protagonistes pressentent puissamment l’existence sans toutefois savoir en quoi ils consistent. Barrant l’horizon, elle va pourtant être le lieu par lequel la quête de l’« extraordinaire » va être rendue possible.

L’appel des ténèbres : « l’inexplicable », « l’inattendu » et « l’étrange » à défaut de « l’extraordinaire »

L’appel des ténèbres, c’est d’abord cela dans ce roman : l’appel de la forêt. En la pénétrant, les protagonistes choisissent la voie de la difficulté contre la voie de la facilité, l’inconnu contre le connu et l’extraordinaire contre l’ordinaire. Mais l’« extraordinaire » n’a de cesse de se dérober, au profit de « l’inexplicable », de « l’étrange » et de « l’imprévu. » L’« extraor-dinaire » ne réside pas dans les péripéties auxquelles sont confrontés les protagonistes mais dans les indices qui les poussent toujours plus près du centre de la grande forêt et qui sont autant de signes annonçant l’extraordinaire à venir. Aussi le défrichement auquel ils se livrent s’avère-t-il être autant physique que symbolique. Et pour eux le défi va donc consister à « arracher à ces arbres le mot de leur énigme ». (p. 48)

Les indices s’enchaînent. Le premier est précisément un mot : « ngora ». Le second est un radeau abandonné. Le troisième est un cadenas en fer dépourvu de clef. Or c’est bien de clefs dont les protagonistes et avec eux le lecteur ont besoin pour découvrir et résoudre l’énigme que pose la forêt et avec elle le roman. « Si ce n’était pas là de l’extraordinaire, c’était tout au moins de l’inattendu » observe le narrateur (p. 75) L’indice suivant est une cage vide. Le secret ne se livrant toujours pas, il faut le chercher et peut-être se trouve-t-il à l’intérieur de la boite en fer qu’ils trouvent à proximité de la cage. Mais le secret est comme la boîte : il résiste avant de livrer finalement un nom : « Docteur JOHAUSEN ».

Ce nom fonctionne comme une clé en rappelant comment le savant américain Garner échoua en tentant d’apprendre le gorille et le chimpanzé, et de publier avec une grammaire, un dictionnaire de la langue simienne et comment, à sa suite, un certain docteur Johausen, disparut sans laisser de traces, après avoir tenté la même expérience, et fait construire une cage spéciale équipée d’un orgue de barbarie « dans la pensée que les singes ne devaient pas être insensibles au charme de la musique. » (p. 80) Grâce à ces indices, les protagonistes peuvent se livrer à une reconstitution du puzzle. Mais partielle. De cette aventure que reste-t-il ? un carnet dont toutes les pages sont blanches à l’exception de la première, laquelle nécessite un triple déchiffrage : au niveau de l’écriture, celle du docteur étant quasi illisible ; au niveau de la langue, les notes ayant été écrites en allemand ; au niveau du sens, le mot « Ngora » constituant à lui seul une part importante du secret à percer. Max Huber exulte enfin : « Voilà qui ne laisse pas d’être extraordinaire… » (p. 99) Dans Le Cœur des ténèbres de Conrad, c’est la remontée du fleuve qui symbolise l’accession à la connaissance, ici, c’est sa descente, mais, dans un cas comme dans l’autre, ainsi que l’observe justement Tsvetan Todorov, « l’espace symbolise le temps »[6], la lente remontée vers les premiers âges du monde. Le secret apparaît quelques chapitres plus loin. Il est en haut, dans des arbres gigantesques. Temporelle, la remontée est aussi spatiale et plus précisément verticale, non pas de la terre à la lune, mais de la terre aux cimes, et du bimane au quadrumane ou de l’homme au singe.

Les Wagddis et la théorie du chaînon manquant ou Jules Verne contre Darwin

En effet, si le village aérien qu’ils découvrent dépasse l’entendement et est donc littéralement « extraordinaire », les protagonistes ont très tôt la conviction que l’« extraordinaire » est ailleurs, entre autres dans ce peuple aux limites de l’humanité et de l’animalité qui pourrait bien former le fameux chaînon manquant des théories évolutionnistes : les Wagddis. Dans le village, s’il ne se passe strictement rien et si la rencontre du roi « Msélo-Tala-Tala »,« le père Miroir » va être différée, c’est pour permettre le développement d’échanges sur l’évolution des espèces qui vont être l’occasion pour l’auteur de mener des assauts en règle contre le darwinisme.

À plusieurs reprises et par d’habiles attaques, consistant notamment en un débat contradictoire et en une série de présentations ironiques par le narrateur des théories évolutionnistes, celui-ci s’est appliqué à miner l’édifice darwinien avant la découverte des Wagddis.Comme l’observe Philippe Clermont, par ces procédés, le lecteur se trouve ainsi à la fois « préparé à rencontrer l’extraordinaire (le fameux chaînon manquant dont il est question) et à ne pas y voir une confirmation « science-fictive » des théories de Darwin. »[7]

Les chasseurs se muent alors en anthropologues et pointent les ressemblances et dissemblances morphologiques entre les Wagddis et les singes, d’une part, et entre les Wagddis et les hommes, d’autre part. Or in fine, ce qui distingue radicalement les singes des hommes, c’est la maîtrise d’un langage articulé. Certes, les Wagddis échangent « entre eux divers propos, d’une voix rauque, phrases brèves prononcées précipi-tamment et mots inintelligibles. » Mais est-ce là un langage ?[8] Max Huber et John Cort conviennent finalement que les Wagddis sont plus proches de l’homme que du singe. Mais pour le narrateur –et derrière lui l’auteur– ceci ne saurait être satisfaisant. Car « même si cette race inconnue se rapprochait physiquement de la race humaine, encore faudrait-il que les Wagddis eussent ces caractères de moralité, de religiosité spéciaux à l’homme, sans parler de la faculté de concevoir des abstractions et des généralisations, de l’aptitude pour les arts, les sciences et les lettres. Alors seulement, il serait possible de se prononcer d’une façon péremptoire entre les thèses des monogénistes et des polygénistes. » (p. 157)

Très vite on devine que le très discret Msélo-Tala-Tala, le « père miroir », est Johausen. Et si Jules Verne diffère son apparition tout en multipliant les éléments confirmant qu’il s’agit de lui, c’est parce que c’est lui qui incarne « l’extraordinaire ». Quand Johausen fait son apparition comme quand Kurtz apparaît enfin dans Le Cœur des ténèbres, c’est la stupéfaction. Celui qu’on croyait disparu est bien vivant, mais il est complètement maboul. Il est alors facile pour les protagonistes de retracer la singulière destinée qui a été la sienne : fait prisonnier par les Wagddis, il décide de finir ses jours parmi eux en leur jouant le Freischütz de Weber. Mais coupé des siens, il perd la raison et, non pas l’usage, mais le sens de la parole, et de là vient que son langage, qui est ce qui permet de juger si un être est ou non humain, est incompréhensible : vox clamans in tenebris. Plus que le spectre de la régression, Johausen symbolise l’involution, apportant la preuve que l’homme peut être amené à retourner à l’état de singe. « De façon para-doxale, observe ironiquement Philippe Clermont, cette figure de savant en homme régressant vers l’animal représente précisément le chaînon manquant entre le singe et l’homme… »[9] Là est le véritable aboutissement du voyage, son terminus ad quo, et là réside « l’extraordinaire » dans ce renversement inattendu qui fait de ce roman une véritable satire anti-darwinienne.

Dominique Lanni

Notes de pied de page

  1. ^ Jules Verne, Le Village aérien [in] Les Romans des cinq continents, I, Europe, Afrique, Asie, Paris, Omnibus, 2004. Edition établie et présentée par Claude Aziza.
  2. ^ Jean Chesneaux, « Langues imaginaires et calembours » [in] Jules Verne, un regard sur le monde. Nouvelles lectures politiques, Paris, Bayard, 2001, p. 139-149. Cit. p.  147.
  3. ^ Comparé, dans des registres différents, à des romans comme Voyage au centre de la terre, De la terre à la lune, Vingt mille lieues sous les mers, L’Ile à hélice ou La Jangada.
  4. ^ Alain Buisine, « Verne appellation d’origine » [in] François Raymond et Simone Vierne, dirs., Jules Verne et les sciences humaine, Paris, UGE, 1979, « 10/18 », p. 101-125. Cit. p. 114.
  5. ^ Dans Un Capitaine de quinze ans, le ton est donné d’emblée : « c’était l’Afrique avec tous ses dangers » ; « L’Angola terrible, avec son fiévreux climat, ses bêtes fauves, ses indigènes plus cruels encore » ; « la situation était effroyable. » Bref, l’» Africa portentosa », mère des monstres » dans toute sa splendeur.
  6. ^ Tsvetan Todorov, « Connaissance du vide : cœur des ténèbres » [in] Poétique de la prose. Choix, suivi de Nouvelles recherches sur le récit, Paris, Editions du Seuil, 1978, « Points / Essais », p. 163.
  7. ^ Philippe Clermont, « Jules Verne, ou un darwinisme en suspens » [in] Jean-Pierre Picot, Christian Robin, dirs., Jules Verne cent ans après. Colloque de Cerisy, Rennes, Terres de Brume, 2005, p. 347-367. Cit. p. 355.
  8. ^ Jules Verne, pourtant grand inventeur de messages codés et de langues, disposant de plus d’une connaissance rare de particularités du kiSwahili, la langue du Tanganyika-Zanzibar à l’époque, l’actuelle Tanzanie, ne les donne pas à entendre. « Ainsi, note en Africaniste averti Robert Baudry, [Jules Verne] emploie-t-il notamment le pluriel correct : mu-Nganga (un magicien), wa-Nganga (des magiciens), le pluriel de ces langues baNtu se faisant non pas par suffixe comme le français (animal-animaux), mais par préfixes. » Roger Baudry, « Les romans africains de Jules Verne » [in] Jean-Pierre Picot, Christian Robin, dirs., Jules Verne, cent ans après. Colloque de Cerisy, Rennes, Terres de Brume, 2005, « Terres fantastiques », p. 257-281. Cit. p. 266.
  9. ^ Philippe Clermont, « Jules Verne, ou un darwinisme en suspens » [in] Jean-Pierre Picot, Christian Robin, dirs., Jules Verne cent ans après. Colloque de Cerisy, op. cit., p. 357.

Référence électronique

Dominique LANNI, « LE VILLAGE AÉRIEN PAR JULES VERNE », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Septembre / Octobre 2011, mis en ligne le 10/08/2018, URL : https://www.crlv.org/articles/village-aerien-jules-verne