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Myriam Harry fait partie de ces femmes écrivaines méconnues alors qu’elle fut pourtant la première femme couronnée par le prix Femina en 1905 pour son roman La Conquête de Jérusalem paru un an plus tôt chez Calmann-Lévy. De plus, elle eut le privilège de vivre toute sa vie de sa plume, laquelle enchanta un très large lectorat dans toute la première moitié du XXe siècle. On sait aussi qu’elle a été membre du jury du prix de littérature coloniale créé en 1924 et qu'elle a participé à un ouvrage de propagande coloniale française.
De son vrai nom Maria Rosette Shapira, Myriam Harry naquit en 1869 à Jérusalem (ville encore sous domination ottomane) d'une mère allemande, fille d'un pasteur luthérien, venue comme diaconesse dans un hôpital de la ville et d'un père ukrainien, juif converti à l'anglicanisme, ayant voyagé dans toute l'Arabie, propriétaire d'un magasin de souvenirs bibliques et objets archéologiques. Après le traumatisme du suicide paternel, elle déménage avec sa mère à Berlin, puis à peine âgée de dix-huit ans, elle gagne la France en 1887, où elle devient répétitrice d'anglais et d'allemand tout en apprenant le français. Dans son nouveau pays d'accueil, elle publie ses premières nouvelles une fois tous les quinze jours dans un nouveau journal entièrement écrit par des femmes, La Fronde, créé par Marguerite Durand. C'est ainsi que sa plume trouvera son public et que le monde littéraire l'accueillera en 1899 lorsque l'éditeur Calmann-Lévy rassemble ses écrits dans Passage des bédouins. Chez ses trois autres éditeurs Fayard, Flammarion et Ferenczi, ses publications s'enchaîneront au gré de ses voyages en Orient et en Afrique, donnant lieu à un foisonnement de textes de tous genres : souvenirs autobiographiques, nouvelles, récits de voyage et reportages, biographies historiques et romans.
Cette femme de lettres, qui parcourt la planète au fil de son écriture en brisant les frontières géographiques, semble parfaitement incarner l'archétype d'émancipation féminine. Par ailleurs, ses cultures multiples ont sans doute contribué à lancer son destin de femme libre, d'écrivaine-reporter, mais aussi de conteuse.
Ainsi, âgée de 65 ans, après avoir voyagé aux Proche, Moyen et Extrême-Orient, d'Égypte à Istanbul jusqu'en Indochine, Myriam Harry entreprend en juin 1935 un voyage vers les îles du sud-ouest de l'océan Indien en direction de Madagascar. Ce voyage répond à l'invitation du gouverneur général de Madagascar, Léon Cayla, qu'elle a connu auparavant lors d'un voyage en Syrie. Sa croisière sera très encadrée puisqu’elle est organisée par le pouvoir ; elle durera six mois avec escales à Zanzibar, aux Comores, sur l'île Maurice et la Réunion avant l'arrivée à Madagascar où Myriam Harry séjournera durant deux mois. Ce voyage donnera naissance à cinq œuvres littéraires parmi lesquelles en 1943 - soit cinq années après son retour en France - l'écrivaine publie chez Plon un récit de voyage intitulé Routes malgaches, le Sud de Madagascar. D'autres îles de volupté[1] constitue un autre récit d’escales dans l’océan Indien, tandis que Ranavalo et son amant blanc, histoire à peine romancée[2] et Radame, premier roi de Madagascar[3] sont des œuvres romanesques mettant en scène des figures historiques emblématiques de la Grande Île (en particulier la reine Ranavalo, le français Jean Laborde et le roi Radame Ier). Bien à part d’un point de vue générique, Routes malgaches, le Sud de Madagascar est un reportage spécifiquement malgache. Il retrace l’arrivée de Myriam Harry à Tananarive, la découverte de la région Sakalave dans le nord, la descente sur les pistes du sud non répertoriées sur les cartes vers les villes de Tulear et de Fort Dauphin, enfin la remontée vers Fianarantsoa jusqu'aux Hauts Plateaux de l'Imerina.
Au sein de cette fresque des différentes ethnies rencontrées, notre analyse étudiera la place particulière que Myriam Harry accorde aux femmes autochtones, mais aussi aux femmes des colons. En outre, nous proposerons une réflexion sur le regard singulier de l'écrivaine-reporter, pour voir si son écriture viatique s'émancipe des représentations produites par les voyageurs de la Grande Île ou par les colonisateurs de son époque. Car le but ultime de cette étude est de comprendre dans quelle mesure, par une écriture au féminin mêlant les genres, Myriam Harry contribue aux prémices d'un changement de regard occidental sur les peuples colonisés de l'océan Indien.
1. Portraits de femmes par l'écrivaine-reporter
Routes malgaches, le Sud de Madagascar se caractérise par une écriture du reportage, qui est étudiée par Évelyne Combeau-Mari dans le récent ouvrage collectif consacré aux voyageuses de l'océan Indien, dans son article « Une femme de lettres dans les îles du sud-ouest de l'océan Indien, Myriam Harry (1935-1936)[4] ». Ce reportage est agrémenté d'une carte détaillant le périple féminin dans le sud de manière fléchée, de plus Myriam Harry l'illustre de onze photographies noir et blanc réalisées par son fils adoptif Fouaz Perrault-Harry. Malgré l'évidence de la réécriture due au décalage rétrospectif entre la temporalité réelle du voyage et celle de la publication, l'auteure adopte « une écriture de l'action dans l'action », narrant ses aventures dans un présent de l'indicatif permanent, usant de phrases courtes et de formes exclamatives récurrentes, autant de procédés narratifs de l'immédiateté qui s'apparentent à l'efficacité de l'écriture scénaristique et qui plongent directement le lecteur français dans ce sud de l'île malgache :
« Racoute allume ses phares. Il marche avec prudence. Les jets de lumière dévoilent les précipices, mais créent de fallacieux dangers. Un mur ! Il s'y écrase. - Non, une falaise qui s'efface. - Une tranchée noire ! Nous y tombons ! - Non ! L'ombre d'un arbre qui nous fuit[5]. »
Par le motif de la route qui a donné son nom au titre du reportage, l'écrivaine-reporter sait ménager le suspens dans le fil d'une épopée automobile où son chauffeur Racoute-Zane frôle les gouffres et précipices. Par l'écriture de l'action, Myriam Harry trace son itinéraire qu’elle présente comme pionnier et dessine en filigrane un autoportrait d'aventurière créatrice de nouveaux chemins pour les voyageurs et touristes futurs, autant en voiture qu'en chaise à porteur, alors qu’on sait que les administrateurs de l’époque passaient déjà partout en tournée. Même si l’héroïsation de l’auteure semble faire table rase des voyageurs masculins qui l’ont précédée, notamment de son contemporain Jean d’Esme, écrivain d’un roman colonial à Madagascar[6], on peut reconnaître que Myriam Harry est la première femme d'action à dépasser le simple journalisme et qu’elle atteint ce que Myriam Boucharenc nomme l'art du « grand reportage[7] » puisqu'il combine les trois ingrédients : « destination lointaine », « expédition périlleuse » et « entreprise inédite[8] ».
Outre le portrait indirect de l'écrivaine-reporter, le reportage accorde une place importante aux portraits de femmes autochtones, mais aussi aux portraits des femmes françaises qui ne sont autres que les épouses des administrateurs coloniaux. Cet aspect documentaire au féminin a d’abord été une commande de la part du gouverneur colonial Léon Cayla. Il demeure tout de même une originalité qui distingue le reportage de Myriam Harry de celui de ses prédécesseurs, en particulier de celui de Maurice Martin du Gard qui voyage un an plus tôt sur la Grande Île et publie en 1934 chez Flammarion Le voyage à Madagascar. Cet écrivain voyageur (envoyé par Le Journal) évoque dans son récit de voyage la figure masculine malgache de l'éminent écrivain Rabearivelo, mais il consacre plus de pages aux « portraits impériaux » masculins (tels Gallieni, Lyautey ou Jean Laborde) qu'à la figure féminine de la reine Ranavalo qu'il relie aux femmes de manière générique sans distinction ethnique, alors que Myriam Harry multiplie et détaille les portraits féminins en fonction des régions visitées dans quasiment tous ses chapitres.
En premier lieu, les femmes malgaches sont mises à l'honneur dans la série de photographies qui illustrent notamment leurs coiffures décrites par la reporter comme de véritables œuvres artistiques : « une élégante Mafhale », « jeune femme Antandroÿe, d'après un dessin de F. Perrault-Harry », « la coiffeuse d'Ampany », « deux jeunes coquettes de Fianarantzou », des femmes entourent aussi « le vieux "rigolo" d'Ampany ». Par exemple, parmi les nombreuses « femmes indigènes » qui donnent lieu à des portraits hauts en couleur où le sublime côtoie parfois l'humour, la reporter nous donne le prénom de Johanessa, jeune Vèze[9] luthérienne-norvégienne. Cette femme locale la délivre de la chique, colonie de puces venue se loger dans son orteil. L'écrivaine-reporter lui consacre un long passage où le lecteur la découvre dans une action mi-burlesque (par l'acte chirurgical décrit sous le signe de métaphores animales) mi-laudative (par la description picturale de sa carnation et de sa coiffure). Difficile de situer la subjectivité du regard de Myriam Harry sur la femme autochtone, entre admiration sincère, écho pictural à Arcimboldo et sens de la comédie :
« Vingt fois elle recommence l'opération, tandis que moi, je ne vois, de son profil perdu, qu'une joue couleur de caramel glacé, une paupière bombée couleur aubergine et sur son crâne, un jardin de tresses noires crépues, lustrées, bien séparées, bien alignées au cordeau et plantées en quinconce sur des allées violettes, pour aller toute se rejoindre à la base du crâne, et s'entortiller en une sorte de gros cadenas capillaire qui pend sur la nuque.
-Fini, madame !
Et Johanessa me montre, avec ses tendres pattes de singe, toute une mine de futures chiques extraite de mon orteil...
Puis elle s'en va, avec la même démarche d'autruche, emportant teinture d'iode et coton avec le même geste d'offrande. »
Les nombreux portraits féminins autochtones (des jeunes comme des anciennes générations) font apparaître sous la plume de la reporter trois thématiques qui sont souvent corrélées : sensualité, liberté sexuelle, sorcellerie. Les périphrases et adjectifs qualificatifs sont en effet évocateurs : la femme bare[10] « sauvagement belle[11] », les femmes mahfals[12] « pieuses et vieilles sorcières », « les grandes coquettes », « aguichantes », « les voluptueuses », « les nymphes », « amoureuses furies[13] ». En outre, Myriam Harry accumule les évocations de mères inséparables de leur enfant :
« Portés à babêne, c'est-à-dire aplatis en grenouilles, entre la chaleur dorsale et le lambe[14] de leur mère, on n'en [enfants] voit qu'une boule d'astrakan qui dodeline. »
Ces portraits nourrissent l'imaginaire colonial de la femme « sauvage » et « barbare » et l'on remarque d'ailleurs que les occurrences de ces deux adjectifs inondent le récit. Dans le contexte historique d'œuvre civilisationnelle portée par la France, le point de vue de Myriam Harry apparaît ambivalent : d'un côté il semble ne pas déroger au mépris face à l'« ensauvagement » des peuples colonisés, de l'autre il rend hommage à la beauté et l'élégance d'Andriana Ravalo, « la princesse au teint pâle[15] ».
En second lieu, Myriam Harry célèbre de manière univoque les femmes des colons et nous informe du sort de la femme en contexte colonial en évoquant « un nouveau décret du gouverneur général autorisant les épouses-infirmières de la Croix-Rouge à accompagner leur mari[16]. » Ainsi, elle apprécie la femme d'un administrateur qu'elle décrit par une périphrase picturale, « la charmante jeune femme botticellienne » puis lance un hommage à toutes les femmes de colons qui sont dépositaires des valeurs patriotiques :
« O femmes de France, ô dames de nos colonies, qui dira jamais votre vaillance et votre grâce[17] ! »
Dans son reportage, Myriam Harry donne la parole à sa contemporaine française, la femme du gouverneur Léon Cayla. Par l'emploi du style direct, cette femme de colon se met à exister à travers un témoignage sous forme d’entrevue où elle raconte leurs vingt années de vie coloniale. Plus loin, Myriam Harry donne la parole à une nouvelle hôtesse, femme d'un autre administrateur, « une Bourbonnaise » (une Réunionnaise) douée d'un « mystérieux charme créole[18] ». Sans pour autant commenter l'existence de ce couple mixte, par l'implicite, l'écrivaine-reporter permet au lecteur de commencer une réflexion sur la complexité de la colonisation de cette zone de l'océan Indien qui fut le théâtre d’un asservissement humain et du métissage qui en découla.
2. Ambivalence du regard féminin au temps colonial
Dans Routes malgaches, le Sud de Madagascar, le regard de l'écrivaine-reporter est admiratif des figures de l'épopée coloniale française qui débuta officieusement en 1642 avec Jacques de Pronis, mais officiellement en 1896 après la phase de colonisation anglaise. Ainsi l'on peut dire que ce « grand reportage », tout comme les romans de Myriam Harry inspirés de son voyage et qui furent publiés de 1939 à 1949 - Ranavalo et son amant blanc, histoire à peine romancée[19], D'autres îles de volupté[20], Radame, premier roi de Madagascar[21] - contribue au foisonnement de la littérature coloniale insulaire. Citons les œuvres de Jean d’Esme (Épave australe, 1931), Pierre Mille (Mes trônes et dominations, 1936), Max-Pol Fouchet (Les peuples nus, 1953), Pierre Benoît (Le Commandeur, 1960). Myriam Harry fait l'apologie du fait colonial et de la supériorité de l'homme occidental dit civilisé face au barbare, au sauvage, tout en ouvrant le lecteur à une perspective exotique, dépaysante et fantasmée des lointaines colonies en tant que paradis perdu, a fortiori lorsqu'il s'agit de territoire insulaire coupé du monde comme la Grande Île de Madagascar. Comme Marie-Françoise Bosquet l’a étudié lors de sa communication lors de la conférence de 2007 à La Réunion, « Idées et représentations coloniales dans l’océan Indien XVIIIe-XXe siècles[22] », un autre regard féminin, celui de Mlle de Montpensier, femme de la haute aristocratie et proche du pouvoir, véhicule les premières représentations que l'on avait de la colonisation de la Grande Île. Elle le fait de manière originale, dans un texte fictionnel intitulé La Relation de l'Isle imaginaire[23] qui se transforme en conte ludique féminin où, partant du rêve d'une île inhabituée, la cousine de Louis XIV réécrit le projet utopique de colonisation de Madagascar, en empruntant à l'Histoire de la Grande Isle Madagascar[24] d'Étienne de Flacourt qui vient d'être publiée en 1658. Quasiment trois siècles plus tard, dans Routes malgaches, le Sud de Madagascar, Myriam Harry ne cite pas la fiction de Melle de Montpensier, mais on ne peut s'empêcher de voir un écho de regard féminin lorsqu'elle met en abyme dans son propre texte viatique les Lettres du sud de Madagascar de Lyautey (1900-1902) et évoque la filiation coloniale de Flacourt et celle de Jacques de Pronis. Dans le plus long chapitre dont la situation d'énonciation a pour décor l'ancienne maison du colonel Lyautey à Fort-Dauphin, après avoir brièvement cité l'héritage de Pronis, Flacourt, Mondevergue et Mondave, elle se met en scène en tant que co-narratrice et co-historienne conversationnelle à la première personne du pluriel, incluant donc ses compagnons de voyage que sont son mari, le sculpteur Émile Perrault, et leur fils adoptif Fouaz Perrault-Harry :
« Aidés de l'administrateur, nous reconstruisons l'épopée des conquistadors français, épopée sans gloire et sans profits, mais qui légitima pendant trois siècles les droits de la France sur Madagascar[25]. »
Le point de vue eurocentré et le ton laudatif qu’apporte le choix des termes « épopée » et « conquistadors » témoignent d’une fierté colonialiste assumée par l’auteure. Cependant l’expression « sans gloire et sans profils » vient troubler ce point de vue : peut-on y voir une critique implicite dissimulée sous l’éloge ou une minimisation de l’exploitation ? Cette ambivalence de la posture effleure très ponctuellement dans le récit de voyage qui devient dans ces pages le récit des aventures épiques de Pronis et de Flacourt, lesquels connaissent selon l'auteur de nombreuses péripéties dans le développement de la colonie (moments de concorde avec le peuple malgache, mais aussi révoltes). Quelle est la réception en 1943 de cette réécriture de l'histoire au féminin, dans un contexte colonial qui est peu remis en cause en France ? Certes, Myriam Harry vante « l'harmonieuse continuité de l'effort colonial français[26] », mais outre l'intertextualité explicite du récit viatique d'un Flacourt, « gros actionnaire de la Compagnie de l'Orient envoyé pour enquêter sur l'incurie du jeune huguenot [Pronis] et, aussi, pour prendre solennellement possession de Madagascar, au nom de Louis XIV[27] », on ne peut oublier l'intertextualité implicite du roman Ranavalo et son amant blanc, histoire à peine romancée qui joue sur la dichotomie stéréotypée entre colon et colonisé, en narrant l'histoire d'amour entre la reine malgache et le Français huguenot Jean Laborde.
On sait que tout au long de leurs voyages en Orient et en Afrique, les époux Perrault-Harry sont invités par les coloniaux et dépendent de cette élite coloniale française, tel que Léon Cayla (1881-1965), gouverneur général de Madagascar de 1930 à 1939. Ils bénéficient de la force du réseau diplomatique, mais en même temps, ils rencontrent des acteurs moins connus, des hommes venus avant la colonisation et qui ne dépendent donc pas de ce réseau colonial. Ce sont les types d’aventuriers par opposition aux administrateurs : M. Combarel, « dernier survivant d'une autre espèce évanouie du sol malgache : le négrier[28] » et Mme Combarel, « une blanche Réunionnaise », ou encore M. Speyer installé à Madagascar depuis cinquante ans et faisant la collection d'oreilles de zébus, ou M. Felli, chercheur d'or reconverti dans l'exploitation du mica qui inspira le roman Micador[29]. L’auteure consacre à ses figures marginales une place importante dans ce récit de voyage. Dans son article « Un orientalisme réinventé, Postures de Myriam Harry entre Europe, Afrique et Orient », Maéva Bovio explique que « sa position envers le colonialisme est plus ambiguë dans D’autres îles de volupté[30]. Son acquiescement au discours colonialiste ne semble pas suffire chez elle à asseoir un point de vue eurocentré ; au contraire, et c’est le paradoxe, cela renforce son lien avec le monde arabe[31]. »
Ainsi, pour reprendre le questionnement de Sylvain Venayre dans son Panorama du voyage, tandis que l'œuvre colonisatrice est en cours, peut-on affirmer que notre voyageuse y contribue ? Après les progrès des transports qui auraient servi à la colonisation, Myriam Harry ferait-elle partie, au même titre que les majoritaires voyageurs masculins européens hors d'Europe, des « fourriers de la conquête coloniale[32] » ? Son récit de voyage ainsi que ses romans encourageraient-ils un tourisme aux colonies participant à l'entreprise de domination coloniale de l’époque ? On ne peut s’empêcher de penser à une résurgence de ce phénomène ces dernières décennies, avec l’envoi de reporters dans les années 1990, se faisant les promoteurs du tourisme à Madagascar.
Force est de constater l'ambivalence du regard de l'écrivaine-reporter de l'entre-deux guerres, comme de sa parole. Ainsi, même si dans son récit la voyageuse donne souvent voix aux administrateurs coloniaux par des dialogues au style direct, elle donne aussi la parole à l'autochtone, en la personne de son chauffeur et drogman (interprète) Racoute-Zane. En outre, dès son avertissement elle fait allégeance à l'Empire colonial et poursuit le but de Gallieni de « franciser » Madagascar en faisant primer l'orthographe française (transcription phonétique du malgache) sur l'orthographe malgache. En effet, observons que dès sa dédicace, Myriam Harry se démarque de son prédécesseur voyageur masculin Maurice Martin du Gard qui, lui, dédie son récit de voyage à la mémoire de Jules Ferry et de Léon Cayla[33], tandis que Myriam assume non seulement un potentiel lectorat féminin, mais aussi une ambition de postérité par la transmission de ce livre aux nouvelles générations :
« Pour mes chères petites "doucelines" de Tananarive, Mesdemoiselles Francine et Huguette Cayla quand elles auront vingt ans. »
Nous ne connaissons pas l'âge exact des filles du gouverneur, mais – ironie historique - on peut imaginer une date approximative de leur future lecture du récit, soit peu ou prou vers 1960, année qui correspond à la fin de la décolonisation, la proclamation de l'Indépendance de Madagascar ayant lieu le 26 juin 1960. La voyageuse imagine-t-elle une éternité de l'Empire colonial ? Rappelons que quatre ans après la publication de Routes malgaches, la fameuse insurrection malgache éclatera en 1947, laquelle sera sévèrement réprimée par l'armée française : dans un bain de sang, des dizaines de milliers de Malgaches périront.
3. Glissement du reportage au romanesque
Dès le premier chapitre, l'auteure place son récit de voyage sous le signe d'une concurrence ou d'une valse entre les croyances : du côté malgache le paganisme et l'animisme, du côté français ou européen le christianisme et le rationalisme. La spiritualité malgache est une thématique qui irradie tout le texte et vient satisfaire le goût de l'exotisme si cher au lecteur français de la première moitié du XXe siècle. Parlerait-on d'une touche « indocéaniste » (plutôt qu'« africaniste »), inspirée par la touche orientaliste qui est propre au style de l'auteur ayant déjà tant écrit sur la spiritualité des pays d'Asie et d'Arabie ? Peut-être est-il plus opportun de noter le syncrétisme du regard féminin, apparaissant dès la métonymie du « kimono rouge » d'une des fillettes du Léon Cayla et désignée par la périphrase royale de « petite Dauphine » (pour symboliser le rôle politique crucial du gouverneur). Ainsi, après l'évocation en dédicace, au début du voyage Myriam Harry joue pour ainsi dire le jeu de la magie et de la sorcellerie malgaches, mais à sa manière, en préférant le porte-bonheur français que lui procure le baiser de bénédiction de la petite fille du gouverneur :
« Il sera mon talisman, mon porte-bonheur. Il me préservera plus efficacement que toutes les amulettes – cousues par sa femme dans la livrée de Racoute[34] -, que les oracles des sorciers et les sikides[35] consultés sur l'orientation faste de ce voyage aux régions des tribus barbares[36] ».
Si Routes malgaches, le Sud de Madagascar permet une stratégie de promotion diplomatique du point de vue éditorial du reportage, du point de vue littéraire le récit viatique dévoile surtout une esthétique haute en couleurs de la part d'une écrivaine nomade qui a l'art de voir et de saisir le réel des lointains pour en rapporter la sève à son sédentaire lectorat. Ainsi de péripétie en péripétie, on reconnaît clairement chez Myriam Harry ce que, dans L'écrivain-reporter au cœur des années trente, Myriam Boucharenc appelle la « poétique du franchissement[37] » : « Le reporter rend compte, en effet, de son aventure au-delà des apparences à travers un texte qui lui-même ne cesse de franchir la frontière qu'il s'était fixé de l'objectivité pour s'aventurer dans les parages du romanesque. » En effet, tout en conservant une posture informative et un pacte de sincérité comme gage d'authenticité de son témoignage, par une « scénographie de l'enquête » la voyageuse littéraire nous donne accès à la culture malgache, laquelle échappe totalement à la pensée rationnelle occidentale. Comme indices du décalage culturel, on trouve le motif de l'énigme, les thèmes du mystère et de la magie, en somme tout un champ lexical lié aux croyances locales qui fait émerger une mystique malgache très éloignée des religions catholiques et protestantes diffusées par les missionnaires. Par exemple, dans le chapitre consacré aux tombeaux sakalaves[38], cette poétique du franchissement est présente lorsque l'auteur nous emmène non pas en tant que touristes d'une visite guidée des lieux funéraires, mais en tant que « clandestins » d'une « expédition mystérieuse […] à de vénérés tombeaux[39] ».
Dans ce reportage aux accents poétisés, on retrouve donc les « talents de conteuse » que vante Cécile Chombard Gaudin, lorsqu'elle analyse que Myriam Harry à bord du navire Maréchal Joffre partagera pendant les mois de traversée maritime les « récits exotiques dont elle a le secret[40]. »
La dimension du conte avec sa dose de merveilleux, de sensualisme et de bucolisme indocéanique prend une place prépondérante dans le fil de la narration viatique, autant dans les descriptions de la nature luxuriante et exotique (baobabs, tamarinier, arbre sakou), du royaume des ancêtres (figures de bois sculptées) que dans les scènes théâtralisées et sexualisées de danse sauvage (chorégraphie, maquillage, costume et bêlement de femmes sorcières) ou encore dans les récits de légendes malgaches (sur les caïmans ou les lémuriens). Même si Myriam Harry fait le choix du discours direct pour rapporter dans la bouche du malgache Racoute ces contes traditionnels, elle a sans doute lu le large corpus de Contes de Madagascar[41] collectés depuis 1910 par Charles Renel qui fut Directeur de l'Enseignement à Madagascar pendant vingt ans. La conteuse contribue à diffuser la mythologie malgache, tout en s'appropriant son mysticisme, son sensualisme, ses protagonistes royaux (Ranavalo, Radame, Princesse Salima [sic]) et même son bestiaire (avec une préférence pour le symbolisme des caïmans) : là réside le dépassement du documentaire par le littéraire. En outre, cette esthétique du dépassement a son écho dans le contenu thématique de la transgression des tabous et dans la réécriture de la moralité par les peuples colonisés. Myriam Harry suit la tradition viatique des Marco Polo, Bougainville, Diderot et Regnard concernant la conception de la sexualité naturelle, lorsqu’elle évoque de manière récurrente la surprenante liberté sexuelle des Malgaches, pour qui notamment le concept de fidélité est absurde.
Est-ce à dire que Routes Malgaches est à la croisée entre la trace de la reporter et l'esquisse du travail de romancière qui s'ensuivra ? Les frontières sont fines en effet dans l'hybridité de ce récit de voyage malgache. Cette bigarrure évidente de Routes Malgaches fait de Myriam Harry une écrivaine passionnée et chatoyante, confirmant en 1943 la description qu'en faisait quarante ans plus tôt Jean Ernest-Charles, le critique de la Revue Bleue[42] : une Myriam Harry « vibrante, variée, réaliste et poétique, colorée, presque neuve. »
Il convient de reconnaître le contexte historique, comme l'a indiqué Cécile Chombard Gaudin dans Une orientale à Paris, pour comprendre pourquoi Myriam Harry est conquise à l'idée impériale et même contributrice du roman colonial : « une partie du récit de ce grand périple est parue en août 1936 dans un numéro spécial de La Gazette coloniale et l'Empire français et, un an plus tard, dans une livraison des Œuvres libres. Le récit complet ne sera publié que bien plus tard, en 1943 et à nouveau en 1947[43]. »
Cependant, au-delà de la promotion du colonialisme, nous rejoignons l'analyse de Myriam Boucharenc qui présente Myriam Harry comme une écrivaine-voyageuse ayant relevé le défi d'« élever le reportage à la hauteur de la littérature[44] ». En effet, l'auteur se démarque subtilement d'une idéologie colonialiste traditionnelle d'un début de XXe siècle très attachée à la pensée rationnelle, pour activer une poétique du franchissement et s'imprégner d'une nouvelle mystique, à savoir la mystique malgache. Ainsi, du reportage au mythe insulaire, par l’effleurement d’une ambivalence du regard, Routes malgaches, le Sud de Madagascar fait émerger une écriture et un regard féminins qui font voyager le lecteur du XXIe siècle, encore plus peut-être que celui de 1943.
En dernière instance, on pourrait dire que Routes malgaches, le Sud de Madagascar est une variation sur l'île imaginaire de Mlle de Montpensier au XVIIe siècle, sauf que Myriam Harry ne visite pas une île inhabitée... Certes, elle prend la suite des écrivains-voyageurs qui l’ont précédée en ne dérogeant pas à certaines convenances diplomatiques. Mais elle pose tout de même un regard féminin singulier, par son mélange de tons et de paroles rapportées d’aventuriers, du colon et du colonisé, toujours au service d’une certaine ethnologie du peuple malgache, de sa tradition orale et de ses rites ancestraux.
Dans ses écrits malgaches futurs, Myriam Harry quittera-t-elle totalement l’écriture du grand reportage et s’émancipera-t-elle d’une certaine lecture de l’histoire par l’écriture romanesque ? En tout cas, pour le lecteur actuel, la lecture de ses romans pourra prolonger le voyage poétique dans l'espace-temps commun entre la France et Madagascar.
Nirina Ralantoaritsimba
BIBLIOGRAPHIE
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OUVRAGES HISTORIQUES / CRITIQUES
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Edward SAID, L'Orientalisme. L'Orient créé par l'Occident, Paris, Seuil, 1978
Jean-Marie SEILLAN, Aux sources du roman colonial - L'Afrique à la fin du XIXe siècle, Karthala, coll. Lettres du Sud, 2006
Sylvain VENAYRE, Panorama du voyage 1780-1920, Paris, Les Belles Lettres, 2012
Louisa YOUSFI, Rester barbare, Paris, La Fabrique éditions, 2022
Collectif Pascal BLANCHARD, Nicolas BANCEL, Gilles BOËTSCH, Dominic THOMAS, Christelle TARAUD, Sexe, race & colonies, La domination des corps du XVe siècle à nos jours, Paris, éditions de la Découverte, 2018
ARTICLES
Maéva BOVIO, « Un orientalisme réinventé, Postures de Myriam Harry entre Europe, Afrique et Orient » in Viatica, HS 2, 2018, D'Afrique et d'Orient, Regards littéraires de voyageuses européennes (XIXe-XXIe siècle), sous la direction de Élodie Gaden
Évelyne COMBEAU-MARI, « Myriam Harry à Madagascar. Entre reportage et roman », in
Myriam BOUCHARENC (dir.), Roman et reportage, Rencontres croisées, Limoges, Médiatextes, Presses universitaires de Limoges, 2015, p.97-112
Clélia GUILLEMOT, « Myriam Harry, femme de lettres et reporter » in Les écrivains et la presse, Blog Gallica, 19 mai 2021
Nirina RALANTOARITSIMBA, « Henri Douliot, un explorateur à Madagascar » in Astrolabe, Septembre-Octobre 2016
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Notes de pied de page
Évelyne Combeau-Mari (dir.), Les voyageuses dans l'océan Indien, XIXe – première moitié du XXe siècle. Identités et altérités, Presses Universitaires de Rennes, 2019, p. 238.
Jean d’Esme, Empereur de Madagascar, La Revue française, Alexis Redier, coll. «La Route », 1929, 367 p.
Myriam Boucharenc, L'écrivain-reporter au coeur des années trente, Presses Universitaires de Septentrion, 2004, p. 55 (chapitre intitulé « La cartographie d'un genre improbable »).
Marie-Françoise Bosquet, « Un projet utopique féminin de peuplement : La Relation de l’île imaginaire de Mlle de Montpensier (1659) ».
Mlle de Montpensier, La Relation de l'Isle imaginaire, éd. de1659, réédité in Les Voyages imaginaires, édition Garnier, 1787-1798
Étienne de Flacourt, 1661, Histoire de la Grande Isle Madagascar, Nouvelle édition annotée, augmentée et présentée par Claude Allibert, Paris, Karthala, 2007.
« Un orientalisme réinventé, Postures de Myriam Harry entre Europe, Afrique et Orient » in Viatica, HS 2, 2018, D'Afrique et d'Orient, Regards littéraires de voyageuses européennes (XIXe-XXIe siècle), sous la direction de Élodie Gaden.
Sylvain Venayre, Panorama du voyage 1780-1920, Paris, Les Belles Lettres, 2012, p. 95 (chapitre : Les trois temps des colonies).
« À la mémoire de Jules Ferry qui, sous la troisième République, fonda l'Empire. A Léon Cayla, Gouverneur Général de Madagascar qui, à l'exemple des plus grands, met de l'ordre et de l'humanité dans l'action coloniale de la France. »
Myriam Boucharenc, L'écrivain-reporter au coeur des années trente, Villeneuve d'Asq, Presses universitaires du Septentrion, 2004, p. 127.
Charles Renel, Contes de Madagascar, collection de contes et chansons populaires, vol. 47, 48, 49, Paris, Ernest Leroux, 1910 et 1930.
Référence électronique
Nirina RALANTOARITSIMBA, « Le voyage à Madagascar de Myriam Harry (1869-1958) : une femme grand reporter sur l’Île Rouge », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Quand les femmes arpentent les colonies, mis en ligne le 03/02/2023, URL : https://www.crlv.org/articles/voyage-a-madagascar-myriam-harry-1869-1958-femme-grand-reporter-lile-rouge-1