UN VOYAGE EXTRAORDINAIRE

UN VOYAGE EXTRAORDINAIRE
Le Rhône en hydroglisseur ou un Mississippi sans crocodiles, récit d’une équipée sauvage

« Pourquoi les guerriers blancs remontent-ils la rivière des eaux troubles ? »
F. Cooper, La Prairie

Juillet 1928. Au terme de deux années qui lui ont fait traverser l’Amérique, écumer les Antilles et explorer l’Afrique afin de composer Magie noire, qui vient tout juste de paraître, Paul Morand repart, à l’invite de son ami le constructeur automobile Gabriel Voisin, pour le plus improbable des voyages, l’exploration du Rhône, à bord du prototype d’un tout nouveau moyen de locomotion : l’hydroglisseur. Pour celui qui a sillonné le globe en tous sens et s’est rendu dans des contrées parfois encore inconnues du grand public, et qui s’est imposé comme l’un des grands écrivains voyageurs de son temps, en renouvelant l’écriture du récit de voyage par une alliance habile d’observations et d’impressions, dans un style vif et alerte faisant la part belle aux images inédites, ce voyage est des plus inattendus. Aussi le lecteur s’imagine-t-il mal, lorsque Morand publie Le Rhône en hydroglisseur, le récit de son voyage, où va résider l’intérêt, après les tribulations de l’auteur dans les Amériques, en Asie et en Afrique[1]. Paradoxalement, nul ennui. Le Rhône en hydroglisseur se révèle être un étonnant récit de voyage : le lecteur s’y instruit, s’y amuse, et l’"effet Morand" y joue à plein. Comment l'auteur a-t-il réussi à faire, de ce qui n’aurait pu être que le compte rendu d’une virée sur l’eau, le récit d’une véritable équipée sauvage ? C’est ce que l’on va ici s’appliquer à mettre en évidence.

Le Rhône

“Les livres qui parlent du Rhône réservent leurs plus belles pages, soit à la partie provençale soit à la partie helvétique” (300). Ainsi toute une partie est-elle ignorée, passée sous silence, éclipsée. Comparé aux immenses cités, lieux interlopes, pays étranges que Morand a parcourus et décrits depuis Rien que la terre[2], le Rhône n’a pas vocation à faire forte impression, à déclencher l’enthousiasme du lecteur, à le transporter. Rien de commun avec le Nil ou le Saint-Laurent, réputés pour la violence de leurs tourbillons et dont le récit de la remontée eût eu davantage tendance à séduire un lectorat toujours curieux de suivre Morand dans ses pérégrinations, ses treks, ses raids. Certes, le fleuve est capricieux, agité, tumultueux par endroits, mais, élément rédhibitoire : s’il prend sa source en Allemagne, il déroule principalement ses flots en France. Rien donc, au départ, de moins grisant, de moins excitant, de plus gaulois, de plus français, de si peu « exotique », que ce fleuve : “Barbu, ruisselant, couronné d’herbes aquatiques, il n’a entre les mains ni gouvernail, ni aviron, ni corne d’abondance, aucun de ces attributs utiles qu’on est accoutumé de voir aux fleuves, dans les ballets mythologiques” (301). Bref, il ne présente nul intérêt au demeurant, si ce ne sont sa violence épisodique, ses torrents et ses bouillonnements. Au point, insiste Morand, qu’une de ses portions, de Lyon à Aix-les-Bains, n’a jamais été remontée et est tenue pour “non navigable”. Si ce n’était sous sa plume, on sourirait presque…

La prouesse technique : “une grosse libellule” qu’on ne met pas “dans l’eau” mais “sur l’eau”

Et Morand de présenter avec fierté le défi qu’il a accepté de relever à l’invite de Gabriel Voisin, le constructeur automobile : remonter précisément cette portion, grâce au prototype d’un tout nouveau moyen de locomotion, un immense coussin d’air propulsé par un puissant huit cylindres produisant cent quatre-vingts chevaux : l’hydroglisseur.

La course, la vitesse, l’exploit séduisent Morand de longue date. À Munich déjà, il affrontait Giraudoux à la course, qui le devançait toujours d’une courte tête[3].

Depuis l’enfance et les premières courses automobiles, Morand est un amoureux des belles mécaniques : les carrosseries rutilantes, les odeurs d’huile, les vrombissements de moteur, le vent dans les cheveux, le soleil dans les yeux, Morand ne peut être qu’acquis à cette nouvelle cause. Lui, que ravissent les pétarades, les crépitements, les explosions dans les tuyaux d’échappement, ne peut qu’être admiratif de la prouesse technique. Lui, qui a avalé à grands coups d’accélérateur la piste apache et qui se repère dans les années grâce aux modèles de voitures, apprécie, l’œil expert : “Hispano-Suiza”, “800 tours”… Soit “une grosse libellule” qu’on ne met pas “dans l’eau”, mais “sur l’eau” (299).

“Heureux qui comme Ulysse…” chante le poète. À un Paul Morand interdit, Gabriel Voisin promet un beau voyage : “À une heure de Lyon, lui promet-il, tu découvriras la forêt vierge ; l’Amazone, l’Orénoque, tu les décriras désormais sans y avoir été, comme fit, dit-on, Chateaubriand, lorsqu’il laissa tomber ses immortelles pages sur le Mississippi” (299). Chose promise, chose due. Morand n’oubliera jamais ce voyage.

De la virée à l’épopée ou “pourquoi les guerriers blancs remontent-ils la rivière des eaux troubles ?”

Des flots impétueux, une prouesse technique, un défi qui n’a rien d’insurmontable dans l’absolu… Il n’y a assurément pas là de quoi s’enivrer. Pourtant, Morand va signer là l’un de ses plus beaux voyages. Dès les premières lignes, le ton est donné ; Morand est dans les starting-blocks et le lecteur avec lui : “__ Paré ? __ Paré. __ Contact ? __ Contact” (297).

À peine le voyage est-il entamé que le Rhône apparaît dans toute sa puissance, “émeraude trouble d’un vert acide, de neige fondue”, “masse fluide” mais “à la surface dure”, qui se métamorphose en “inondation”, en “torrent”, prêt à prendre “un élan unique vers la mer” (302), vers l’inconnu : rivages que ne mentionnent pas les ouvrages consacrés au Rhône.

Ce Rhône, “son” Rhône, apparaît très tôt comme le théâtre d’une lutte inattendue entre les hommes et les éléments : “À peine avions-nous viré, nous présentant de flanc, que déjà nous nous voyions entraînés” (302).

Sous la puissance des cent quatre-vingts chevaux du huit cylindres, la libellule se dresse, se cabre, retombe, se soulève de nouveau : “L’eau jaillit, se soulève le long des flancs, arrive à la hauteur des pales qui l’abattent, la pulvérisent, la renvoient se dissoudre en un arc-en-ciel irisé” (302). À l’affût du moindre "bafouillage" du moteur, l’écrivain- voyageur, le constructeur et le mécano veillent.

C’est qu’il faut zigzaguer entre les ponts, se garder de percuter les piles et d’aller se fracasser contre les pierres de contregarde ; on se réjouit de l’obstacle franchi : “Nous avons passé” (303). Il faut encore éviter les remous, déjouer les pièges du fleuve, redresser l’insecte avant qu’il ne verse irrémédiablement. À peine un premier tourbillon a-t-il été évité que déjà un autre se présente, mû par une force contraire, qui rejette bateau et hommes “vers l’extérieur”. Mais le pilote ne se laisse pas surprendre ; les mains collées au volant, il maîtrise parfaitement sa machine. Après la tempête, le calme. Passé Lyon-Saint Clair, les eaux seront paisibles jusqu’au Sault-Brenaz. Lyon s’évanouit. Le paysage se transforme. À flanc de coteaux, de petites villas et des guinguettes.

Tels Tom Sawyer, Huckleberry Finn et Joe Harper, facétieux pirates des temps modernes, les trois hommes font halte dans une île, jettent au sol une nappe, déjeunent. Puis, après la sieste, reprennent la remontée du fleuve. “Notre hydroglisseur donne trente à l’heure sans pousser, déduction faite de la vitesse du courant, qui est de quinze kilomètres en moyenne” (306). Halte dans l’Ain.

Tout en décrivant le Rhône, ses rives et sa faune, Morand n’a de cesse d’entraîner en d’autres lieux beaucoup plus exotiques ou pittoresques, susceptibles de convoquer l’aventure dans l’esprit du lecteur. En Amérique, dans la Prairie, sur les traces du dernier des Mohicans. En Afrique, lorsqu’il évoque un “soleil congolais”, ou le Niger, “nappe mi-fluviale, mi-lacustre” (305), ou “ces chantiers fluviaux abandonnés, au bord du Congo, qu’a décrits Conrad, dans Heart of darkness” (313). Comme à son habitude, face à un paysage, Morand transporte son lecteur dans la toile qu’il lui rappelle : “cet absurde tableau de Pujol, ornement de la Bourse : Paris applaudissant à la réunion de la Seine et de l’Ourcq” (307).

Nouvelle île. Nouvelle halte. Montage des tentes. Recherche de bois pour le feu et merveilleux souvenirs d’enfance : “Où est le gazon sec de la Prairie, dont s’enchantait mon enfance, enflammé sur le bassinet de la carabine ?” (309). Retour aux émotions de la journée : “On ne m’avait pas trompé. C’est bien le Parana, l’Orénoque, le Ménam ! […] Les épopées de Fenimore Cooper me reviennent en mémoire, les Indiens peints en guerre, les chasseurs d’abeilles qui découpent à coups de tomahawks des tranches de bison froid, le cri de guerre des nations…” (310). Pour un peu, le voyageur exécuterait la danse du scalp, et le lecteur avec lui. Entre ces aventuriers de naguère et les aventuriers modernes que sont ses amis et lui, il n’y a qu’un pas… Puis les trappeurs bivouaquent au bord du fleuve et s’endorment à la belle étoile, dans une nuit entrecoupée de cris rauques.

Réveil et retour à l’aventure. Mais nulle précipitation, pour jouir pleinement de l’osmose avec la nature. Bain, séchage et barbeaux frits au petit déjeuner : le bonheur à l’état pur. Et retour à la navigation : “La route est tortueuse, dirait Cooper, mais elle n’a pas tant de détours que l’esprit d’un Indien” (312). À droite, une série de châteaux. Puis Sault-Brénaz, “le rapide le plus périlleux de tout le parcours”. Halte. Estimation des risques. Échanges. Plan d’attaque. Action. Le moteur vrombit. Sous les regards étonnés des badauds, l’obstacle est enlevé. Après l’effort, le réconfort. Retour à la civilisation et souper dans une vieille auberge.

Les ruines s’égrainent le long des coudes : Greslée, Château de Mérieu, Château de Saint-Alban… Le terme du voyage est proche. La vigilance reste de mise. Car le fleuve redevient nerveux. Sa vitesse “augmente”. C’est la plus belle partie du voyage : château de grès, canyon rouge, château rose et blanc… festival de couleurs. Dans cette portion, une présence humaine inattendue : “on est si loin de s’y attendre, on est si dépaysé par la nature exotique, qu’on est tout étonné d’avoir affaire à un Blanc” (319).

À hauteur du château de Boigne, une image, qui n’est pas sans renvoyer aux interrogations des Indiens sur lesquelles s’ouvre le récit : “De vieilles femmes s’interrompent de fouetter et de tordre le linge ; elles ont, de toute éternité, entendu dire que le Rhône était un fleuve terrible et, stupéfaites, regardent passer ces étrangers qui l’ont vaincu” (321). Lac du Bourget. Aix-les-Bains. Fin du voyage. Fin de l’escapade.

***

“Pourquoi les guerriers blancs remontent-ils la rivière des eaux troubles ?” Là est la question. Bilan de cette épopée : le défi a été relevé. Cependant, hormis ce témoignage, nulle trace de cet exploit dans les comptes rendus sportifs de l’époque. Avec ce récit, Morand touche aux paradoxes d’un genre aux contours flous. Par-delà la prouesse technique, Morand a réussi le tour de force d’entraîner son lecteur avec lui, de lui faire oublier qu’ils remontaient le Rhône pour le faire pénétrer dans un monde vierge.

Revigorant retour à la nature sauvage, à l’enfance du monde, ce récit est également un retour à l’enfance tout court, aux lectures d’antan, quand après avoir lu La Prairie ou Le Dernier des Mohicans, on se prenait pour Bas-de-Cuir et on partait battre la campagne. C’est enfin un formidable plaidoyer pour l’aventure à portée de main. Les sensations, les émotions, les plaisirs de la découverte… nul besoin de partir à l’extrémité de la planète pour les trouver. Ils sont là, à la portée de celui qui est prêt à relever le défi, aussi peu exotique que celui-ci puisse paraître de prime abord.

Dominique Lanni

Notes de pied de page

  1. ^ Paul Morand, « Le Rhône en hydroglisseur », dans Papiers d’identité, Paris, Bernard Grasset éditeur, 1931, p. 297-324. Rééd. dans Voyages, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2001,  p.  191-207.
  2. ^ Paul Morand, Rien que la terre, Paris, Bernard Grasset éditeur, 1926. Rééd. Paris, Grasset, « Les Cahiers rouges », 2000.
  3. ^ Pascal Louvrier, Éric Canal Forgues, Paul Morand. Le sourire du hara-kiri, Paris, Librairie Académique Perrin, 1994, p. 52-53.

Référence électronique

Dominique LANNI, « UN VOYAGE EXTRAORDINAIRE », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Mai / Juin 2011, mis en ligne le 10/08/2018, URL : https://www.crlv.org/articles/voyage-extraordinaire